
les accumulations de Novarina contaminent l’intérieur même des éléments qu’elles appellent
Sans se leurrer non plus : l’attaque qui se fait ici aux genres rend Novarina inclassable, on trouve ses livres dans le rayon théâtre alors qu’ils déplacent la langue bien au-delà de la scène. Et les contenus qui font son charroi, villes, banlieues, le corps exposé, la bouche creusée tiennent les timides à distance – rien de plus salutaire contre l’esprit moyen d’une époque, ses prix littéraires normalisés et ses petits jeux pâles de phrase. Ici, on passe à autre échelle.
Vous qui habitez le temps est un livre singulier, parce que, rejeté d’abord par le monde culturel, c’est sa reprise théâtrale par les étudiants de Paris VII qui ont lancé son extraordinaire destin. Pas au point cependant de le mettre au programme des collèges, ce serait pourtant la plus belle passerelle de bonheur à ouvrir.
Je continue de pratiquer, quel que soit le public, les trois exercices présentés ci-dessous, on peut jouer avec, les distordre, les amplifier ou les singulariser, les faire interférer avec Google Earth ou Google Street View.
Et tant qu’il y aura dans les périphéries de nos villes des espaces culturels Rimbaud et des noms de rues avec Sansonnets, Hirondelles ou Péguy, Claudel etc, l’attaque à l’acide des noms propres est justifiée.
Et quel monde offert pour que la littérature soit définitivement orale, affaire de voix et de souffle, quiconque a entendu lire Valère le sait pour toujours.
L’exemple parfait aussi de textes purement contemporains, charriant lourd, et susceptibles d’établir les courts-circuits les plus fins quel que soit le public concerné, à commencer par le collège...
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– 1, présentation
– 2, relevé, vu et lu
– 3, autobiographie aux noms propres
– 4, instant fixe, vue démultipliée
– 5, petite surprise pour finir
– vidéo : « L’Espace furieux », ou quand Novarina parle à ses pieds...
Un magnifique exemple de Valère en lecture. On comprend tout. Ça passe par Rabelais, ça joue des registres vocaux, ça convoque des strates ultra-simples ou magnifiquement savantes de la langue. Voir la page YouTube de Jean-Paul Hirsch (un des historiques de la maison POL) pour d’autres lectures et entretiens de Valère Novarina.
– image ci-dessus : Louvain-la-Neuve, pendant que les étudiants écrivent
Écrire avec Valère Novarina, trois exercices
1 _ brève présentation
Un des œuvres les plus chantées, les plus narratives, les plus fortement poétiques et subversives de notre temps est encore souvent considérée avec effroi, comme une sorte de monstre répétitif et vaguement délirant, un bloc massif et lourd qui vous repousse. L’époque préfère le pâle. Valère Novarina s’impose pour chaque livre un mode d’écriture différent, comme La Chair de l’homme a été imprimée page après page jusqu’à couvrir les quatre murs de sa pièce atelier, autour de « rosaces » qui servaient à en cristallier l’organisation, ou bien les 1742 personnages du Drame de la vie décomptant exactement les personnages de la Bible.
Novarina écrit, selon un processus où souvent le premier jet est réalisé au crayon, dans la solitude d’une cabane de berger dans les Alpes, où il a son origine familiale. Un père architecte, qui s’est illustré dans la reconstruction d’après guerre par des églises, et les premiers essais d’architecture autoroutière, une mère actrice de théâtre. Un chemin qui pour lui se dessine très tôt, écrivant à Samuel Beckett ou Jean Dubuffet dès son adolescence. Un long chemin laboratoire, et puis l’éclatement grâce à quelques acteurs fidèles, petit à petit une reconnaissance internationale qui force le respect.
