écrire avec... Koltès | dans la fabrique du personnage

Bernard-Marie Koltès nous lègue deux pistes d’écriture audacieuses et importantes


Tous les mots sont adultes, sommaire complet.

 

Deux exercices totalement indépendants, mais décisifs – quasi obligatoires si on travaile l’écriture scénique ou cinématographique, mais en appelant à des processus essentiels pour les enjeux littéraires. L’un concerne la construction de personnages, en contraignant le participant à une suite d’écritures brèves en amont ou autour du personnage, créant son empreinte en creux toute prête pour la fiction. L’autre, travail sur le temps référentiel nul (le temps évoqué par le récit n’a pas de durée), pour se laisser basculer dans une phrase continue et fluide, charriant des éléments de monde.

Si je tiens à réserver une place à part à Bernard-Marie Koltès, c’est que la clôture prématurée de son œuvre nous la livre comme une énigme, un cheminement qui s’est trop tôt figé. Là encore, que Koltès n’ait pas eu la possibilité de nous léguer une vision rassemblée de son œuvre laisse un espace vide où prolonger la lecture c’est se saisir soi-même de l’écriture. 

Parcours évidemment atypique, fait de voyages, d’une implication dans le théâtre dès sa période étudiante à Strasbourg, mais complexe puisque le temps de gestation d’une pièce à l’autre est souvent de quatre ans, et qu’une pièce est en train de se terminer quand la précédente accède juste à la scène. Le croisement déterminant d’un grand metteur en scène, qui offre à ses pièces, dès la phase d’écriture, une garantie de visibilité, de surgissement au réel via les meilleurs acteurs. 

Nous avons la chance aussi que ses entretiens sur son travail aient été rassemblés : des aperçus, sur Shakespeare, Faulkner, Tchékhov, qui laissent mesurer l’implication et la conscience esthétique. Toute une réflexion aussi sur les pratiques d’écriture, enquête et rapport au réel, vitesse et interruptions de l’écriture, rapport à la fiction, au cinéma, au voyage. 

Et une inscription qui, si elle laisse Koltès comme auteur éminent de théâtre, impose à son œuvre ce côté inclassable des grandes œuvres : poétique de La Nuit juste avant les forêts, déplacement des concepts de temps et d’espace dans les récurrences et le dialogue de Solitude dans les champs de coton. C’est parce qu’il nous emmène dans des zones inconnues que Koltès prend place dans cette bibliothèque restreinte des ateliers d’écriture, et y est incontournable. 

Je considère que ces deux exercices sont un point de passage obligé dans les cycles que je mène, le premier parce qu’il propose une piste formelle d’une incroyable efficacité pour aborder le monologue (une seule phrase qui ne finit pas, et temps référentiel nul dont on retraverse le temps origine à chaque stabilisation d’une figure narrative), le second parce qu’il permet une approche à la fois abstraite et distanciée du personnage, en trois marches d’écriture, qui permet de s’ancrer sur une sensation ou une relation réelle mais la produire d’emblée comme fiction susceptible de porter bien plus que l’exercice.

Sur le monologue, voir autre présentation ici : leur faire siffler le monologue et une séance exemple (BU Angers, 2010) : nuit, temps zéro.

 

 

 

1 _ La Nuit juste avant les forêts : temps référentiel nul et art du monologue


Enjeu : je parle à qui ne m’entend pas. Ma liberté vient de ce qu’il ne saisit pas ce que je dis. 

Méthode : un exercice unique, l’idée toute simple d’une phrase qui se prolonge sans le droit de l’interrompre, tout au long du temps décriture. Virgules, points de suspension, tirets, parenthèses ou doubles-points autorisés, mais jamais du point qui arrête. La phase unique de La nuit juste avant les forêts fait 60 pages (23 pages du dactylogramme orginal serré). Percevoir ce mouvement de tomber en avant, quand la phrase n’a plus sa possibilité de rambarde ou d’arrêt. Savoir que c’est cette chute en avant qui va générer l’appel des figures, la surprise de ce qui va nous venir sous les mains.

