outils du roman | 1, à table

un atelier collaboratif en ligne, sur le thème des "outils du roman"



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proposition 1 | à table


Commençons doucement. En sachant que chacun aussi, prenant l’atelier à son rythme, pourra revenir sur ces propositions initiales.

Dans un premier moment, je souhaiterais qu’on avance par fragments de prose narrative, qui ne se poseraient surtout pas la question de leur avant ni de leur après.

Ne pas penser nouvelle, ni même texte bref, qui suppose une structure liée à ce fragment ou cette nouvelle.

Ce serait comme en danse ou en sport on travaille d’abord sur le relâchement.

Bien sûr qui ne concernerait pas l’écriture, mais qui ouvrirait à sa possibilité plus autonome, plus libre. Ce qu’on voudrait relâcher, c’est l’idée de la démonstration, l’idée du livre, l’idée même de la construction.

Pour se concentrer sur l’intérieur du texte, les matériaux qu’il va absorber.

La base : A creative writing no-guide, la proposition donnez-leur à manger. Je résume :

 l’enjeu, faire exister une relation forte entre des personnages, qui passera principalement par le dialogue, tout en se contentant d’éléments les plus discrets et subjectifs, justement pour que cette relation passe avant le contenu, et qu’on puisse l’écrire – en tant que relation – même si on a très peu d’éléments disponibles sur personnages, situations, histoire, qui seront une conséquence, ou une induction de cette première prise d’écriture ;

 pour cela, insérer les personnages dans un bain qui les parasite : en les installant « à table », on aura à sa disposition les éléments de description du lieu (pas forcément familial ni restaurant bourgeois, les ouvriers sur la célèbre poutre de l’Empire State en 1931 ont à la main leurs sandwiches), les éléments temporels de suivi ou d’organisation ou de rituel du repas, les éléments visuels concernant les personnages eux-mêmes, et leur comportement dans ce repas, ou d’éléments auditifs, ce qui se mêle d’autres conversations ;

 c’est l’ensemble de tout cela dont on décrit un fragment, scène décollée, lambeau, en portant un grand effort mental à ne pas vouloir reconstituer une totalité, et encore moins justifier de circonstances, d’amont au récit ;

 penser que ce n’est pas la conversation en elle-même qui est le tour de force de l’exercice (rien de plus pénible à lire qu’une conversation rapportée), mais ce qu’elle suggère, induit, nous appelle à reconstituer des personnages par l’imaginaire ;

 appuis littéraires : le plus emblématique serait La promenade au phare de Virginia Woolf, puisque tout le livre est un repas, vu par le monologue intérieur de chacun de ses protagonistes, sans jamais savoir si le repas sera suivi de la fameuse promenade au phare, ou pas ; à relire : parmi plusieurs repas emblématiques chez Proust, quand le narrateur de À la recherche du temps perdu est invité à dîner chez les Swann et qu’il rencontre Bergotte pour la première fois. Dans mon travail personnel, utilisation de cette technique dans L’Enterrement (mis à disposition en zne téléchargement, où trois séquences linéaires (la levée de corps, le trajet vers église et cimetière, le repas d’après cérémonie) sont superposées en permanence ;

 avant de vous lancer dans l’écriture, prendre le temps d’une petite collation mentale de scènes de repas dans les livres (aussi les films, mais c’est trop dangereux, ça vous écartera) qui vous sont chers, reconstituer ne serait-ce que mentalement ces trois dimensions associées : ce qui est donné à voir des lieux, de l’organisation du temps, avant même des visages et dialogues ;

 et encore, toujours dans cet avant de l’écriture, que ce soit sous formes de notes minimales, ou rien que mentalement, mais en considérant vraiment ce temps comme partie de l’écriture, liste des propres éléments que vous allez insérer dans votre texte (les mêmes, lieux, visages, bribes de dialogues) ;

 veillez bien à l’entrée dans le texte : si on commence par une mise en place, ou le trajet pour aller au restaurant, ou pourquoi l’assemblée familiale ou la cantine en haut de la Maison de la radio, on n’arrivera jamais au début – partez sur une phrase dite par un personnage, cette contrainte d’oralité est toujours favorable, et utilisez le fash-back pour insérer seulement ensuite les éléments de contexte dont vous avez besoin ;

 tout cela va être complété à mesure de notre dialogue, espace ci-dessous ouvert, dans l’idée que vivre avec une proposition est un chemin symétrique entre énonciation et contributions (que j’attends bien sûr en retour, et qui seront jointes ici même).

 

quelques exemples

merci à Christine Zottele – blog Est-ce-en-ciel, ce cette collecte, via Robbe-Grillet, Murakami et Glenn Taylor, de quelques exemples illustrant proposition ci-dessus...

"Vous ne trouvez pas que c’est mieux ?" demande A..., en se tournant vers lui.

"Plus intime, bien sûr", répond Franck.