Dans son processus d’écriture, le livre est un aboutissement. Dans les présentations officielles, on décline que Novarina est aussi peintre, metteur en scène, peu importe. Son travail, de livre en livre, serait comme une curiosité à l’énigme ou au défi que représente le livre terminé. Cette exploration de l’énigme ou de l’écart passe par la reprise du texte sur le plateau de théâtre. Constitution d’un nouveau texte extrait du premier, et mise en scène, décor (parfois peint sur scène pendant la représentation), tournées, et puis Valère Novarina revient à son atelier. Il est temps de proclamer qu’il s’agit d’une œuvre d’un seul tenant, cohérente et principale, qui tient de la littérature, et pas seulement du théâtre dans lequel on le range trop vite.
Qu’il ne s’agit pas d’improvisation, de délire verbal, mais ceux qui ont entendu Novarina lire lui-même ses textes savent : sous chaque cadence, sous chaque déformation, résonne soudain un souffle venu de loin (Bossuet, La Fontaine, Rabelais), résonnent nos apprentissages d’enfance (les leçons d’école primaire, les comptines et chansons), et travaille partout à la surface même du texte l’emprise du monde contemporain, ses cinétiques, ses villes, ses routes.
Et c’est pour ce fonctionnement-là, chez lui principal, que nous le convoquons en atelier. Non pas pour provoquer à l’expansion folle de la langue, ou ce qui pourrait y ressembler, mais pour restaurer la langue dans cette surface même du monde, et, quitte à ce qu’elle s’y déforme, qu’elle nous le rende présent en résistant par toutes ses harmoniques, toute sa mémoire. Le croirez-vous ? On y arrive.
2 _ Vous qui habitez le temps, 1 : relevé, vu et lu
Traduit en 14 langues, ce livre publié en 1989 pourrait être utilisé comme un classique. Chaque séquence est un monologue ou un dialogue sur un thème précis, laissant donc paraître à vif un thème unique, où le principe de l’accumulation devient le seul lien formel à l’unité. Et ces thèmes se saisissent, dans une joie toute rabelaisienne, de l’immédiateté de la ville ou des corps, de l’enseignement, des métiers, de la médecine, de l’argent qu’on gagne au Loto etc.
L’atteinte au langage à quoi procède Valère Novarina en ouverture de Vous qui habitez le temps, portée sur la grammaire elle-même, dispose d’un unique effet libératoire. Une fois perdue la norme par rapport à la langue, celle-ci va pouvoir se fixer bien plus librement sur ce qu’elle nomme. C’est parce qu’on porte atteinte au sens, que celui-ci se refait depuis l’écho ou les harmoniques de la langue, sa fondation ou son appel en nous, ses dépôts. On sera capable d’écrire en renvoyant au monde, justement parce que l’appui qu’on fera de son écriture ne sera pas sur le réel dont on se saisit, mais sur cette fondation en soi de la langue. Si Valère Novarina parle du rituel des actualités télévisées, on découvre qu’à quinze ans de la publication du livre, on n’est certes pas dans l’éphémère : c’est cela aussi, le tour de force littéraire. Et c’est déjà une piste d’exercice, à condition de faire passer ce principe d’appui dit plus haut.
Valère Novarina, Vous qui habitez le temps, POL, 1989.
C’est toujours un drôle de moment quand on lit à voix haute un fragment de Novarina à une classe ou un groupe qui ne l’a jamais entendu. Un silence d’abord, une mise en défense. Et puis on rit, après on comprend. Je lis en particulier toujours des extraits où c’est de la langue elle-même qu’il est question :
Valère Novarina, Vous qui habitez le temps, POL, 1989.
Exercice. Le narrateur est immobile. Il note, dans un temps délimité, l’ensemble de ce qui parvient, de façon discontinue, aux cinq sens. Ne pas s’interroger sur ce qu’on écrit mais, à chaque déclenchement du métronome intérieur, noter la perception dominante, comme de s’ouvrir soudainement, yeux et oreilles, par le déclenchement d’un diaphragme. Ce qu’on voit, ce qu’on entend. Si c’est un fragment de visage, ou quelque chose par terre, ou un mot écrit, ou un mot entendu, sans chercher ni relation ni cause. C’est un exercice qu’on peut proposer aux participants de faire par deux, un qui dicte et l’autre qui écrit, en alternance, celui qui dicte pouvant même fermer les yeux pour se concentrer sur les seules perceptions auditives.