Se préparer soi au maximum : on a un texte de départ, à nous d’évoquer pour les participants – quel que soit le public concerné – divers exemples des scènes que Koltès fait se marteler et se suivre, la rencontre sur le pont, le portefeuille volé dans le métro, le soir dans la chambre d’hôtel inconnue... C’est pendant qu’on exposera oralement ces scènes exemple que le participant éveillera sa propre matière... 

Le monologue est intérieur parce qu’il ne se réfère pas à une durée extérieure, ce n’est pas un instant qu’on déplie, mais une tension mentale qu’on examine, dans ses superpositions, ses simultanéités. La situation du monde extérieur, en cet instant, ce temps suspendu où en moi cela parle, va basculer, ne pourra pas être exploitée : elle est le contexte d’un instant qu’on laisse se refermer sur lui-même, sans durée. C’est dans une urgence qu’on parle, et qui a fait du monologue intérieur (chez Virginia Woolf : Promenade au phare, ou William Faulkner : Tandis que j’agonise, ou James Joyce : monologue de Molly Bloom à la fin d’Ulysses, ou Thomas Bernhard : le fauteuil à oreilles dans Arbres à abattre) une forme majeure de notre littérature occidentale du vingtième siècle.

Et puis le temps référentiel nul, et qu’on ne peut pas en contourner la notion.

Un instant. Pur, isolé. On voudrait parler à celui qui s’éloigne. Ce qu’on dit n’est pas ce qu’il faut dire, alors on recommence, depuis le même point de fusion initial. Et chaque fois que l’écriture aura solidifié dans une nouvelle figure de récit, on la brisera pour repartir de cet instant initial. 

Dans le texte de Koltès, un homme en apostrophe un autre qui s’éloigne. Il voudrait lui parler de, mais on n’a pas le temps qu’il faut pour. Alors ça recommence, on l’aperçoit, il faudrait. La langue dérive. La chambre qu’on rêve. Le personnage de La nuit juste avant les forêts (Minuit, 1988) demande du feu, mais en fait il a déjà des cigarettes. Et retour à la case départ. On s’appuie sur l’instant, le monologue se développe, mais pour pouvoir s’entretenir comme tel, revient pour chaque nouvelle figure du discours à cet instant zéro. 

Pour s’adresser à qui, depuis quel instant magiquement isolé de toute continuité, toute dissolution dans la durée ? Le monologue s’interroge à chaque nouvelle figure sur lui-même, et trouve dans cette interrogation son propre aliment pour se renouveler.

Il faut donc, pour entrer dans le monologue intérieur, aider les participants à trouver cet instant qui va servir de plaque tournante sans durée, à partir de quoi vont dériver des phrases mais auquel on pourra toujours revenir, duquel on pourra à nouveau repartir pour une autre dérive, suffisamment brève pour qu’on puisse en accumuler trois ou cinq, le principe de retour en boucles étant une contrainte principale, plutôt que la seule capacité de dérive, qu’on peut susciter plus précisément en suggérant des champs, le lieu, le possible, les paroles, la perception intérieure.

On s’appliquera à suivre aussi le dispositif de ponctuation proposé : une seule phrase, creusée de l’intérieure, où la récurrence de ce point zéro du temps (tu tournais le coin de la rue) revient comme un leitmotiv.

Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu, il pleut, cela ne met pas à son avantage quand il pleut sur les cheveux et les fringues, mais quand même j’ai osé, et maintenant qu’on est là, que je ne veux pas me regarder, il faudrait que je me sèche, retourner là en bas pour me remettre en état — les cheveux tout au moins pour ne pas être malade, or je suis descendu tout à l’heure, voir s’il était possible de se remettre en état, mais en bas sont les cons, qui stationnent : tout le temps de se sécher les cheveux, ils ne bougent pas, ils restent en attroupement, ils guettent dans le dos, et je suis remonté — juste le temps de pisser — avec mes fringues mouillées, je resterai comme cela, jusqu’à être dans une chambre : dès qu’on sera installé quelque part, je m’enlèverai tout, c’est pour cela que je cherche une chambre, car chez moi impossible, je ne peux pas y rentrer — pas pour toute la nuit cependant —, c’est pour cela que toi, lorsque tournais, là-bas, le coin de la rue, que j’ai vu, j’ai couru, je pensais : rien de plus facile à trouver qu’une chambre pour une nuit, une partie de la nuit, si on le veut vraiment, si l’on ose demander, malgré les fringues et les cheveux mouillés, malgré la pluie qui ôte les moyens si je me regarde dans une glace…
Bernard-Marie Koltès, La nuit juste avant les forêts, Minuit, 1988.

Ceci étant posé pour la forme et la grammaire du texte, je propose pour thème du monologue intérieur de prendre le début du livre de Thomas Bernhard, La Cave (Gallimard, 1982). Construction d’un auteur : celui qui voulait devenir écrivain pratique le journalisme, la poésie, les scénarios, et écrit enfin des romans. Étrange, déjà marqué de ce que nous avons appris à reconnaître chez Thomas Bernhard, mais de facture classique : Gel. Et puis une rupture dans l’œuvre même, Perturbation, un roman qui dit je, presque initiatique, où on quitte la lumière du jour, pour finir par rencontrer ce personnage qui monologue infiniment. À partir de cette transition, les récits autobiographiques. Quatre blocs tranchés, plus Un enfant : une autobiographie discontinue, quatre moments séparés. Non pas écrire sa vie, mais porter le microscope sur les instants principaux de discontinuité ou de rupture. Ce dont on ne peut comprendre que longtemps plus tard pourquoi soi-même on a préféré faire cela, prendre cette décision-là. 

Dans La Cave, Thomas Bernhard saisit un moment clé de sa propre histoire : décider un jour de ne plus aller au lycée, pour s’embaucher chez l’épicier Podlaha, lequel va le laisser tout un hiver trier des pommes de terre dans une cave humide. Principe du livre : cent quarante pages d’un seul bloc, un paragraphe seul et unique, jamais de retour à la ligne. Et, pour décrypter toujours plus à fond, sur un territoire précis, un moment charnière de son propre destin, à mesure qu’apparaît dans le récit un mot-clé, celui-ci est mis en italiques, et sur les italiques on va rebondir, comme un principe de fugue à l’intérieur du texte. A mesure donc qu’on fixe une figure narrative, pour garder le mouvement global du livre, sans quoi il n’est pas de monologue, c’est sur cette possibilité de revenir instantanément aux mots en italiques qu’on va s’appuyer. La possibilité de reprendre la phrase en amont, au premier moment qu’était apparu l’italique. La première phrase du livre : Les autres êtres humains, je les rencontrai dans le sens opposé en cessant d’aller au lycée ouvre à un exercice formidable parce qu’elle oblige à se concentrer sur cette notion d’instant. La prise de décision, lors d’un choix contre toute apparence de raison, au rebours de toutes les pressions extérieures, n’a pas de durée possible, oblige à convoquer toutes les contingences liées à cet instant. C’est cette notion de se retourner, de s’opposer, qui est très belle dans cette phrase de Thomas Bernhard. Elle a l’avantage aussi de laisser à l’initiative de celui ou celle qui écrit le choix parfois très souterrain et secret de ces instants dont on ne peut que rétrospectivement mesure les implications. 

Par exemple, la démarche lucide et courageuse de ce jeune détenu, remontant à un souvenir qui date de ses quatorze ans, longtemps avant des brisures bien plus fortes. Ici, à partir d’une expérience commune à tous les garçons de son âge, mais dont le hasard fait qu’elle tourne mal, une utilisation quasi littérale de la proposition prise à Thomas Bernhard — chemin pris, sur une impulsion intérieure, en sens opposé — et l’appui sur la récurrence d’une expression idiomatique, vu que, pour maintenir la simultanéité dans la conscience de tout ce qu’on relie à cet instant décrypté à distance :

Vu que je mangeais sur place, il me laissait son camion pour manger dedans, au chaud. Il m’avait dit : — Tu prends le camion, tu manges dedans, et s’il fait trop froid dehors, tu mets le moteur, tu mets du chauffage.

