Led Zep #25 | de la construction d’une machine de guerre

c’est vraiment parti pour 12 ans d’un trait, et de Dazed and confused


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Voilà, la réunion faite, on est entré dans la zone de furie qui va conduire tout droit jusqu’à 1980.

Avec un axiome clair : si la musique n’était pas imprévue (pour eux-mêmes, les quatre) et aussi magistrale, il ne serait rien passé. Mais, avec la plus belle musique du monde dans vos amplis, qu’il faut bien lever les questions d’économie, de hiérarchie, de stratégie, d’arbitraire ou d’aléatoire. Et que c’est tout aussi passionnant, surtout quand on a la bande-son.

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Pour Bonham, d’abord, la tenue de guerre : le mouvement hippie a gagné de Londres à Birmingham, alors John Bonham offre à sa mère de nouveaux rideaux de cuisine et lui demande qu’avec les anciens, qui sont verts avec des fleurs roses, elle lui taille dedans un caftan. Il le portera longtemps et fièrement, qui associe la mode et sa maman. Ce sera sa tenue de guerre, pour les débuts de Led Zeppelin (avec une curieuse veste en peau de vache, qu’on repère dès les premiers groupes de Birmingham et qui, dans les photos de Led Zeppelin des deux premières années, passe de l’un à l’autre).

Pour Plant, les temps sont saltimbanques : Plant et Maureen louent dans la banlieue de Birmingham une chambre sans confort, et Plant fait des remplacements aux Ponts et Chaussée. Revenu de chez Jimmy Page, il passe l’été à étaler du goudron chaud à la pelle, sur les routes qu’on refait. Il est torse nu, les biceps saillent. Les ouvriers l’appellent « le chanteur pop ». Pop, ce n’est pas ainsi qu’il se définit, mais le travail en plein ciel, l’odeur du bitume frais, les heures libres et la petite paye qui vous rendent indépendants, les cheveux qu’on se laisse pousser jusqu’aux épaules et qui frisent, rien de cela ne lui laissera mauvais souvenir.

C’est Pangbourne, le hangar de Page, qui devient le creuset. On s’y retrouve une pleine semaine, pour commencer. C’est qu’il reste à peine un mois avant les concerts de septembre. John Paul Jones se fait ramener chez lui le soir puisque Grant a prévu l’éternel roadie (probablement Kenny Pickett, qui les accompagnera dans le premier voyage américain – Kenny Pickett travaillera encore au moins un an avec Led Zeppelin, puis formera son propre groupe et, sur le tard, vivra de jingles pour la télévision) tandis que les deux brummies dorment sur place, partageant avec leurs duvets des matelas peut-être posés à même le sol, sous quelques tissus indiens, dans une des pièces à vivre.

 

 

Grant a établi leurs contrats, du moins pour la tournée de septembre. John Bonham recevra cinquante livres par semaine (dix de plus qu’avec Tim Rose). Il a demandé à Peter Grant s’il ne lui serait pas possible, pour vingt-cinq livres de plus, d’être aussi le roadie et de conduire le camion (c’est comme ça qu’on apprend qu’il s’agit d’un Ford Transit) et installer le matériel : en somme, le travail de Kenny Pickett. Cela complète son portrait, et Grant aimera à rapporter l’anecdote.

En attendant, sept jours d’affilée, on travaille. On prend confiance, parfois trop. Bonham, qui se sent désiré, en rajoute dans la démonstration, et Page lui fait remarquer plusieurs fois qu’il « surjoue ».Bonham , qui n’a pas l’habitude qu’on lui donne des ordres, répond à Page avec le vocabulaire des chantiers de Redditch. Réponse immédiatement après le morceau, tandis que Page s’éloigne sans lui parler. Grant se met debout tout contre le batteur qu’il surplombe : « Behave yourself, Bonham… Apprends à te tenir, Bonham. »

Ni surnom ni prénom, juste le nom de famille, et l’impératif. Quand Page, dont la syntaxe fut toujours précautionneuse, s’en tient pour signifier la même chose à un vocabulaire plus civilisé : « At that stage, I was very instrumental in the total direction of it… à ce stade, j’étais vraiment directif dans l’organisation totale de tout ça… »
On peut supposer, comme ils le feront plus tard à Headley Grange, qu’après les répétitions les deux nouveaux, les provinciaux, ont besoin de se retrouver un peu entre eux. Et quand on se retrouve au pub d’à côté, au bout de la troisième bière, c’est encore de Jimmy Page qu’ils parlent : lui qui commande, ne laisse rien au hasard.

