c’est si dangereux, les ateliers ?

un dialogue sur les ateliers d’écriture en milieu scolaire


En général, je ne réponds plus que rarement aux demandes d’entretien sur les ateliers d’écriture : trop souvent les mêmes questions, les mêmes explications à reprendre alors que tout est de longtemps sur la place publique, et que c’est tellement mieux de venir voir en direct.

Mais parfois, et même si on n’est pas d’accord, les questions sont suffisamment centrées et précises, alors répondre est un plaisir. Je mets ci-dessous l’intégralité d’un échange ce jour avec Elisabeth du Closel, qui prépare dossier pour Enseignement catholique actualités, journal que d’ailleurs je ne connais pas. Je préfère cette forme d’échange : pas de téléphonage, discussion mail et liberté à elle — que je remercie — de choisir, trier et ordonner ce qui lui convient.

Photos : en atelier d’écriture avec les 2nde année du Conservatoire national supérieur d’art dramatique, mai 2006. En haut : Benjamin. Premier montage : Julien et Jean-Baptiste, Igor et Éléonore, et en bas Jean-Christophe, Agathe, Vimala, Lahcen, Gabriel. Second montage : Eléonore et Igor, Tewfik, Gabriel et Jean-Baptiste, Judith et Thibaud.


On se casse fréquemment la jambe aux sports d’hiver, doit-on interdire le ski ?

 

Dans quelle mouvance d’atelier (Bing, GFEN, Oulipo...) vous inscrivez-vous, François Bon, l’auteur de Tous les mots sont adultes - méthode pour l’atelier d’écriture ?

Pourquoi d’emblée s’étiqueter dans une "mouvance", alors qu’on promeut une démarche — pour les élèves — radicalement personnelle ? Je n’ai jamais travaillé avec ceux que vous citez, on se croise parfois avec les gens du GFEN. L’Oulipo travaille sur des contraintes ludiques, ce n’est pas mon cas. Le domaine de l’écriture est assez vaste pour des pratiques différemment enracinées, et des recherches dans plusieurs orientations aussi. Si j’ai une affinité, c’est plutôt avec les modes d’approche du « creative writing » pratiqué dans les facs américaines (voir Feux de Raymond Carver pour le début de ce mouvement), qui continue de tant effrayer nos universités à nous.

Retour aux commencements. Quand et comment sont nés les ateliers d’écriture en direction du public scolaire, et dans les écoles elles-mêmes ?

Formulée ainsi, la question rend à nouveau implicite un monolithe qui s’appellerait « ateliers d’écriture » et ce n’est pas le cas. On peut mener des expériences remarquables avec des profs de sciences, des croisements avec les disciplines du corps. Des gens comme Anne Roche ou Claudette Oriol-Boyer menaient déjà ces expériences en 1971, 1973. Pour ma part, j’ai eu ma première expérience d’atelier d’écriture au lycée Jacques-Brel de la Courneuve en 1991, je savais que j’allais rencontrer une classe de première toutes les semaines pendant 3 mois, je n’avais aucune idée de ce que je leur demanderais. J’ai apporté avec moi le Journal de Kafka, puis une autre fois Espèces d’espaces de Georges Perec, et, si j’ai appris quelque chose, c’est par les textes des élèves eux-mêmes. Cela fait quinze ans, et je suis toujours en contact avec au moins 3 anciens élèves de cette classe.

Prennent-ils la même forme que les ateliers cités plus haut ?

Je ne sais pas quelle est la forme des ateliers cités plus haut, ne les ayant pas pratiqués. Je sais, pour ma part, que je ne fais pas de différence selon le public. Au contraire, je travaille plutôt en confrontant des publics différents au même mystère d’un texte. Par exemple, ces dernières semaines, le passage au fantastique, d’après deux textes d’Henri Michaux (Impossible retour et Nouvelles de l’étranger) mis en parallèle, je l’ai testé auprès d’un petit groupe de Normale Sup, d’un stage d’acteurs, et d’une classe de lycée professionnel. Je crois que maintenant je sais m’en servir. Les résultats sont étonnants. Les textes produits résonnent étrangement entre eux. Par exemple, pour revenir à la spécificité du travail scolaire, je suis très attaché à mener, parallèlement à l’expérience de terrain, des stages de formation d’enseignants. Alors, petit à petit, on sait mieux ce qu’on fait, comment l’orienter.

françois bon, atelier d’écriture au conservatoire national supérieur d’art dramatique © 2006

Ces ateliers en milieu scolaire se multiplient sous des formes diverses. Est-ce un simple phénomène de mode ou cela correspond-il à quelque chose de profond, de fondamental ? Ont-ils un véritable impact ?