Vu qu’il y avait les clés dessus, j’ai commencé à faire marche avant, marche arrière, pour m’amuser dans le parking de l’entrepôt. Il n’y avait personne, le patron était rentré chez lui, l’autre ouvrier aussi.

J’ai commencé à rouler, à partir un peu sur la route, pas trop loin, trois cents, quatre cents mètres parce que j’avais quand même assez peur qu’il arrive entre temps, et vu que je savais qu’il ne rentrait pas avant deux heures et demi, qu’il me restait une bonne heure devant moi, j’ai commencé à rouler un peu plus loin, j’ai commencé à aller un peu partout. 

Une voiture m’a croisé, et comme j’avais le camion assez large, j’ai pris le trottoir, et il y avait un poteau, je me suis complètement encastré dedans. 

Je suis parti à pied, je suis rentré chez moi, et vers le coup de deux heures et demi trois heures, il a passé un coup de fil chez moi, parce qu’il ne voyait pas son camion. 
Il m’a demandé si j’avais vu le camion, j’ai commencé à nier, mais vu que j’étais pas venu l’après-midi, il savait très bien que c’était forcément moi. 

J’ai expliqué à ma mère. Ma mère m’a dit : — Tu reconnais tes torts, et voyons comment cela se passera.

Il a été très compréhensif, il a dit : — Maintenant moi je connais le problème, c’est pas la première fois que ça m’arrive. Je ne veux pas te virer, mais pour les réparations, je souhaiterais te le retenir sur ton salaire, un petit peu, pas tout, pour rembourser les dégâts. 

Vu que j’étais encore très jeune dans ma tête, je lui avais dit oui parce qu’il était devant moi, pas de problème, mais je ne suis pas représenté, peut-être par honte de mon acte.
Pas de ne pas vouloir le rembourser, mais de me sentir mal à l’aise vis à vis de cet accident. J’avais peur de le revoir, je ne pouvais plus le regarder dans les yeux. Il m’avait fait confiance, je lui avais fait faux bond, vu que j’étais très jeune et pas très bien dans ma tête, je n’osais même plus le regarder dans les yeux. 

Gradignan, centre de jeunes détenus, 1996. 

Sur cette notion de destin, la littérature touche à son essence : une question sur l’homme en général, posée à partir du questionnement de soi. Interrogation sur le chemin, en nommant l’arbitraire qui nous fait. 

Selon l’âge de ceux à qui on s’adresse, on peut citer l’exemple de Baudelaire à dix-huit ans, quand, dans une lettre à sa mère, il dit vouloir trouver une place vide au milieu du monde, et qu’elle vous soit accessible. Ou bien parle de vocation à rien, et l’écart entre ce vers quoi on est poussé, et la liste des possibles où il nous faudrait vocation. 

Je sens venir la vie avec encore plus de peur. Toutes les connaissances qu’il faudra acquérir, tout le mouvement qu’il faudra se donner pour trouver une place vide au milieu du monde, tout cela m’effraie.

Voici donc la dernière année finie, et je vais commencer un autre genre de vie ; cela me paraît singulier, et parmi les inquiétudes qui me prennent, la plus forte est le choix d’une profession à venir. Cela me préoccupe déjà, me tourmente, d’autant que je ne me sens de vocation à rien, et que je me sens bien des goûts divers qui prennent alternativement le dessus.
Charles Baudelaire, Correspondance.

