en ce jardin

trous


Chacun avait un jardin noir, à la terre rauque, hérissée. Les villes proposaient assez d’espace inutilisé : on avait détruit une maison, fermé une usine. On ne pouvait rien cultiver ni construire, ici. N’empêche que les autobus continuaient de desservir, ou bien qu’en voiture on pouvait sortir de la rocade, longer l’usine de traitement des eaux usées, et arriver ici aux parcelles. On avait établi assez vite un système communautaire : qu’importe si certains n’en faisaient pas usage. Vous aviez droit à votre parcelle, et j’avais pris la mienne. On y posait seulement, si on voulait, ces objets, ces boîtes, ces trois misères dont on voulait mémoire ou héritage. Le ciel de la ville n’avait jamais été limpide : en quelques semaines des pluies et des poussières ici, la couleur des objets et papiers était celle de la terre. On racontait que certains s’asseyaient là et n’en bougeaient plus : qu’eux aussi avaient pris cette couleur. On le dit : moi, dans mon lot de parcelles, je n’en ai pas vu de tels. On dit aussi qu’on peut enterrer. Certains cimentent leur parcelle : ce n’est pas chic. Ils en sculptent la surface, des obliques, des bombements, des gravures s’ils sont artistes. Dessous, leur mémoire de choses. Pour ajouter, ils cassent : cela les occupe, faire et refaire. D’autres, plutôt, enrobent l’objet – de papier, pour le moins, de plastique, d’une gangue de verre (cela, je l’ai vu), ou même de ciment comme d’un oeuf – et vous plantent ça profond dans la terre. À la surface, ils cultivent, décorent, mettent un écriteau avec l’inventaire ou la liste. D’autres, dont je suis, respectent l’usage premier. On vient là, on ouvre le trou : on pose les papiers, les vieux livres, les objets inutiles ou usés, les vieux habits qui ne sont plus portables, les factures et les lettres, les photographies qu’on ne souhaite plus voir, les cailloux et bois ramassés (les ampoules aussi : certains placent ici les ampoules qui les ont éclairés). Mais rien de limitatif : quelqu’un à trois parcelles de la mienne a placé un canapé, où il avait eu du bonheur (puis elle s’en est allée). il n’y mettra rien d’autre, dans sa parcelle. Le canapé est dessous la terre, et lui le dimanche vient s’y asseoir, sur une chaise de jardin, et pense – on ne le voit pas, le canapé, mais il m’a raconté. Moi je n’aime pas penser. Je viens plutôt le soir, dans l’heure intermédiaire. La terre donc est noire, rauque, hérissée. J’aime chez moi garder ma pièce vide, et blanche, et surtout depuis qu’ici j’écris ces textes. Alors c’est un enfoncement vertical qui déchire et troue la petite surface accordée. Mais avec cette poussière noire qui recouvre tout, ce n’est pas un problème : rien d’indiscret. Est-on, au-dedans de nous-mêmes, autre chose que cette surface rêche, hérissée de tranchants, de formes désormais indéterminables, de papiers illisibles ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 13 avril 2009
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