 

 

Page et Jones ont des années de studio dans les doigts, et John Paul Jones arrive aux répétitions comme au bureau (cela ne grève en rien sa façon de foncer avec autant de kilos sur chaque note que Bonzo en met dans la grosse caisse, et ils partagent le même humour à froid de la tradition anglaise). Et puis Jones comme Page savent la musique, pratiquent toutes les techniques : l’orgue Hammond apporte au quatuor de blues une perspective qu’ils ne savaient pas. Eux deux, les brummies, avec leurs quatre ans de moins, ils se sentent un peu orphelins, tandis que Jones est rentré chez lui s’occuper de ses petites filles, et que Page reste seul pour bricoler on ne sait quoi, réécouter les bandes ou discuter au téléphone avec Peter Grant de ce qu’ils préparent côté disque et Amérique, à quoi les nouveaux ne sont pas associés. Où cela va, tout ça, ils n’en savent rien. Ce n’est pas forcément de l’angoisse, mais quand même l’impression qu’on a joué gros, qu’on s’embarque sans visibilité. Alors on commande une nouvelle bière.
Robert Plant : «  He had a demeanour you had to adjust to… The music was so intense that everything was intense, and where we were going was intense. The ambition was intense and the delivery was intense…. So it was very hard to relax, sit down and have a beer and be the guys from the Black Country. Bonzo and I were very much basic in every respect, in how to deal with everything – including Jimmy. Because he had to be dealt with : Il avait un comportement qui nous forçait à nous ajuster. La musique était si intense que tout devenait intense. Où on allait c’était intense, l’ambition était intense et aussi ce qu’on sortait. Alors c’était pas possible de le faire en douceur, s’asseoir et boire une bière, et qu’on soit les types du Pays Noir. Bonzo et moi on était vraiment plus basiques à tous égards, dans comment se comporter par rapport à n’importe quoi, y compris Jimmy. Parce que c’était vraiment quelqu’un avec qui il nous fallait négocier… »
Au bout de la semaine de répétition, John Paul Jones doit repartir en studio pour un disque de P J Proby. Les morceaux sont prêts, mais il lui revient à lui, le producteur, de recruter un guitariste et un batteur. L’argent que Grant leur propose pour répétitions et tournée, c’est loin d’être la fortune. Et puis, aussi, envie de se connaître, de travailler ensemble, Jones propose à Bonham d’enregistrer avec Jimmy Page et lui-même. Et pour ne pas laisser Plant de côté, il lui propose un « service » aux percussions, Plant jouera du tambourin. Le premier disque enregistré de Led Zeppelin au complet, ce sera donc le travail fait anonymement pour ce « héros de trois semaines », le disque oublié Three Weeks Hero de P J Proby.

Ce qui mérite d’être noté aussi, comme indice de la place encore limitée que le futur Led Zeppelin occupe dans la vie de chacun d’eux, : John Paul Jones termine ensuite le Hurdy Gurdy Man de Donovan, mais sans Jimmy Page, et avec pour batteur Clem Cattini.

 

 

