Giorgio Manganelli | « Il fut un temps où il n’y avait pas de littérature...

à la redécouverte d’un diseur nécessaire de l’obscurité des temps, quand ils passent à côté de la littérature...


« Il fut un temps où il n’y avait pas de littérature. Un temps qui ne dura guère, d’ailleurs : quelque chose comme dix mille à trois millions d’années, le temps pour la terre de se refaire trois fois une beauté, d’aller deux fois au théâtre et cinq au cinéma, et de commencer une analyse. Il m’est facile d’imaginer un temps sans autos ni locomotives ni drapeaux ni premiers ministres ni prêtres, sans zoos ni attaché-cases ni télévisions ni microsillons ; mais pas un monde ou un temps, une série ou un chapelet de générations, sans littérature. Je ne peux pas m’empêcher de penser que les hommes et les femmes avaient alors tout ce qu’il fallait pour faire de la littérature : ils avaient les mots, les cimetières, les exclamations, les maladies, la faim, l’incertitude du lendemain, le feu qui réchauffe et celui qui brûle, les coups de foudre et les aversions, les avortements et les massacres, les familles et les adultères ; mais la littérature, ils ne pouvaient pas l’avoir. Il leur manquait ces choses à bon marché qu’on achète au tabac du coin ; mais nos ancêtres, les hommes de l’époque pré-Agatha Christie, n’avaient pas de marchands de tabac. Ils n’avaient ni papier ni crayons ni plumes ; en auraient-ils eu, il leur manquait encore l’alphabet ; auraient-ils eu l’alphabet, il leur aurait manqué les éditeurs, relieurs, typographes, librairies, bibliothèques, chroniqueurs littéraires, prix littéraires, titres, catalogues, etc.
Mon opinion – une opinion un peu étroite mais honnêtement partisane – est que, durant quelques milliers de générations, la vie sur la terre dut être d’un ennui extrême. »
Giorgio Manganelli

 

màj 22/07/2014 : Fictions & Cie a 40 ans

Le mercredi 24 septembre prochain, à Paris, la collection Fiction & Cie fondée aux éditions du Seuil par Denis Roche, actuellement dirigée par Bernard Comment, et qui accueille mes 2 derniers livres, fêtera ses 40 ans. Sais pas si Bernard et Flore auraient l’idée saugrenue de demander à leurs auteurs d’aujourd’hui un hommage aux vieux Fictions, en tout cas si jamais c’était le cas, je choisirais certainement une page de ce grand fou de Manganellli, que je n’en finis pas de découvrir... Et ci-contre à droite, mot-clé à son nom pour d’autres pistes (dont le toujours indisponible Centuries)...

 

présentation initiale, 20/01/2014

Giorgio Manganelli (1922-1990) concevait ses « IV de couv » (ci-dessus) comme des objets littéraires autonomes, presque une fiction complète.

En ces temps où chacun sait que ça ne va pas trop fort, 5 ans d’expérience publie.net qui se confrontent à un constant déni, presses, relais, mais aussi ventes, hors notre noyau le plus impliqué d’abonnés et d’auteurs, et qu’en même temps qu’on s’accroche dur comme fer à continuer – mais sous voilure réduite –, qu’on envisage parallèlement toutes les solutions alternatives possibles, tout d’un coup voilà que s’ouvre à nouveau une source noire. Ceux qui, dans les temps difficiles, s’obstinent à écrire.

Manganelli est de ceux-là, même s’il n’y a plus Calvino pour nous le dire à chaque cigarette rallumée.

J’en sais encore trop peu sur lui, je commence juste l’approche. Angoisses du style, Le bruit subtil de la prose, je suis parti à tout lire.

Ce qui le caractérise : une prose lourde, profonde, une richesse large d’images, de dérives, et un goût de la fiction jusque dans l’essai, où c’est la littérature même qui fait le matériau de la vision. Y compris lorsque maltraitée ou carrément disparue dans l’horizon du monde qui va.

Ainsi ce trésor (encore disponible, ce qui n’est pas le cas des livres parus chez Bourgois par exemple, dont le Centurie, 100 romans-fleuve minuscules qu’on trouvera traduit en américain, allemand, espagnol..., donc en Fiction & Cie, traduction Danièle Van de Velde (ses autres traducteurs seront Philippe Di Meo et Jean-Baptiste Para), ce Discours de l’ombre et du blason, ou du lecteur et de l’écrivain considérés comme déments. Imaginer un monde qui aurait suivi son identique chemin, y compris avec critiques littéraires et grands savants, mais qui aurait oublié de créer la littérature...

Voici le chapitre IV, sur la page. C’est éblouissant, profond, vital. On peut remplacer son idée d’une page devenue carrée par une page devenue écran...

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Merci à Laurent Évrard, qui n’aime pas Internet mais tant pis. Photographie ci-dessus : Rome, bibliothèque de La Sapienza.


