la librairie le Bleuet à Banon, le million de livres et la dette

visite annuelle à la plus belle et singulière librairie du pays, et mode vigilance


Livre Hebdo annonce cette semaine le « plan de sauvegarde » de la librairie Le Bleuet à Banon, mais se contente d’en mettre la cause sur Internet ". C’est une drôle d’ampliation de la phrase du fondateur du Bleuet, librairie géniale à laquelle nous sommes tous attachés, qui dit, lui : « J’ai eu une mauvaise vision de l’univers du net et de ce que devait être un site de vente en ligne », ce qui n’est pas du tout la même chose.

J’invite à relire billet ci-dessous, après visite l’été dernier. Le Bleuet a misé sur la vente en ligne, et fait construire un magnifique entrepôt (je parle architecturalement : insertion dans un des plus beaux paysages de France, utilisation de bois, courbes, architecture durable) et bicyclettes électriques à disposition des clients de la librairie pour aller récupérer leurs commandes à l’entrepôt. À Toulouse, Ombres Blanches a aussi développé cette technique de stock à deux niveaux.

Dans que disent les libraires du Banon (en tout cas, ce qu’ils disaient au mois d’août), c’est bien le remboursement de la construction et de la gestion de l’entrepôt qui les met en difficulté, et le méconnaissance de Livre Hebdo sur un point technique aussi important dans l’économie de la librairie en général ça laisse quand même perplexe.

Les questions que je posais entre les lignes en septembre dernier, justement parce qu’il n’est pas question qu’une initiative aussi géniale que Le Bleuet disparaisse :
 le site du Bleuet, par exemple, supposait, au moins la première année, qu’on s’inscrive avant même de pouvoir faire une recherche, comment avoir pu tomber dans une erreur aussi basique ?
 l’entrepôt, comme la librairie, est dans une magnifique région mais d’accès difficile : l’expédition d’un livre, quel délai pour être concurrentiel ?
 un investissement de telle taille, quand la région regorge de petites librairies originales (je pense à des villes comme Manosque ou Digne, ou Pertuis) ne pouvait-il être mutualise sur le modèle de ce que construisent les libraires parisiens ?
 le Bleuet étant une des GRANDES librairies françaises, pas par le chiffre mais par la passion et le côté tout à fait étonnant de ce dédale de pièces où on trouve des fonds entiers d’éditeurs, comment un tel équipement n’aurait pas pu être conçu en partenariat avec les autres librairies à plus de 100 000 titres en fond, comme Mollat, Sauramps, Dialogues, Ombres Blanches, etc ? Combien de fois l’impossibilité de cette profession à se rassembler va se retourner contre elle ?

Je souhaite bien sûr que cette collecte crowdfunding, qui doit représenter 6 semaines de tréso à la librairie, bien sûr réussisse. Mais toutes les questions restent posées : l’interprofession se portera-t-elle volontaire pour que ce magnifique entrepôt, dans une chaîne de mise à dispo de stocks au niveau national, puisse aider à la concurrence indé vis-à-vis d’Amazon ?

Je comprends très bien que pour Livre Hebdo ce soit plus facile de mettre ça, comme d’habitude, sur le dos d’« Internet ».

FB

 

Passage annuel à Banon : comment ne ferait-on pas le crochet ? Ce serait comme passer à [COCHER LA VILLE / Brest / Bordeaux / Toulouse / Montpellier / Strasbourg] sans passer à [COCHER LA LIBRAIRIE / Dialogues / Mollat / Ombres Blanches / Sauramps / Kleber] mais à une différence près, chacune des grandes librairies évoquées est dans une grande ville, avec facs, bibliothèques, large bassin de population, implantation centrale, tandis que Banon est à l’écart de tout, certes en magnifique pays à l’exacte jonction du Ventoux et des Alpes de Haute-Provence, avec un vieux village des plus remarquables, mais quand même un écart radical.

Et c’est pourtant cet écart qui a été la carte-maître : combien sommes-nous de centaines ou de milliers à organiser nos trajets, ne serait-ce que le trajet des vacances, pour un crochet à Banon, à cause de la librairie Le Bleuet ?