Il absorbe son potage avec rapidité. Bien qu’il ne se livre à aucun geste excessif, bien qu’il tienne sa cuillère de façon convenable et avale le liquide sans faire de bruit, il semble mettre en oeuvre, pour cette modeste besogne, une énergie et un entrain démesurés. Il serait difficile de préciser où, exactement, il néglige quelque règle essentielle, sur quel point particulier il manque de discrétion.

Évitant tout défaut notable, son comportement, néanmoins, ne passe pas inaperçu. Et, par opposition, il oblige à constater que A..., au contraire, vient d’achever la même opération sans avoir l’air de bouger - mais sans attirer l’attention, non plus, par une immobilité anormale. Il faut un regard à son assiette vide, mais salie, pour se convaincre qu’elle n’a pas omis de se servir.

La mémoire parvient, d’ailleurs, à reconstituer quelques mouvements de sa main droite et de ses lèvres, quelques allées et venues de la cuillère entre l’assiette et la bouche, qui peuvent être considérés comme significatifs.

Pour plus de sûreté encore, il suffit de lui demander si elle ne trouve pas que le cuisinier sale trop la soupe.

"Mais non, répond-elle, il faut manger du sel pour ne pas transpirer."

Ce qui, à la réflexion, ne prouve pas d’une manière absolue qu’elle ait goûté, aujourd’hui, au potage.

Alain ROBBE-GRILLET, La jalousie, les éditions de Minuit, 1957, pp. 23-24

 

"Tu n’as pas d’intérêt pour l’écriture des romans, et tu n’as pas cherché à concourir pour le prix des nouveaux auteurs", redit Tengo comme pour être bien certain de ces faits.

Fukaéri acquiesça sans détourner les yeux de Tengo. Puis elle rentra légèrement les épaules comme pour se protéger d’un vent froid.

"Tu ne penses pas non plus devenir écrivain."

Tengo s’aperçut, étonné, qu’il lui avait posé cette question sans mot interrogatif. C’est sûr, cette manière de parler devait être contagieuse.

"Non...", répondit Fukaéri.

On leur apporta leurs plats. Pour Fukaéri, c’étaient donc de la salade dans un grand bol et des petits pains. Pour Tengo, des linguine aux fruits de mer. Fukaéri, avec sa fourchette, retourna plusieurs fois les feuilles de laitue, du regard que l’on prend lorsque l’on déploie un journal pour vérifier quelque chose.

[...]

Fukaéri saisit du bout des doigts une petite tomate et la dégusta. Tengo mangea une moule piquée sur sa fourchette.

"Fais-le...", dit simplement Fukaéri.

Puis elle attrapa une autre tomate.

"Écris comme tu veux..."

Haruki MURAKAMI, 1Q84, Livre 1 Avril-Juin, éd Belfond, 2009, pp. 93-95

 

"Eh bien, je crois qu’en réfléchissant un peu, vous allez me comprendre. Tous ces textes que vous et moi écrivons sur des gens et les lieux où ils vivent. Pour autant que je sache, nous essayons de les rendre aussi réels qu’on peut le faire avec de l’encre sur du papier. Vous me suivez ?

— Je crois que oui."

Quelqu’un fit tomber un verre par terre. Le brouhaha des conversations était assourdissant.

"Mais tous les récits vraiment réels perdent un peu de leur vérité dès qu’on les tape à la machine. Et dès que quelqu’un les lit, ils perdent encore un peu de leur vérité. Ensuite, des gens importants les trouvent formidables et leur donnent une récompense. Ils écrivent des articles sur votre article, lequel perd encore un peu plus de sa vérité initiale. Vous comprenez ?

— Oui, très bien." C’était la meilleure et la pire des conversations à laquelle Mitchell eût jamais participé lors d’une réception.

" Donc, poursuivit A.C., à un moment vous envoyez tout balader et vous mettez votre machine à écrire au clou. Je ne dis pas que j’en suis là, mais si je m’installe à New York, je suis sûr de m’approcher à toute vitesse de cette catastrophe."

Il vida sa tasse de café avec une vivacité fort peu élégante, puis posa violemment la tasse vide sur une table roulante. Alors il se pencha tout près de Mitchell et lui murmura à l’oreille :

"Toute cette agitation autour de nous n’a rien de réel. Et dans la mesure où nous essayons de trouver la réalité pour la coucher sur le papier, nous allons droit à l’échec. Il n’y a pas de réalité quand on parle d’écriture." Il se redressa et sourit à l’autre écrivain, qui semblait plongé dans une grande confusion.

A.C. alluma une Chesterfield, inhala la fumée au fond de ses poumons et éclata de rire en la laissant sortir simultanément par les narines et la bouche. Il eut soudain envie de cracher son dentier par terre. "Pourtant, c’est vous qui y parvenez le mieux, je crois", ajouta-t-il. Il serra la main de Mitchell et s’excusa pour aller aux toilettes. Ce café de luxe vous traversait le corps en un rien de temps.

Glenn TAYLOR, La ballade de Gueule-Tranchée, éd. Bernard Grasset, Points pp. 276-277, titre original The Ballad of Trenchmouth Taggart (2008) traduit de l’anglais par Brice Matthieussent.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 5 juin 2014
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