L’important, c’est d’obliger à ce principe d’une phrase continue, une phrase qui ne finit pas, oblige à sans cesse la nourrir, et se ressourcer à cet instant de temps zéro pour ce basculement vers l’avant, comme si on n’avait jamais assez de toutes ses forces pour tout analyser et décrypter, initiant ce mouvement de spirale ou d’effondrement qui signe La Nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie Koltès, par exemple sur cette scène de bagarre dans le métro, peut servir de base à un monologue explorant, sur ce même principe de retour incessant à un temps origine, une situation en impasse :

 
— mais en même temps que cela, je sens dans mon dos que l’un des deux met la main dans la poche de mon pantalon, qu’il tire mon portefeuille, moi je ne bouge pas tout de suite, je sens que je tiens la forme, alors je me dis : mec, pas de bagarre, je leur parle et il n’y a pas de raison que cela ne marche pas, je me retourne, et dis : — ok, fais pas le con, je vous invite et on se boit une bière, après, on verra bien ce que l’on fera, ensemble, on ne s’emmerdera pas...
Bernard-Marie Koltès, La Nuit juste avant les forêts, Minuit, 1988. 

Alors on entendra cette musique si particulière au monologue intérieur, et la façon dont il remplace le monde par la scène de théâtre.

 

2 _ Le masque, la scène vraie, le fragment de monologue : « en son for intérieur », ou la technique Koltès du personnage


Les carnets d’écrivains sont, pour qui veut écrire, une mine principale. Préparant l’écriture de sa pièce Combat de Nègre et de Chien (Minuit, 1989) , Bernard-Marie Koltès nous propose un matériau à ne pas manquer, parce que rien de ses carnets n’est repris dans la pièce. Il ne s’agit pas d’ébauches, ni de brouillons, mais d’une vraie écriture de fiction, tour à tour poétique ou discursive, qui représente une marche d’approche délibérée, construite, de l’instant où on sera prêt à écrire. Et, quand on sera prêt, tout partira de zéro : on n’ouvrira plus les Carnets, on ne recopiera rien de ce qui y est écrit. 

Ce qui est surprenant dans ces quelques pages imprimées (de façon posthume) à la suite de la pièce, c’est que Koltès utilise pour chacun des quatre personnages la même méthode, dans le même ordre, avec la même systématique. C’est cette systématique qui est surprenante, et qui se révèle un outil extrêmement surprenant et riche pour l’atelier. 

Point un, chaque personnage est préalablement défini par une marque physique rendue abstraite, un peu comme un masque, ou silhouette stylisée. À cette notation, Koltès en associe ensuite une autre, tout aussi brève, mais très plastique ou poétique, en tout cas onirique : « en son for intérieur », une image étonnante d’audace langagière. Opposition d’un caractère physique rendu abstrait, masque ou silhouette, et d’un for intérieur poétique ou métaphorique : 

CAL :
  Si légers qu’on dirait deux traces de doigt salis, deux plis partent de l’extrémité extérieure de chaque œil jusqu’au creux de la joue, ; puis, très profondément, presque une fossette, verticale, du côté droit, près des lèvres, une ride.
  En son for intérieur : un grand oiseau vert au-dessus de la prairie, avec, dans ses serres, un chiot aux yeux de femme, et son halètement près de l’oreille.
  Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens, Minuit, 1989.

Je ne donne ici qu’un exemple, mais si vous utilisez cet exercice – fabuleux exercice – lisez les quatre exemples pour les quatre personnages. Faire comprendre aux participants que Koltès s’impose ce travail avec systématique (et pas seulement dans ce livre).

Point deux, pour chaque personnage on construit un paysage réel, hors de la scène de la pièce. Une scène relevant de l’instantané, qui ne relève pas du théâtre, et rien de cela, paysage ou scène, ne sera repris dans la pièce. Et Koltès associe à chaque personnage au moins une de ces scènes prises à la réalité quotidienne supposée du personnage : Léone descendant d’avion, Horn traversant son chantier un soir d’orage, fantasmes de Horn sur l’ensevelissement d’un ouvrier noir écrasé par un camion. Images liées au personnage mais prises au monde réel, le personnage là comme spectateur, indépendamment de toute représentation scénique et sans dépendance temporelle à la scène : 

Léone. À son arrivée, en descendant de l’avion… apercevant le ciel sans soleil et sans nuages, un vol tournoyant d’aigles ; apercevant sur une rivière un groupe d’éperviers noirs penchés sur un corps gonflé, obèse, déjà blanc de décomposition, qui flotte doucement — étouffant un petit cri, une main sur la bouche : Quel petit grain de sable on est, ouh !
Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens, Minuit, 1989.