Quant à Jimmy Page, le mois précédent, il a enregistré avec le chanteur David De Groot, partageant les guitares avec Albert Lee et Big Jim Sullivan, plus John Paul Jones à la basse et Nicky Hopkins au piano et encore Clem Cattini à la batterie, un disque qui se révèle du très bon rhythm’ and blues électrique, mais qui ne décolle pas. On dirait qu’il cherche à tâtons, sur un mur sombre, une lucarne. Ce mois d’août, il est dans un projet similaire avec cette fois pour chanteur Lord Sutch, un historique de Korner et du Marquee. Il y a encore une fois au piano Nicky Hopkins, encore une fois à la guitare, avec lui-même, Big Jim Sullivan, et, à la basse, Noël Redding (de chez Jimi Hendrix) à la basse. Cela s’appelle Lord Sutch and Heavy Friends, Lord Sutch et ses lourds amis, et c’est la première occurrence de cet adjectif heavy par lequel tout un courant musical revendiquera pour paternité Led Zeppelin. Cela s’écoute sans surprise. De bons musiciens contents de jouer ensemble, et qui cherchent à plaire, avec ce chanteur qui les pousse sur la route où sont déjà les Who, les Kinks, ou ce nouveau chanteur hurleur de Jeff Beck : Rod Stewart. Mais là où les morceaux précédents de la formation avaient été enregistrés avec Clem Cattini (encore) et Carlo Little (celui qui a précédé puis si souvent remplacé Charlie Watts dans les premiers Rollin’ Stones), Page fait enregistrer Bonham. Pour qui s’intéresse à comment s’invente l’alchimie Led Zeppelin, un témoignage précieux : justement parce que cela ne prend pas. On y entend seulement le son, les goûts d’une époque. Le son de Page est en place, les riffs qui se recouvrent. Le chanteur fait ce qu’on attend de lui, et on reconnaît tout de suite qu’il s’agit de Bonham. Une batterie qui ouvre un déséquilibre, même si Bonham reste prudemment à l’arrière, et joue de façon plus attendue qu’il ne le fera jamais dans Led Zeppelin : en accompagnateur.

Ce mois d’août aussi que Robert Plant est invité par Alexis Korner dans une émission enregistrée en direct à la BBC. Piano, guitare et voix, mais aussi l’harmonica : le blues, le pur blues, mais Robert Plant dévoile une technique que le côté brut de Led Zeppelin, plus tard, pourrait occulter.

Attente. Première semaine de septembre. Plant est avec Maureen à Kidderminster. Grâce au chèque de Grant, payé d’avance, ils déménagent : tout modeste, mais enfin un logement décent, et non plus une chambre avec toilettes sur le palier. Maureen est enceinte, elle accouchera en novembre, et ils vont se marier. L’appartement des Bonham, John, Pat et leur fils, Jason, c’est Eve Hill, à Dudley, entre Kidderminster et Birmingham. La caravane est restée à Redditch, mais ils ne se sont guère éloignés. Bonham a prévenu Pat de son absence de trois semaines, moyennant cinquante livres par semaine : un remplacement, mais pas un engagement de douze ans. On ne sait pas ce qu’elle en pense, elle qui souhaitait que son mari abandonne la batterie en se mariant. Ni Plant ni Bonham n’ont le téléphone : ce sera le prochain achat, avec le prochain acompte de Grant, en décembre, avant le départ pour l’Amérique. Plant et Bonham se retrouvent le soir au pub. Les amis s’étonnent : ils ont touché la loterie, ou quoi ? Et pourquoi Jimmy Page plutôt que Joe Cocker pour Bonham, plutôt qu’Alexis Korner pour Plant : impossible de leur expliquer comment on s’est mis à rire, tous quatre, à la fin de la première répétition, jouant Train Kept A Rollin.

C’est la première fois que Bonham prend l’avion, et sans doute la seule fois où il y prendra plaisir. Pour cette tournée, qui commencera un samedi, le 7 septembre 1968, au Teen Club Box de Gladsaxe, Danemark, on a cinq morceaux. On a la signature Yardbirds, pour assurer la continuité, c’est Train kept a rollin. On a le testament Yardbirds, et on a appris les arcanes du morceau qui sera la prouesse de chaque soir : le Dazed and confused où Page joue de la guitare avec son archet de violon. Mais qui désormais place à égalité Page et Plant dans un jeu où la voix et la guitare se répondent. On joue aussi ce morceau par lequel s’est établie leur rencontre, et qui sera l’amorce du « léger lourd » qu’on va explorer, ce Babe I’m gonna leave you originellement enregistré par Joan Baez, et deux blues, revisités en densité, en électricité et qu’on retrouvera tout aussi crus sur le premier disque : You shook me et I can’t quit you, un troisième prêt pour le rappel ou allonger le concert : How many more times. Et on a quelques classiques sous la main, qu’on emprunte à Garnett Mimms, à Bert Burns, à John Lee Hooker : en tout cas, l’indication que, dans les répétitions, on passe beaucoup de temps à jouer la musique des autres, et que c’est la première passe pour l’invention.