C’est un travail en extérieur, dans un lieu du quotidien, mais du quotidien qui se refuse au langage, ou que la tradition du langage n’a pas atteint. On peut aller avec une classe dans une galerie de centre commercial, autour d’un rond-point ou sur une place. Il faut que les signes, au bout du compte, nous aident à nous déchiffrer nous-mêmes. C’est la beauté ambiguë de la belle didascalie qui ouvre ci-dessous le texte de Novarina :
LE VEILLEUR
Relevé vu et lu : ville de Paris, 8 heures 19 : une quatre Renault citron-bleu-vert, allant de droite à gauche et de gauche à droite. 8 heures 26 : une femme parfois poussant caddy. 8 heures 32 : un homme s’apportant trois poulets à lui-même. 8 heures 47 : une camionnette tuba, avec une vitre en transparence. 8 heures 53 : un cycliste pas pressé d’apparaître. 9 heures une : une camionnette signée Jean d’Aplomb. 9 heures 2 : une camionnette signée Dunlop ; suivie d’une camionnette à chenille de Pindreau. Même modèle à 9 heures 03, signé Tupin-Transport. 9 heures 7 : vélo en roue libre. 9 heures 9 : trois jeunes garagistes à pied. 9 heures 11 : six Peugeot à huit hommes. 10 heures pile : un homme massif, suivi de la Femme au pantalon mort. 10 heures une : un usager assez maigre tenant ses cinq doigts dans une main…
Valère Novarina, Vous qui habitez le temps, éditions POL, 1989.
Quelques-uns de mes meilleurs souvenirs d’atelier viennent de cette séance à partir de Vous qui habitez le temps. Par exemple ces quarante minutes d’une seule traversée du centre commercial Bobigny 2, par une collégienne de quatrième :
Arpenteurs de la ville, avec une classe de quatrième du collège Jean-Pierre Timbaud de Bobigny, Centre de Promotion du Livre de Jeunesse de Seine Saint-Denis, 1995.
Il m’est arrivé en pratiquant cet exercice dans la ville que des participants entrent dans le hall de la mairie et recopient les bans de mariage avec noms, prénoms et professions, que d’autres écoutent une séance de tribunal d’instance et reviennent avec comme la bande-son d’un jugement d’expulsion, hallucinant témoignage par son incomplétude même, ou bien que d’autres notent les liste de tous les menus proposés dans un rayon de cinquante mètres alentour. Ce qui évidemment démultiplie l’attention à la lecture, en fin de séance, c’est que l’atelier lui-même trouve son inscription spéculaire, chacun ayant vu les autres, ou bien qu’un même événement, ou personnage qui passe, va traverser plusieurs textes. Parmi d’autres souvenirs forts liés à cet exercice pratiqué à l’extérieur (à La Rochelle, une enseignante est assise sur un banc dans la ZUP, un ancien élève s’assied à côté d’elle et lui demande : — Vous êtes au chômage, maintenant, vous aussi, madame ?), une participante à un stage d’enseignants, quand je lui demande de lire son texte, répond qu’elle n’a rien entendu ni vu d’intéressant, que ce qu’elle a écrit n’a aucun intérêt. J’insiste, elle dit : —De toute façon, comme je ne trouvais rien, tout ce que j’ai fait c’est de noter ce qu’ils avaient comme sac, donc vous voyez. Comme, précisément, je ne voyais pas, j’ai insisté encore et elle a lu. Ça commençait ainsi : FNAC. Just Married. Du pareil au même. Darty le dimanche aussi. Sac sans rien. Pas de sac. ATAC. Encore FNAC. Et ainsi cinquante fois de suite, quarante minutes des mots qu’on tient à la main. Les lettres, dont son métier d’enseignante est de transmettre l’organisation, la composition, voilà qu’elles se promenaient dans la rue pour contribuer au martèlement mercantile, sans phrase ni sens. Le réel avait disparu, restait ce défilé de lettres opaques, sans même la ville ni les gens : vision fantastique. On a évoqué des exercices de théâtre à faire pratiquer à un groupe d’élèves juste à partir de ces quinze lignes : chacun partant d’un côté de la scène, et, au milieu, se retournant vers le public pour dire chaque fois un seul mot parmi ceux du texte. Ou bien, seul en scène, avec un paquet de ces pochons plastique, les sortir un par un en prononçant chaque fois un des noms : ce qui s’était imposé du réel à celle qui l’enregistrait, lui faisait violence au point qu’elle n’avait pas eu conscience de ce qu’elle nous offrait.