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Giorgio Manganelli | Discours de l’ombre et du blason, ou du lecteur et de l’écrivain considérés comme déments


Me revoici face à la page complice, mystérieuse, ironique ; rectangle qui n’est rien d’autre que l’enceinte carrée de mon château hanté. Non, je ne me suis pas trompé, je ne me suis pas concédé la petite liberté de vespasienne d’un lapsus. Ce rectangle est un carré, ce carré est un rectangle ; et s’il en allait autrement, si le carré était carré, ma main s’arrêterait, et les syllabes cesseraient d’engendrer d’autres syllabes. C’est un carré rempli de vagues ébauches de visages, que la luminosité diaphane d’autres visages éphémères, ou l’éclat fugitif d’ongles ou de dents, fait sortir de l’ombre où ils sont plongés. L’obscurité qui souffle en rafales par moments s’apaise et s’éclaire, et on croirait un échiquier mouvant ; l’arôme du vin se mêle au sentiment du sang, le sommeil et l’aube se succèdent, à chaque instant un jour finit, et un jour oblique tente de se lever. Le carré rectangulaire ne peut être que la taverne, laquelle est donc fermée, quoiqu’elle n’ait pas de limites. Dans les angles se cachent des parasites, des rêves d’animaux plongés dans un sommeil léthargique, des agrandissements photographiques de parents morts, qui ont le large et patient sourire des morts, des membres disjoints d’animaux que la colle de la vie n’a pas pu rassembler. D’incompréhensibles figures parcourent dans tous les sens la surface du carré : animaux hiéroglyphiques, rotules allusives, cercles trop parfaits pour être nés du hasard. Ces figures ont certainement rapport à moi, mais ce qu’elles veulent dire, si elles veulent dire quelque chose, je ne peux pas le savoir.

Peut-être suis-je entouré des lettres et des syllabes d’une langue qui fut inventée pour moi seul, mais dont j’ignore tout ; et la langue dans laquelle j’écris est pauvre et inexacte, et traite de choses que j’ignore, elles aussi : maladies du bétail, amours marines des poissons, autobiographies des fleurs. Je suis donc moi aussi prisonnier d’un carré – le monde entier est un carré – où la littérature est impossible, n’existe pas, n’existera jamais.

Et pourtant nous sommes complices, la page et moi ; si je la fixe attentivement, elle me révèle ce qu’elle peut être (ma vie est presque épuisée mais la page, elle, est innombrable) : elle est un désert parfaitement lisse et sans limites, en attente d’une caravane, d’un chameau, d’un chamelier desséché par la soif, mais dont les pieds sont un signe. C’est le flanc rocheux d’un à-pic lisse et vertigineux que d’innombrables oiseaux ont, en s’y posant un instant, recouvert d’inscriptions : histoires, lois, projets, prières ; c’est une eau immobile où écrire, avec un œil de poisson familier des profondeurs. Ainsi la page est prête, et celle que j’utilise n’est qu’un symbole, celui d’un espace indéfini sans lequel il est impossible d’écrire. La page est une feuille ample comme le monde. Et ce n’est pas la feuille qui frémit, mais le monde entier qui s’agite et bruisse.

L’écrivain du temps de la non-littérature accumule l’angoisse qui sera l’encre de demain ; il sait qu’il est le protagoniste du futur, mais il ignore ce qu’est le futur, car sa vie n’est qu’une histoire faite de jours même pas juxtaposés, mais entassés n’importe comment, dans laquelle il se peut aussi que la mort précède la naissance. Dans cette absence d’ordre il pressent des règles, des lois, un sens ; mais il ne sait comment s’y prendre pour faire advenir tant d’événements embrouillés et parfaits, désordonnés et fatals ; il est venu au monde infiniment longtemps avant lui-même et, eût-il même la notion du temps, il ne pourrait pas savoir que tel sera son sort dans tous les temps. Il ignore son propre nom, qui se trouve déposé ailleurs, en un autre point du carré ; il produit d’innombrables ombres aux formes instables et bizarres, où il croit toujours se reconnaître, sans jamais s’y reconnaître vraiment. Dans de nombreuses langues locales on l’appelle faiseur d’ombres, et certains faiseurs d’ombres essaient parfois de vendre leurs produits, mais le seul qui pourrait se porter acquéreur, le compositeur d’épitaphes, est par vocation, et de toute nécessité, un mendiant. L’écrivain du temps de la non-littérature est envahi et cerné de soupçons : il a un soupçon de la lumière et un peu plus qu’un soupçon de la nuit, qu’il peut scruter sans colère ; il a recueilli des indices de fleurs et de reptiles, mais plus que la fleur ou le reptile eux-mêmes lui plaisent de la fleur le dessin régulier et du serpent la trace rapide et sinueuse ; s’il pouvait formuler son soupçon, il dirait que peut-être la fleur et le serpent écrivent, ou préparent les lettres d’un futur dictionnaire qui sera confié à ses mains pentadactyles d’animal écrivant ; il cueille par surprise les points d’exclamation de l’herbe, et frissonne à la vue du saut circonflexe d’un poisson près de la rive ; il sent une affinité entre les empreintes de ses pieds ou d’un ongle sur le sable et la mystérieuse question : « Mais qui donc l’a tué ? » ; quant aux lichens interrogatifs qui bordent la roche polie, ils donnent peut-être une réponse non dénuée de sens à cette inquiétude dénuée de sens : je voudrais bien savoir s’ils vont se marier. Durant des siècles l’écrivain, qui est un homme de hâtive poussière, se sent poussé comme par une douce ivresse à dresser le catalogue de tous les espaces qui miment la page sur laquelle j’écris. Une plage déserte marquée du signe d’un fantôme de méduse séchée. Une roche polie, taciturne et attentive. Le désert ami où guette la mort. Le lisse bouclier métallique de la mer, préparé pour des événements qu’il ignore. La peau rose d’un bébé ; le dos d’une femme ; un nuage gigantesque ; le ventre gonflé d’un animal mort ; le rond et sombre cercle du puits ; la pierre polie à l’entrée de la grotte ; la peau épaisse et dure mise à sécher, tendue entre les quatre pattes, comme une allusion cachée au carré.