Peter Grant joue celui qui n’est pas inquiet. N’empêche qu’il vend, sous le nom de Yardbirds,, un groupe où ne joue qu’un seul des musiciens de l’ancien groupe, en outre le plus tardivement arrivé, et maintenant entouré de trois inconnus. Et Page n’essaye même pas de leur proposer l’ancien répertoire des Yardies : du blues, Dazed and confused, et, le plus vite possible, trouver du matériau neuf.

Le Ford Transit conduit par Kenny Pickett passe d’une ville à l’autre, on prend les ferries, on mange ensemble, on dort à l’hôtel : c’est comme ça qu’un groupe se forge. Les Yardbirds étaient sous contrat avec Rickenbacker pour les amplis, on transporte à nouveau avec soi une rangée de Rickenbacker, même s’ils n’en aiment pas le son, qu’ils trouvent aigre (sur scène, Page préfère les Marshall, et Jones les Vox). Jimmy Page joue sur la Fender Telecaster de 1958 que lui avait offerte Jeff Beck, repeinte avec effets psychédéliques, et Jones sa Jazz Bass de 1961. On joue sur les batteries trouvées sur place, un micro devant et deux autres au-dessus. On joue directement devant les amplis, sans « retour » (ces haut-parleurs posés sur la scène devant les musiciens, et qui leur renvoient ce qu’entend le public – ils n’en disposeront que dans la tournée américaine) : il entend quoi de ce qu’il chante, Robert Plant ? Les après-midi, quand on fait la balance du son, ou bien dans les loges, on en profite pour répéter un morceau de plus – ainsi Communication breakdown, qui ouvrira le disque à venir. À Gladsaxe le 7 septembre, on a comme groupe d’ouverture Fourways and the Bodies (« quatre chemins et autant de corps » ?), et au Norregard Hallen de Copenhague, le même soir, Day of the Phoenix plus The Eyes and Ham (« les yeux et du jambon » ?). À Roskild le lendemain, on joue après Lady Birds (« les femmes oiseaux », qui jouent les seins nus : une attraction, tout un programme) plus Beauty Fools, et pareil en Suède (le premier soir avec un groupe qui s’appelle Atlantic Ocean : traduction non requise). Un jour, en Suède, parce que le préampli voix claque d’un coup (c’est le vieux matériel des Yardbirds), Plant termine le morceau sans micro, parvient cependant à se faire entendre de toute la salle (elle n’est pas si grande) malgré la guitare électrique de Page, qui n’a pas baissé de volume et en restera impressionné pour toute sa vie.

C’est en Suède, alors que leur prestation se solidifie, qu’on se renforce l’idée qu’à nouvelle musique, il faut un nouveau nom. Peter Grant est à New York pour leur construire une tournée, et, là-bas, c’est le nom de Jimmy Page qui est vendeur, pas le vieux nom Yardbirds. La pop anglaise a vécu son âge d’or : les affairistes du genre Peter Grant ou Mickie Most vendaient en package leurs découvertes, leurs inconnus, en laissant entendre que ce seraient les Stones ou les Who du lendemain. On veut plutôt maintenant entendre les héros eux-mêmes, et Jimmy Page, si connu qu’il soit, n’est pas encore de cette aristocratie restreinte.

Peter Grant, faute de pouvoir vendre à l’avance Led Zeppelin.malgré le nom de Jimmy Page (dans certains des documents que Grant diffuse pour décrocher des engagements, parle de Jimmy Page featuring the new Yardbirds, « Jimmy Page accompagné des nouveaux Yardbirds »), leur demande de faire leurs classes. D’abord jouer, quelles que soient les conditions, et quitte à servir de faire valoir aux groupes du haut de l’affiche.

 

 

Après le huitième concert de la tournée, à Malmö, le 17 septembre, Jimmy Page dira : « The songs began to stretch out and I thought we were working into a confortable groove… » Le verbe to stretch out, que cela gicle, et le mot fétiche groove, pas seulement le rythme, mais la façon de se rejoindre dans l’élan : « Ça commençait à sortir tu vois, et on amorçait un fichu groove… » Et Grant, quand il les rejoint en Norvège, à la fin de la tournée : « That sounds great », ce sera sa seule appréciation, mais suffisante.

C’est cela, que Grant avait compris.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 2 septembre 2013
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