Variante importante : le même exercice peut s’appliquer directement au collège ou au lycée, qui deviendront comme un envers du monde. On autorise, avec la complicité de l’administration, l’entrée dans des lieux sinon interdits, bureau du proviseur et salle des profs inclus, comme les toilettes, la cuisine, et les vues sur l’extérieur, voire les nuages, incluant aussi l’écoute aux portes, et la traversée des couloirs (ou de la cour à l’interclasse) en notant toutes bribes de parole entendue.
Extincteur 62. Un gars une fille dans les couloirs. Un surveillant qui pense que le lycée est à détruire. Une porte qui claque. Un avion qui passe. Femme de ménage serviette en main, se promène dans la cour. Passage de Colombo dans la cour. Un petit fait le malin. Alarme incendie appuyer ici. La cigarette est interdite. Dans l’intérêt de tous. Plan d’évacuation. Un corbeau. Un homme à chevelure blanche se promène dans la cour, il parle. La porte claque, la chaleur nous envahit. Une vitre, des gens qui travaillent. Une odeur dans les couloirs, peut-être de la peinture. Trois portes, du bruit. Un prof tape sur la table. La sonnerie retentit. Vu par les fenêtres : route, voiture, maison. Des jeunes hommes perchés nous regardent travailler en rigolant. Au bout du couloir BEP il y a une masse de gens côté général. L’alarme s’est déclenchée, la surveillante ouvre toutes les portes. BDT : des gars en galère. Ancienne camarade revenue au lycée. Surveillant en train de se marrer. Des meufs en train de se taper une garo. Certains se prennent pour des gladiateurs. Un surveillant révèle sa vraie personnalité : il se met à chanter. Des gens envahissent le lycée.k Bruit très chelou apparu de nulle part. Un clandé dans le lycée. Du bruit de gens qui parlent. Encore des bruits, mais surtout des cris. Un journal : j’entends les feuilles d’un journal. Des clés.
Paris, théâtre de la Colline, avec une classe de seconde générale du lycée Alfred-Nobel de Clichy-sous-Bois, 1999.
3 _ Vous qui habitez le temps, 2 : l’autobiographie aux noms propres
Dans chaque livre de Valère Novarina, sont convoquées de façon récurrente des principes de discours, dont chacun devient ainsi repérable, et peut provoquer à exercice. Ainsi le journal (dans le Discours aux animaux, cette traversée d’un cimetière en notant les épitaphes des tombes, sur ce même principe de relation de la phrase à l’imaginaire), ainsi la fausse biographie, la biographie qu’on décline et qui devient à elle seule le reflet du monde. Retour à Vous qui habitez le temps.
Le principe d’associer une phrase personnelle à chaque item de l’accumulation multipliant les champs de son application. Presque tous les registres qu’utilise Valère Novarina dans Vous qui habitez le temps peuvent fournir de tels thèmes d’exercices.
