fiction dans un paysage | route du soir

et la paix dans la tête lorsque tout ce temps on marchait


On avait réappris cela : de toute façon, plus personne sur les vieilles routes, plus de véhicules pour te dispenser de marcher, simplement marcher.

On avait tant réappris : la distance de hameau à hameau, le trajet pour le village, le lointain rêve des villes (elles existaient, mais quelle expédition c’était), et progressivement s’était reconstruit notre rapport à la terre. Quelle folie c’était, nos déplacements de fourmis, nos assauts de vitesse, nos migrations stériles.

On marchait à pied sur la vieille route, on s’en revenait lentement le soir.

On réapprenait les lointains qui étaient les lointains de notre horizon. On réapprenait la tombée des heures.

Il y avait des pays (tu y avais vécu, autrefois) où même du temps des véhicules l’espace imposait cette lenteur, cette progression comme infime.

On la réapprenait pour nous-mêmes : savoir le temps qu’il fallait jusqu’au prochain virage, jusqu’au nouvel horizon, l’autosuffisance qui nous était imposée pour les choses simples. C’est elles qu’on réapprenait, les choses simples.

Il n’avait pas disparu, le monde d’avant. Dans les champs, sous les hangars, on les apercevait encore, les voitures mangées par l’herbe, les ferrailles rouillées qui transperçaient. Et puis il y avait le grondement des contrôleurs, les 4x4 qui passaient en vrombissant (eux avaient le droit) et leurs hélicoptères dès lors qu’un mouvement était détecté.

On réapprenait aussi à se cacher sur le bord de la route, lorsque le grondement approchait, depuis un coin discret du ciel comme une guêpe, ou recouvrant soudain toute la largeur de la route.

Il y avait eu des maisons incendiées, parce que d’aucuns ne s’étaient pas cachés assez vite sur les bords de la vieille route.

Cela n’empêchait pas d’aucuns (les vieux cirques avaient ce privilège, et cela remplaçait si avantageusement les télévisions, cinéma et toute cette ancienne pacotille), ou ceux qui entretenaient le réseau électrique (on avait encore le réseau électrique) de continuer sur la vieille route le passage qui faisait lien, ou nous apportait le ravitaillement, les produits de nécessité.

Mais, globalement (c’était leur mot, globalement) ce qu’on réapprenait, cette douceur et cette lenteur du soir, la diminution progressive des lumières, et la paix dans la tête lorsque tout ce temps on marchait, était bien plus favorable que ce qu’on avait perdu, ce dont on nous avait privés.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 10 août 2013
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