Je ne suis pas sûr du constat. Le développement des ateliers d’écriture se heurte à une véritable hostilité de fond, notamment de l’inspection générale des lettres. Agressivité de plus en plus déplacée et nuisible à mesure que ces expériences gagnent en évidence et solidité, que les résultats en sont plus nets. Le dernier exemple en date, c’est que la littérature ne figure pas parmi les disciplines relevant du « Haut conseil à l’éducation artistique » créé en octobre dernier par le ministère de la Culture et le ministère de l’Éducation nationale. Par contre, oui, de plus en plus d’enseignants utilisent l’écriture créative en complément de leur cours, à tous les niveaux de l’éducation, depuis la primaire, et même la maternelle, jusque dans les écoles d’ingénieur. Mais faute de cet appui institutionnel, on se prive de l’évaluation, de la formation, et donc de solidifier un domaine qui ne s’oppose pas à la transmission traditionnelle de la langue et de la littérature, mais permet — j’en suis persuadé — d’ancrer le recours à la langue dans une idée de nécessité, de confiance, quels que soient les élèves auxquels on a affaire. Les enseignants ne sont pas beaucoup aidés, sauf exceptions, par leur administration.

Peut-on faire émerger, parmi cette palette d’ateliers, des "constantes" ?

Oui, je le crois sincèrement. Des questions portant sur l’espace, territoires, trajets dans un monde profondément bousculé, où tout est plus difficile à nommer. Des questions portant sur l’identité et son énonciation, après trois décennies d’un brassage sans précédent, à fort incidence culturelle. Sur l’utilisation de formes narratives issues du contemporain, qui sont des outils extrêmement puissants, qui permettent même aux plus fragiles de se saisir de plain pied de leur réalité immédiate, mais à l’utilisation desquels nous ne sommes pas forcément préparés. Ainsi, il y a certainement une « bibliothèque » commune aux ateliers d’écriture, où des livres comme Espèces d’espaces de Georges Perec, Vous qui habitez le temps de Valère Novarina, L’Usage de la parole de Nathalie Sarraute, Méthodes de Francis Ponge ouvrent à des mondes littéralement inouïs : et pourtant je les pratique depuis des années.

Quel(s) est (sont) le(s) objectifs d’un atelier d’écriture auprès d’un public scolaire ? Est-ce développer l’intériorité, développer l’imaginaire, faire "raccrocher" à la langue, à la littérature, libérer des tensions, découvrir une palette de voix par la lecture orale, libérer ses mots... faire de chacun un écrivain en puissance ?

Ecrivain en puissance, on l’est tous. La langue est puissance : elle nous « abouche » au réel, pour prendre le mot d’Artaud. Mais c’est une puissance qu’il s’agit d’éveiller, de structurer, de construire. C’est là que nous intervenons. Je me refuse, quand on construit un projet avec des enseignants, à me référer à des « objectifs » qui seraient permanents, indépendants du projet spécifique. Chaque atelier est une exploration précise, à nous de la visualiser en amont. Je ne pratique jamais de cycles courts. Quatorze ou vingt séances, c’est bien. Alors, dans ce cycle, on aura des exercices sur l’intériorité, des exercices sur l’imaginaire, on saura aussi accepter le réel, le nommer autrement. Ce qui reste magique, c’est que — dans n’importe quel groupe — chacun sera plus à l’aise dans tel registre ou tel autre : on aura gagné quand chacun visualisera le possible de la langue à partir de ce qu’il a entendu chez le copain...

Quelle place doit ou peut avoir un atelier d’écriture par rapport à l’écrit scolaire obligatoire et trop souvent rébarbatif ?

Je ne répondrai pas, parce que je ne considère pas l’écrit scolaire obligatoire comme rébarbatif. Un enseignant qui aime son métier, et quelles rencontres on fait parmi eux, sait rendre passionnant les domaines qu’il aborde : voir par exemple Aimer la grammaire, de Pierre Bergounioux, ou chez POL les livres de Blandine Keller. Mais je revendique, en partage avec l’enseignant, que l’atelier d’écriture est « à côté », n’est pas un objet évaluable. On est ensemble dans le travail. J’ai souvent vu l’enseignant se mettre lui-même à faire l’exercice.