Ainsi le faux journal de l’argent gagné ou dépensé de « La Femme aux chiffres » :
Trois juin : gagné trois briques en huit secondes deux... Juin huit : seize briques de mieux sous porte-monaille. Juin dix : joie cinq fois en six seconde. Dix-sept du même : mêmes jours cassés., quand on propose la même accumulation de tout argent gagné personnellement depuis la toute petite enfance à une classe de collège ou de lycée pro, et même, si vous avez du culot et savez désamorcé (justement, par l’invention dans l’intérieur des mots, les masques, le rire et le grossissement), dans un atelier d’écriture en prison...
Un extrait du texte source, l’association de villes et de métiers dans l’autobiographie déclinée par « L’Homme aux as » (169 items) :
Valère Novarina, Vous qui habitez le temps, POL, 1989.
Avec plein de variantes possibles, même si l’extrait ci-dessus inclut un enjeu considérable, l’appropriation des toponymes et noms propres de personne comme élément non pas référentiel mais de pleine matière pour la langue. Testez donc l’autobiographie par l’histoire du corps et ses avatars médicaux, encore un autre lieu symbolique ou pivot de notre société, via Le Chercheur de Falbala proposé par Novarina :
Dans tous les cas, la manipulation sur la langue elle-même va aider à tenir à distance ce qui resterait sinon un simple inventaire autobiographique. L’accumulation alors n’est plus le but ou la finalité du texte, mais comme l’inertie qui permet, par poids et mouvement, de conquérir chaque fois le fragment imprévu, inédit. Il ne peut être question de pasticher Novarina. Mais toucher à la norme convenue du sens, de la grammaire et du vocabulaire permet de faire passer avant tout le reste cette autonomie de la langue et son chant, même lorsqu’il s’agit des choses les plus ordinaires (j’ai proposé en école primaire l’extrait ci-dessus en demandant de revisiter, dans cet excès, les bobos et maladies d’enfance, résultat garanti). Cette liberté acquise vis-à-vis des signes en introduisant à la lecture de Valère Novarina m’a toujours stupéfié. Les textes qu’on obtient participent eux aussi d’une poétique neuve et, peut-être parce que mentalement écrits pour être dits (on dispose d’un film documentaire sur Novarina écrivant : dans son atelier parfaitement vide en ces périodes, un vieux téléphone sur une tablette, surmonté du prénom écrit en gros de ses acteurs-personnages : c’est pour eux « dans » leur bouche qu’il écrit, voir plus bas section écriture de théâtre), textes qui appellent la voix haute, la profération et le corps.
Je donne comme contrainte qu’on parte d’une liste effective de tous les toponymes et noms propres de lieux qui ont été les nôtres : qu’à chacun, on laisse la phrase se distordre pour capter plutôt un sentiment lointain, un sentiment même flou. Et qu’on accepte que ce flou contamine en retour le toponyme qui en est le repère, et commence la phrase. Longtemps je me suis refusé cet exercice, le considérant comme trop proche du « récit de vie », de l’enquête sur le trajet géographique de chacun. Mais la normalisation de nos villes évacue ce danger. Au contraire, la double déformation, du nom de lieu, de la phrase induite, est une protection majeure. Non pas protection seulement de soi-même contre un éventuel dévoilement, mais protection de soi-même pour réinsérer la force et l’appel de la langue dans son histoire personnelle.
Et alors, il y a dehors. Dehors où les mille, dehors où y a grand, dehors de la mer, du bleu, dehors de dedans y a dehors. Les Gantelles. Les Gantelles des petits. Mille mille de mille petits des Gantelles. Jaune maïs. Brut de cœur. Brute de cour. Zut, je cours. Je cours, cours, cours, cours, cour, cr, cre, crek, crek, grek, grec, greg, greg, allons voir. Tiens, Grégoire. Saint-Grégoire. Ça c’est saint. Ça c’est sain. Greg. Greg. Voir. Toujours mille et mille. Mille mille gens. Timidant. Mais ça file. File, descends ! C’est paix, CP, C-E, ce, se hein ? CE1. CE2. CE3. CE4. CE12.CE1000. Ce. Ça y est. C’est. Tu sais. Tu sais jusqu’à cent. Jusqu’à ça. Grande comme ça. Tu sens ? CM. CM. Ça aime. Ça aime ça et ci, et si, et ça aussi. Et ça aime, et ça si. Et ça s’expressionne. Ça s’expressionne corporelle. Noël.