Point trois, maintenant qu’on a le visage, le for intérieur et la mise en situation réelle, il s’agit de savoir comment le personnage parle. Alors la troisième strate consiste à écrire pour chacun une bribe relevant du monologue, mais non pas du monologue de théâtre, qu’on étudiera ci-après, et seulement d’un soliloque, sur des idées convenues. Juste une captation de ce que pense le personnage de telle chose, qui va du rêve de la maison de campagne aux lieux communs sur l’Afrique. Là encore, rien de ces brefs soliloques attribués aux personnages (à l’exception des réflexions sur la nuit et l’insomnie de Horn) ne sera repris dans la pièce :

CAL, SONGERIES D’UN INGÉNIEUR INSOMNIAQUE :
Il y a trop de nuits, une par vingt-quatre heures, quoi qu’on fasse ; et trop longues, bien trop longues, avec tout ce qui y bouge et qui n’a pas de nom, qui y vit à l’aise comme nous le jour, dans notre élément naturel, eux c’est la nuit, cachés derrière les arbres, le long des murs, cachés couchés dans l’herbe, tout en haut des palmiers, et, les nuits sans lune, cachés derrière le long en haut de dedans rien du tout, la nuit suffit. Or qui sait le nombre et la taille, l’intention et le but de ce qui, dans la nuit, bouge ou est immobile, mais vit dans son élément naturel ?
Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens, Minuit, 1989.

Soyez exigeant avec les participants : la proposition d’écriture doit respecter strictement ces trois étapes de constitution du personnage, y compris de recopier sa formule magique, en son for intérieur, mais sans se soucier de l’utilisation fictionnelle ou théâtrale du personnage. L’enjeu de la proposition, c’est qu’à appliquer à un personnage réel, qu’on le connaisse peu ou beaucoup, la grille très précise de Koltès, le texte va créer un personnage qui n’aura pour lui que la langue qui l’a produit. 

D’où la force de cet exercice : on va se trouver brutalement jeté dans une fiction toute prête, potentielle, avec des personnages dotés de physique, de contexte et de parole, et dont pourtant nous ne savons rien, éloignés qu’ils sont de la source réelle par laquelle nous les avons rejoints. 

On demande de se concentrer sur deux, ou mieux : trois personnages, et de répéter pour chacun la grille de Koltès en n’écrivant pas les trois étapes pour un personnage avant de passer à un autre, mais bien d’écrire le point un pour trois personnages, puis le point deux, pour les trois mêmes personnages, enfin le point trois. Au moment de la lecture, on choisira de rassembler les trois points pour chaque personnage lu séparément, ou de laisser le texte dans son ordre de première écriture. 

Je demande de partir simplement de la simple motivation qu’on peut avoir à s’expliquer avec tel personnage source bien réel, même s’il n’appartient pas à notre cercle proche, et de respecter ces trois strates distinctes de notations. 

C’est un exercice qui permet d’approcher de très près les ambiances et les formes de Koltès. Pourtant, il ne s’agit pas de mimer le style. Ce qui me surprend encore, à le pratiquer, c’est son côté funambule : à respecter l’ordre et les étapes, l’effet fictionnel est tel qu’on serait prêt à s’y lancer. Qu’on veuille simplifier, par exemple ne pas reprendre la répétition de cette étrange formule : en son for intérieur, et la magie ne s’établit pas. Qu’on s’étende sur le visage ou la silhouette, au lieu de cette stylisation en une ligne, et la magie ne s’établit pas. 