Qu’est-ce qui fait la force d’un atelier d’écriture (l’énergie du groupe, les stimulations de l’animateur....) ?

Le seul appui, c’est la force et la surprise des textes qu’eux ils écrivent. C’est ça le moteur. C’est pour cela que le moment de lecture à haute voix est pour moi la partie la plus importante de l’atelier. On accepte le texte, on le reformule, on chemine vers sa compréhension, son inconnu. Là aussi, la part de travail que représente sur soi-même l’écoute, le remodelage, c’est totalement exclus pour l’instant de la formation des enseignants. D’où, inversement, le défi que représente la première séance.

Vous êtes partisan de la présence d’un écrivain pour animer un tel atelier et de partir de textes d’auteurs contemporains. Pourquoi ?

La question est posée à l’envers : en tant qu’écrivain, je sais mon besoin de ces expériences, je sais qu’elles sont pour moi un poumon, que chaque année je continue d’avancer, d’être sur de nouvelles pistes. Je sais qu’elles me renvoient à ma propre table de travail avec des résonances agrandies, des questions plus aiguës. Je viens de terminer un stage au Conservatoire national d’art dramatique : ces mômes de vingt-trois ans écrivent avec leur corps, la notion de sujet est déplacée, on devait apprendre à réfléchir autrement qu’avec la notion habituelle de sujet. Mais depuis des années je participe, en particulier avec Patrick Souchon, responsable à l’action culturelle de l’académie de Versailles, à des stages de formation d’enseignants : ces enseignants conduisent eux-mêmes depuis lors des ateliers, sans intervenant extérieur. On peut très bien mener des ateliers d’écriture sans publier soi-même, sans être « écrivain », et heureusement.
Par contre, que l’interrogation, pour porter sur la langue et le réel, parte de la littérature, je crois qu’en faire l’économie ce serait tromper, et gravement, les participants. Réduire l’écriture à de la technique, du Sudoku pour le métro. Mais tout cela est désormais relativement clair, et partagé. Je suis très heureux, par exemple, que l’hostilité à laquelle ceux de ma génération (Leslie Kaplan, Jacques Séréna, Michaël Glück) ont dû affronter — je me souviens de Michel Tournier en Une du Figaro en 1993 : « prétendent-ils en faire tous des écrivains ? » — les jeunes auteurs, très nombreux à mener ces expériences, dans les écoles d’art, dans les facs, en sont désormais dispensés.

Les formations existant aujourd’hui ne risquent-elles pas d’institutionnaliser les ateliers d’écriture ? Vous même êtes formateur, si j’ai bien compris, notamment dans les IUFM ?

Je n’ai jamais été formateur en IUFM. J’ai participé une fois, en 2000, à des résidences d’écrivains en IUFM, pour moi Créteil, où nous avions créé une « option artistique à dominante écriture ». L’éducation nationale n’a pas souhaité prolonger l’expérience, dommage. Votre question me fait penser, je ne suis pas skieur : « On se casse fréquemment la jambe aux sports d’hiver, doit-on interdire le ski ? » Faire travailler des élèves sur Lambeaux de Charles Juliet, savoir comment s’y prendre, moi je veux bien prendre le risque qu’on l’institutionnalise. La langue est une instance libre, c’est sans doute ce qui effraie l’institution, mais c’est aussi une garantie de respiration, même si on développe ces expériences. Le danger aujourd’hui, crucial, du moins en France, c’est la volatilisation des stages de formation d’enseignants à l’écriture créative. Pour se former aux ateliers, les enseignants payent de leur deniers des formations, par exemple chez Aleph-Ecriture, qui font cela très bien d’ailleurs.

Doit-il se contenter de libérer des émotions ? Faut-il se contenter d’un premier jet, avec les jeunes... L’animateur doit-il structurer ses ateliers, passer par des aspects techniques ?