Stage à Foljuif avec un groupe de Normale Sup rue d’Ulm, 2005 (extrait)
Née dans une impasse, passionnée.Passage, cassage et chemins de traverse empruntés. Me suis battue sur les sentiers, oui, ruée dans le rues, déroutée. Ai cheminé, bourlingué de bourg en bourg, berlingot baldingué.
Gamine, pas loin de la croix. Christ à la croisée des chemins, rue Saint Jean. La croix et la bannière. La tanière, hier, hier...
Saint Jean 37. Oui, saine et sainte enfance. Après, ma mère enceinte, en sainte, enseignante, à quelle enseigne ! Rue Saint Jean, Jean qui ?
Jean quoi ? J’en n’ai rien à faire, je n’ai rien qu’un frère, Jean-Guillaume. Mais c’est rue Saint-Jean-sais-rien, Jean Jaurès, 110, qu’i débarque ce compagnon de route. Venu, pas venu ? Jean, vu, j’en vois, bout de vie, vécue avenue Jean Jaurès, "neuf-trois", toit neuf, non lieu, banlieue. Jean, toujours Jean. Des gens, des gens, avenue Jean Jaurès.
Beaucoup de gens dans l’avenue, allées et venues, avenue Jean Jaurès.
Est-ce là que j’en suis venue ? Un jour advient, on quitte le pavillon à Pavillons sous bois, sans bois ni sous-bois, sans le sous, bois dessus, bois dessous, c’était pas une vie à Pavillons sous bois...
Et de chenille, je deviens papillon. Je m’envole. Pari capital, Paris capitale. Rue valette, plus une fillette. Ca valait le coup, oui, l’était rudement bien le deux pièces rue Valette ! Valait le coup de prendre valise et poudre d’escampette. Rue Valette que je dévale, vaillante, guillerette...
Mais j’allais découvrir Lhomond, rue dont je me suis fais un monde, tout un monde, "mon" rue Lhomond, non, pas grand monde, tourne en rond, tourne en monde en Lhomond, tourne pas rond. Approcher l’homme, l’on me l’a dit, c’ est long, c’est long, rue Lhomond. Home sweet Lhomond. Suite des faux logis de cette chronologie. Rentrée en grâce, rue Gracieuse, dix, disgracieuse alors ? Non, pas dit... Pas grasse non plus, la rue, seulement les matinées heureuses heures creuses. Je m’y rue. Ma rue au nom sans rudesse, ma rue en gras, son nom en italique...
Stage à Foljuif avec un groupe de Normale Sup rue d’Ulm, 2005 (extrait)
4 _ La Chair de l’homme : instant fixe, vue démultipliée
À partir de la reconstitution immobile que fait Valère Novarina de la ville de Thonon-les-Bains, à un instant précis, dans La Chair de l’homme, je propose d’utiliser un narrateur fixe, dans un temps et un lieu assignés à distance, pour procéder à une accumulation la plus complète possible, portée sur ce lieu et ce temps, liant personnages et actions.
Quel jour sommes-nous ?
Nous sommes le premier jeudi de septembre. J’ai dix ans.
Que voyez-vousw ?
Quatorze cent soixante et onze personnes, hommes, femmes, enfants.
Que font-ils ? Qu’est-ce qu’ils font ?
A cet instant précis ?
Oui.