On demande de travailler dans cet ordre, d’abord la stylisation corporelle, associée à cette phrase onirique qui surgira de la notation en son for intérieur, puis le personnage spectateur d’une scène ou situation réelle qu’on puisse lui associer, enfin cette captation de parole ou de pensée, qu’on ne cherchera pas à développer ni entretenir. C’est seulement lors de la phase de lecture qu’on s’interroge sur comment les trois strates séparées s’articulent, reconstituent pour qui ne sait pas le mécanisme originel un texte fictionnel d’un seul bloc. La recomposition induit un effet très fort de fiction potentielle, lié sans doute au vide laissé par la séparation des trois approches, lié aussi à cette manière de faire sortir le personnage du réel où on l’a été chercher, en particulier par la force onirique que peut prendre cette notation que Koltès dit, pour chaque personnage aussi, : en son for intérieur. 

LEONE :
Une autour de chaque œil, deux rides seulement, deux cercles égaux, parfaits.  En son for intérieur : de l’âge où il est difficile de dire si c’est un garçon ou une fille, un enfant, couché dans l’herbe, portant sur le visage et dans chaque recoin du corps une tristesse bien plus ancienne que lui. 

HORN :
Aux arbres on lit leur âge, au moment de la coupe ; à lui aussi, en comptant autour de ses yeux et de sa bouches ses rides lentement déposées, en alluvions.
En son for intérieur : une vieille femme inconnue, toute habillée de noir, le visage dans l’ombre, qui vient régulièrement, chaque soir, s’asseoir à côté de lui, jusqu’au matin, sans un mot, sans un bruit ; il ne la connaît pas, il pourrait le jurer.
Bernard-Marie Koltès, Combat de nègre et de chiens, Minuit, 1989.

C’est une approche très forte du concept de personnage, parce que, quel que soit le concret du « modèle », la division en trois fragments disjoints, et notamment ce terrible saut qu’est cette projection dans un for intérieur imaginaire, coupe radicalement le texte produit de tout effet simplement réaliste. C’est un exercice étrange, parce qu’il produit une suite de textes qui ne se rejoignent pas, et dont la coupe même induit mentalement la fiction possible qui s’en induirait. En nous faisant demeurer au seuil de la fiction, c’est son plein effet qu’on va mesurer : plus d’interrogation sur le biographique ou l’intime, mais ce seuil terrible de l’invention fictive, parce qu’on mesure l’effort dont il doit être le prix. 

Une boucle jaune lui tombe sur son grand front. Grandes lèvres, grand nez abîmé…Une tête qui dévore l’espace dans lequel elle se trouve. 

En son for intérieur : une boule jaune. Elle se nourrit du soleil, roule lentement, calme, diminue dans les coins d’ombres. Dans le sillon qu’elle forme : une berceuse. 
Sur les rochers posés devant lui.

« Que font-ils ces rochers ? des années qu’ils sont là, ils n’ont pas bougés. Une forteresse cassée par le ressac…Des forme mouvantes — vivantes — c’est moi qui les fige, les anime.  Grâce à mon chant, je leur montre le chemin. Je souffle, je décoche des sons qui transpercent la coque de pierre et atteignent le cœur. Je les chevauche, elles m’emportent ».

Université Rennes II, avec des étudiants du département Arts du spectacle, 2000. 

 

Un visage coupé à la serpe triangulaire mal rasé. Deux caves noires sans fond incrustées au dessus des pommettes saillantes. Deux agates et un sourire relevant légèrement un des commissures des lèvres.

En son for intérieur : deux ailes noires battantes sur un pur sang bleu et rouge survolant une ville animée.

Il est 20 heures. Un troquet avec ses habitués. Jeux de dés, jeux de cartes. Les yeux de certains commencent à se dilater, les conversations à s’envenimer. Patron de bistrot, il ne se laisse pas compter et sa connaissance des turpitudes humaines l’aide à calmer ses clients avec humour et dextérité.

Bibliothèque nationale de France, stage avec des enseignants, 2000. 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 12 septembre 2013 et dernière modification le 14 décembre 2013
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