Vous donnez la réponse avec la question, mais d’où prenez-vous cette idée qu’écrire c’est d’abord « libérer des émotions » ? Et qui se « contente d’un premier jet » ? Quel vocabulaire étrange. Même ce qu’on peut explorer du mental, en s’appuyant sur Antonin Artaud, c’est une conquête narrative, une poétique dont l’enjeu doit d’abord s’énoncer de façon claire pour le groupe. L’atelier d’écriture, et surtout en milieu scolaire, dépiste souvent des réalités très dures, qui n’en étaient pas le but. Ce n’est plus le travail de l’écrivain, c’est celui de la structure accompagnante, de l’enseignant. Nous intervenons dans une relation confiante et déjà privilégiée entre une classe et tel enseignant : nous sommes plutôt un facteur d’instabilité, de mise en risque. Mais l’émotion, rien de plus fragile en écriture : certains exercices que nous pratiquons (pour ma part, depuis le Journal de Kafka), seraient plutôt pour nous rééduquer à l’émotion, nous réapprendre à la recevoir, dans le mouvement ordinaire des jours. En tout cas, personne d’entre nous pour une idée aussi naïve de l’art brut, du spontané : même lorsque nous travaillons, à partir de Marguerite Duras par exemple, à enlever le travail de l’écriture, pour l’alléger, aller vers l’oral, cela se construit, se prépare. La difficulté, pour nous tous, n’est pas d’écrire, mais plutôt d’apprendre à prendre distance du texte pour son retravail. Eh bien cela aussi suppose des exercices précis, techniques, d’écriture par couches successives, de reprise, concentration ou élargissement. Un domaine où vraiment je me régale à apprendre.

françois bon, atelier d’écriture au conservatoire national supérieur d’art dramatique © 2006

L’enjeu est-il de parvenir à un écrit publiable ?

Clairement non. Si tel participant a appris, dans un cycle d’ateliers d’écriture, à orienter ses lectures, à canaliser son travail d’écriture et y marcher seul, mon but est atteint. Bien sûr, avec les années, on voit paraître régulièrement des livres dont on a pu d’abord rencontrer le futur auteur dans tel stage. Après deux ans d’intervention aux Beaux-Arts de Paris, j’espère bien que certains d’entre eux interviendront dans notre petit champ professionnel : mais ça prouve seulement le bien-fondé de ces pratiques, et je renverrai encore à ses deux magnifiques textes de Raymond Carver, racontant le premier atelier d’écriture auquel il a participé, et plus tard le premier atelier d’écriture, écrivain confirmé, il a été amené à organiser.
Mais la question a un envers qui me paraît plus intéressant. D’abord, les formes dans lesquelles on est amené à faire vivre les résultats d’un atelier d’écriture sont multiples : enregistrements audio, lecture publique, supports inattendus (je me souviens à la Boutique d’écriture de Montpellier quand avec Hervé Piékarski et Line Colson on avait imprimé nos textes sur les sachets avec lesquels le boulanger du quartier enveloppait les croissants du dimanche).
Là où on mène des ateliers, on apprend à recevoir le texte des autres. On fait intervenir des auteurs, et des meilleurs, ils viennent lire leurs textes, et les lieux d’écriture deviennent des lieux privilégiés pour la lecture à voix haute, un partage qui ne passe pas forcément par le livre et qui pourtant est pleinement littérature : quand on accueille l’écrivain pour une lecture, on l’accueille dans l’air qui résonne encore des mots qui sont les vôtres. De nombreux lieux d’écriture commencent ainsi à voir le jour, où la littérature mêle lectures et écriture : les bibliothèques publiques semblent aussi se réveiller, sur ce terrain (cette année, magnifique expérience pour moi avec l’accueil dans la bibliothèque municipale de Pantin de jeunes apprentis).

Peut-il y avoir atelier d’écriture sans lecture d’auteurs ? Même avec les publics de jeunes les plus difficiles qui ont "décroché" totalement d’avec la langue ?

Il n’y a jamais ce « décrochement » total d’avec la langue. On peut avoir affaire à des publics en grande difficulté, une parole de poète, une narration de Daniil Harms provoquera encore le court-circuit nécessaire. Qu’ils sachent aussi ce qui compte pour nous. Le parcours biographique d’auteurs comme Perec, Artaud, ou plus tôt Rimbaud, ou Cendrars, est aussi un appui considérable. Mon étonnement, ce n’est pas de pouvoir utiliser Ecrire en pays dominé de Patrick Chamoiseau avec des ados en apprentissage coiffure ou mécanique, c’est comment une société comme la nôtre maintient vis-à-vis d’un livre aussi riche un comportement quasi néo-colonial (c’est du « francophone ») alors que travailler avec un tel livre est décisif pour affronter nos propres fractures, celles qu’amplifie l’hyper-ville.

