#vasesco | Gwen Denieul, Le lieu qui m’a vu naître

vases communicants de novembre : échange avec Gwen Denieul (Embrasure)


Je n’ai découvert que récemment l’écriture de Gwen Denieul mais depuis c’est un échange régulier, blog et travail à suivre. Heureux d’accueillir ici ce texte sur l’enfance, et je réponds chez lui sur le même thème (depuis Chicago, avec la lettre dans la ville)...

 son blog : Embrasure.
 sur nerval.fr : Comment les hommes rampent.
 © photo : Girfs
 et bien sûr au rendez-vous des vases pour les visiter tous.

 

Gwen denieul | Enfance


Les élus locaux avaient repoussé la mer d’un kilomètre pour installer un majestueux dépôt d’ordures. La grève mutilée dégageait des odeurs de femmes. Au loin l’armée des bouchots se dressait telle une légion romaine. Léo fermait les yeux et écoutait durant de longues minutes la rumeur continue du monstre aveugle. Chaque jour il vivait avec la mer. Il lui semblait qu’elle lui avait tout appris et qu’elle le préservait de la médiocrité du réel. Pour le gamin qu’il était, ce fond de baie était aussi vaste que le monde. Maintenant encore, il aime se rappeler qu’il a grandi là, tout près des falaises sauvages de granit, chez les cannibales. Mon caractère rugueux vient du lieu qui m’a vu naître, se répète-t-il, mon goût de l’infini aussi. Il connaît la rudesse du vent qui se charge de pluie, les éclaircies soudaines et la lumière bleue qui glisse sur les rochers. De la fenêtre de sa chambre, l’enfant peut embrasser des centaines d’hectares de landes hagardes. Comme tout petit provincial, il rêve d’évasion. Léo n’aime pas être dérangé. Il n’aime pas qu’on pénètre dans sa chambre alors qu’il laisse ses pensées vagabonder sur la lande. Ça peut durer des heures. Faudrait qu’il sorte, qu’il prenne un peu l’air. Il les entend parler à travers la porte et il se tait. Léo est un enfant ombrageux qui sort peu, et lorsqu’il sort, il reste jouer la plupart du temps dans les strictes limites du jardin familial. Dans sa chambre d’enfant lambrissée, il passe les plus riches heures de son enfance et de son adolescence. Maintenant il s’en rend compte, les angles vivants de cette chambre l’ont tenu à l’écart du monde, comme s’ils lui dictaient comment il fallait vivre. Pendant de longues années, il s’est complu dans cet univers chtonien qui le fascinait et imprégnait puissamment ses rêves. Ce monde fantastique de citées englouties et de contrées hostiles, où l’être humain est ramené à sa nature accessoire et éphémère, lui évitait de se confronter au quotidien et éteignait pour un temps l’angoisse permanente qui cache le vrai visage du monstre.

Léo – À la pointe extrême de mon adolescence, je prise les visions abandonnées sur la grève. Paysage de toute éternité. Ce que voyaient les premiers hommes, je le vois à mon tour. Je voudrais me replacer devant la Bête, celle qui, je crois, se trouve aux origines de ma vie. Je dois parcourir le territoire de l’enfance pour la retrouver. Je cherche le long de la grève les pièces perdues du puzzle primitif. Maintenant je m’en rends compte : j’ai eu beaucoup de chance de grandir en Bretagne. Cette région est l’arrière-pays tenace de mon existence. Un goéland argenté plane au dessus de moi. L’oiseau devait être un habitué de la décharge municipale. Elle a depuis peu été enfouie sous des tonnes de gravier. C’est drôle ce désir fou de s’envoler qui s’estompe inéluctablement avec l’âge. Très difficile ensuite de réactiver les anciennes connexions neuronales. Je m’éloigne des algues toxiques et m’accroupis sur le sable, rien que pour le plaisir de le toucher. Le petit Léo est de retour au nid maritime. Insoupçonnable en ce lieu où ciel, terre et mer s’interpénètrent. Le goéland crie au loin. Une partie de mon enfance est dans le cri de ce goéland, me dis-je, et aussi dans l’odeur et la consistance de ces algues gluantes. L’enfant que j’étais adorait dessiner. Sur la plage il passait son temps à gratter le sable. En touchant du doigt la plage armoricaine, je reprends contact avec le monde féérique des premières années. Je mets ma raison en sommeil et la fantasy enfantine réapparaît. Je dessine tant bien que mal sur le sable humide les traits du monstre de mon enfance. Je tente de faire réapparaître celui qui m’avertissait du danger. Mes yeux se plissent. Je réduis les grains en trop de la gueule, j’augmente la largeur des épaules. Finalement je trouve le résultat assez satisfaisant : la chose a un corps de lion couvert d’algues japonaises et une énorme tête de crapaud, une tête molle bien-sûr, et pleine de poussière. Pas de souffle, et des yeux gigantesques. Sa tête et son sexe sont démesurés comme ceux d’un nourrisson. Je peux l’observer à loisir. Quand j’étais gosse je n’en menais pas large face à lui. Pourtant je savais qu’il était là pour me protéger. Maintenant je regarde le visage du monstre aplati sous le soleil ; il paraît presque inoffensif. Presque parce que quelque chose en lui reste indétectable. Il a gardé la face étrange de mon enfance. Cette chose que je vois et qui me regarde porte la marque de sa différence sur le front. Sa gueule est ouverte mais on n’entend pas son cri. Je voudrais serrer sa longue patte jaune mais je m’en sens incapable. On ne se défait pas de ses traumatismes si facilement.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 31 octobre 2013
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