Médée la Quine ôte son béret ; Tiénon pousse une charrette ; Lucien à Pitaque examine une corde ; Gouttière vise ; Louis Lanlà sort son porte-monnaie ; Marcelle à Grabé tartine des rillettes ; Goni enfonce un bouchon ; Dian à Tantiet flatte une pouliche ; Batiste du Martinet revend deux poules ; Joset au Rétami verse à boire…
Valère Novarina, La Chair de l’homme, POL, 1997.
Malgré l’apparente simplicité, c’est un exercice aride. On donnera un socle complémentaire en suggérant de bien se concentrer intérieurement sur le poste d’observation choisi (qui peut être fictif, avion qui passe très loin au-dessus et duquel on n’apercevra que quelques secondes la ville, ou bien un long rêve qu’on fait...) Et ce qui s’en induit à Nancy pour une jeune chômeuse :
Et puis ceux-là, Centre dramatique national de Nancy, 1997.
Le livre termine par un très long passage qui est presque un murmure : les noms de cours d’eau, en France, gardent quelque chose du fluide, du symbole. Valère Novarina, en quinze pages serrées, nous en fournit plusieurs milliers, la plupart inconnu : il faut habiter l’Indre-et-Loire, et encore, le canton de Rabelais, pour savoir qu’y coulent la Veudre et le Mable… Et rien de tel pour amorcer l’atelier de faire circuler le livre dans le groupe, et demander simplement que la voix, la voix de chacun, la voix de tous, ne cesse pas : la musique de Novarina établie, et cette pure fascination pour la suggestion du langage, n’importe quel contenu pourra en être traversé. Et si vos participants ont du culot, lancez-les donc dans cette exploration d’un cimetière et ses épitaphes évoquée plus haut, et qu’ils mettent tous leurs morts, des plus célèbres au plus humbles, des anonymes à ceux que porte leur généalogie, qu’ils y aient gardé nom et histoire ou aient disparu sans trace.
Animaux à cerveau, regardez l’inscription : ils ont gravé leurs tombes dans des planches : « Ici repose l’homme sans les choses : Tout est sans moi. » Voici les tombes qui sont gravées : j’ai vu les noms des phrases écrites sur un caillou. Lui qui a écrit dans la nuit : « Lumière du monde est sans raison. » Et lui : « Ci-gît mon trou sans soif. » L’autre ici : « J’ai vécu sans terre d’inscription. » Lui dit : « Le monde a été monté sans socle et nous obligés d’habiter en civière, et il n’y a aucune colonne au monde qui porte personne qui est. » C’est une parole d’un danseur. Lui dit : « Gloire aux musculassiers, honte aux médicinins ! » Il dut souffrir de l’hôpitau.
Valère Novarina, Le Discours aux animaux, POL, 1987.
Et qu’est-ce qui nous empêche de rebattre les cartes, mixer les pistes ?
Ainsi, pour avoir fait l’erreur de proposer au choix, à ce groupe d’étudiants Arts du Spectacles de Rennes 2, l’exercice sur l’autobiographie aux noms propres et l’exercice sur l’instant démultiplié, j’ai pu hériter de magnifique texte à partir d’une accumulation des toponymes de la ville – sûr que Valère n’aurait pas renié :
Université Rennes II, département Arts du spectacle, 2000.
De quoi rendre honneur à cette phrase magnifique de ses Instructions aux acteurs, que j’ai souvent placé en exergue de mes interventions ou conférences : Écoute le monde entier appelé à l’intérieur de nous.
5 _ et petite surprise pour finir
De l’inutilité du théâtre au théâtre, phrase d’Albert Jarry à cette autre phrase : le point-virgule est le rebond de la pensée dite par un gendarme de Savoie, en passant par André Marcon travaillant à prononcer les mots chien bleu, un condensé de la passion novarinienne (film Jean-Paul Hirsch, Valère en dialogue avec Jean-Michel Maulpoix, 2009) :
1ère mise en ligne 9 septembre 2013 et dernière modification le 19 juin 2015
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