Considérez-vous que l’atelier d’écriture fait en classe présente le risque d’être trop contraignant et institutionnalisé, malgré l’intérêt grandissant porté par le monde enseignant à cette pratique ?

La question pour l’instant n’est pas là. Pour enseigner la philosophie, on s’exerce ensemble à philosopher. Combien de temps prétendra-t-on encore qu’on pourrait transmettre la littérature en réduisant l’écriture à l’usage critique, ou au commentaire ? Réponse toujours dans les moyens ridicules proposés à la formation initiale ou continue des enseignants pour leur appropriation de l’écriture créative : ce n’est pas le cas à l’étranger (Italie, Allemagne en particulier).

Dans les ateliers jeunes que vous avez animé, y a-t-il eu des répercussions sur les enfants et leur manière d’appréhender la littérature, l’écrit ?

Comment n’y en aurait-il pas ? C’est un voyage qu’on fait ensemble : on donne et reçoit, ils donnent et reçoivent aussi. Je refuse en général de répondre à cette question, parce que souvent dite de façon plus insidieuse : « Qu’est-ce que vous leur apportez ? » Je préfère m’en tenir, y compris avec eux, à dire ce qu’ils m’apportent, eux. A ce que j’en reçois d’inconnu. Ma route est faite, à eux de prendre ou pas ce que j’apporte. Mais on fréquente ensemble du vertige, on partagera ensemble non pas ces émotions « libérées », mais l’émotion à ce qui nomme le monde et le chante, de façon juste. Ce qui nous augmente ensemble. Au terme d’un atelier, ils sont dépositaires d’un autre savoir d’eux-mêmes : celui qui les confronte à de l’inconnu et les en fait porteur. La langue, comme la musique, on l’a exercée : ce qu’on a accru ici de liberté ne se cantonnera pas à l’usage créatif de la langue. C’est une posture d’être qu’on déplace. Alors on a rendu à sa propre bibliothèque un peu de ce qu’on y a pris.

Comme dit Armand Gatti, « il ne saurait y avoir intégration au monde sans maîtrise du verbe » - l’atelier doit-il avoir pour but principal une réelle appropriation de la langue ?

Que je n’aime pas ce vocabulaire du « doit », du « principal », de cette « réelle appropriation » - vous me voyez dire : « nous allons procéder à une fausse appropriation de la langue » ? (Ceci dit, à partir de L’Art Poetic’ d’Olivier Cadiot, on peut aussi faire un bel exercice dans ce sens, à partir de la langue morte, les notes de service, le jargon technique : envoyez une classe de cinquième noter pendant une demi-heure chrono tout ce qu’on peut entendre dans les couloirs en écoutant aux portes sans se faire prendre, y compris dans la salle des profs ou le bureau du proviseur, prévenu à l’avance : paradoxalement, rien de mieux pour travailler à rétablir le lien à l’école dans sa mission collective, la responsabilité partagée qu’on en a).
Je ne plaisante qu’à moitié. Cette magie du verbe qu’évoque Gatti, c’est ce qu’il place dans la langue des oiseaux, ou de la neige qui a été son seul aliment dans sa fuite à pied de Hambourg à Bordeaux en plein hiver de la guerre. Je ne propose pas d’intégration au monde. Nous sommes d’avance intégrés à ce monde qui est le monde en partage. C’est la dépossession de la langue qui organise la séparation, reste l’outil de la domination qui exclut, rabaisse, méprise. Alors oui, le « verbe » réappris ensemble nous rend plus forts.
Dans le début d’un cycle d’atelier en classe, je fais souvent travailler sur un bref trajet répété très souvent : de la cité à l’école. Il y aura les arrêts de bus, les paroles entendues, la difficulté à décrire ces franges abîmées de la ville. La réaction sera souvent celle d’une défiance : « C’est nul, monsieur. » Et puis tout d’un coup, on découvrira les potentialités de ce qui est écrit, les films qu’on pourrait en faire, la vie du sans-abri dans une dignité restaurée parce que voilà les trois mots qui le font ici exister, ou bien, en plein milieu du rond-point de la quatre voies, sous l’immeuble, « l’igloo » où on a établi son territoire de rêve, son île secrète à pensée.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 20 mai 2006
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