Une vieille maison de village, qui s’est augmentée des 2 maisons voisines. D’où, sur deux étages et demi, un labyrinthe de petites pièces chacune avec escalier ou marches d’accès, fenêtres sur les toits et la campagne environnante, mais là où les libraires de ville doivent s’acquitter d’un loyer prohibitif, assez d’espace pour un fonds considérable, sinon exhaustif. Faites le test pour des éditeurs comme Cheyne ou Le Temps qu’il fait, pour des collections comme L’Un et l’autre (ou même ma fugace collection Déplacements au Seuil), ou les Cahiers Rouges historiques de Grasset, ou les Minuit, ou les Corti : il y a tout, catalogue intégralement présent. Alors on prend les livres parce qu’ils sont là, tout simplement. Est-ce le même Bleuet qu’il y a 8 ans ? Probablement une inflexion qui est celle du métier en général : l’offre éditoriale se normalise et s’appauvrit, ce n’est pas la faute des libraires. Des émissions de télévision et le bouche à oreille amènent vers le Bleuet des gens pour qui la librairie est chose largement étrangère (« C’est encore plus grand que la médiathèque d’Orléans », dira une dame à son mari... Mais quand je les aperçois plus tard à la caisse, ils ont acheté pour 95€ de BD dont plusieurs en papier cadeau). N’empêche que chaque fois on se fait prendre au piège, tables remarquablement suggestives, un peu comme (la taille n’a rien à voir) chez mon libraire personnel, Le Livre à Tours : la mise en avant non pas du pré-vendu, mais de ce qui fait sens. Le goût des matières (ici exacerbées par les lumières), le culot de défendre des titres anciens mais inusables. Et quand on rentre dans l’espace relativement petit qui rassemble tous les Quarto, Bouquins, Omnibus et autres, on a l’impression quasiment d’une bibliothèque personnelle – ou leur façon de mettre en avant les petites maisons d’édition à ne pas manquer, puisque la création c’est bien là que ça se passe.

Autant dire aussi que la disponibilité d’un tel stock aide à fidéliser la clientèle : vous ne trouvez pas un livre, ils vous l’envoient.

L’an dernier, Le Bleuet a innové avec un magistral coup de poker. En bas du village, un magnifique bâtiment de bois, architecturé, aux normes les plus strictes de l’économie durable. Un livre n’est pas en rayon, il sera dans l’entrepôt. Des vélos électriques sont à votre disposition devant la librairie pour que vous alliez vous-même récupérer votre achat à 500 mètres. Le principe est viable : Ombres Blanches à Toulouse s’est doté aussi d’un entrepôt, bâtiment aveugle jouxtant la librairie, permettant d’inventorier 120 000 titres quand le magasin n’en propose que 90 000 (merci de corriger si c’est inexact).

Cela supposait pour Le Bleuet de s’implanter dans la vente en ligne. Un site a été lancé, mais assez maladroitement : il fallait s’inscrire avant même d’avoir accès au moteur de recherche. Ça a été vite corrigé, mais le web ça ne s’apprend pas d’un coup. Surtout, les sites qui se sont imposés dans la vente en ligne (les librairies citées ci-dessus) utilisent les ressources monétisées de Google : une requête sur un titre va proposer dans Google sa disponibilité dans les librairies indépendants, avant même l’affichage Amazon ou Fnac. D’autres (comme Vent d’Ouest ou Coiffard à Nantes) s’insèrent directement dans le marketplace d’Amazon, leurs livres apparaissant en disponibilité immédiate là où Amazon demande tout un délai. Si le Bleuet ne s’impose pas dans la vente en ligne comme Mollat, Dialogues ou Ombres Blanches ont réussi à passer le cap critique, le poids du récent investissement entrepôt pourrait grever lourdement l’expérience libraire, voire la mettre en danger.

Et pourtant, quelques heures à Banon chaque année : tous ceux qui s’arrêtent ici entrent à la librairie et personne pour en sortir les mains vides, et, réciproquement, tous ceux qui ont fait le crochet pour la librairie s’arrêtent pour le casse-croûte ou la dégustation, le village est devenu le contraire de ces « cités du livre » qui ont été à la mode il y a un certain temps et meurent désormais sur place.

Aider le Bleuet en lui ménageant une place dans vos achats en ligne, au moment du choix ? Certainement. Mais je suppose qu’ils n’aimeraient pas ce vocabulaire, et c’est comme le défunt 1001Libraires ou autres expériences : quand ça boite, c’est fichu, mais le Bleuet ne boite pas, ça reste une des plus belles, des plus singulières librairies en France, et surtout une expérience complètement inédite de rapport spatial du livre au territoire.

Plutôt qu’à nouveau on pourrait se sentir amer de constater qu’au lieu de jouer solo (même si, avec leslibraires.fr et quelques autres regroupements, le chemin inverse s’ébauche enfin), l’ensemble des libraires s’étaient dotés d’un outil collaboratif mutualisé pour la commande et l’expédition. Alors l’entrepôt du Bleuet, expérience si singulière, pourrait devenir un silo d’appui aux autres libraires, tout simplement parce qu’est possible ici une disponibilité exhaustive de l’ensemble de nos richesses éditoriales, des plus standardisées aux plus marginales et expérimentatrices. Est-ce qu’un pareil équipement, s’il devait mettre en danger une des plus singulières réussites de la librairie en France, ne devrait pas entrer dans un dispositif qui mutualise les ressources ? On sait que jusqu’ici l’individualisme des libraires leur a toujours fait choisir l’échec que la mise en commun, là s’arrête ce qu’on peut dire ou rêver.

Et pour ceux qui ne connaîtraient pas, un petit aperçu... Mais pas possible de ne pas relayer le petit clignotement orange : un libraire audacieux invente une forme neuve de diffusion, au terme de la première année ce n’est pas encore amorcé comme ça devrait, poussons tous à la roue – lorsque vous commandez un livre en ligne, passez voir aussi leur site ?

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 30 juillet 2013 et dernière modification le 5 mars 2014
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