Vint ensuite la découverte des signes ; ils se mirent à écouter longuement l’hermétique discours des feuilles ; dans un moment d’horreur extatique, l’un d’eux eut un soupçon de l’aube et s’abandonna dès lors aux conjectures les plus fantasques sur le début du jour ; un autre demeura fasciné par le dessin des branches d’un arbre : et les empreintes variées des animaux, que pouvaient-elles bien indiquer ? De génération en génération, ils vagabondaient à la recherche des signes ; entreprise insensée, vécue dans la douleur et contemplée avec stupeur, mais généralement sans mépris, car tout le monde désormais, tout en sachant qu’il y avait quelque chose qui n’existait pas, en avait néanmoins une certaine idée. Et s’il pouvait paraître stupide de cataloguer ou d’accumuler branches et empreintes, on ne pouvait pas non plus nier l’éventualité d’un sens ou d’une allusion dissimulés dans la trace sinueuse d’un lézard sur l’argile, ou dans une racine inutilement compliquée. Dans un état inextricablement mêlé de souffrance et de joie, les écrivains du temps de la non-littérature voyaient en toute chose, et même dans leurs propres plaies, blessures, accès de délire, un signe ; les lépreux eux-mêmes commentaient avec d’autres les étranges plaies qui marquaient leur corps, et se réjouissaient d’être tout ensemble page et signe.

Quand ils eurent les signes et la page – signes et page vides et pleins à la fois –, les écrivains sentirent monter en eux une exaltation, un délire, une souffrance aveugle ; qui alors devenait meurtrier de l’ami le plus cher, qui attrapait les fièvres et en mourait, qui s’enfuyait dans les bois où il finissait dévoré par les bêtes sauvages. Le souffle obscur qui les habitait les induisait à des gestes insensés, et qui pourtant calmaient leur fièvre. Ils aplanissaient le sable sur les plages pour y disposer poissons morts, cailloux, fleurs séchées, empreintes de pieds, ongles, taches de sang, dents, feuilles. A leur insu, avec ces longues séries de signes, ils « écrivaient », et dans leur prolixité ingénue ils pouvaient écrire des jours et des jours, jusqu’à l’apaisement de leur fièvre ; mais le vent et la pluie dissolvaient leurs signes, et le délire les reprenait. Quelqu’un qui n’y était pas m’a raconté ce qui suit : l’un d’eux aurait un jour disposé à la suite trois cailloux minuscules, puis un grand, bien poli ; et encore une fois trois cailloux minuscules, et un grand semblable au premier ; fort de l’autorité de celui qui n’y était pas, et qui se trouve particulièrement bien placé pour parler quand il s’agit de non-littérature, mon informateur soutenait que celui-là avait inventé le rythme, la mesure et la rime et que, tandis que les autres l’ignoraient et écrivaient des romans en plusieurs volumes, ce simple parmi les simples avait découvert le minuscule madrigal, et la rime rythmée ; et que grand fut le trouble à la vue de ces signes, si clairs dans leur brièveté ; et que beaucoup, surtout parmi les jeunes femmes, pleurèrent au son de ces cailloux.

Enfin dut se produire – les anciennes fables en portent quelques traces confuses – la plus éclatante et fatale des découvertes : ce fut quand le ciel nocturne se dévoila comme une page où d’innombrables signes de lumière dessinaient des sens, et qu’il y eut quelqu’un qui sut que le monde entier était écrit.

 

© Seuil, Fiction & Cie, 1987, traduit de l’italien par Danièle Van de Velde.


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1ère mise en ligne 12 avril 2013 et dernière modification le 22 juillet 2014
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