de l’art d’enterrer les tueurs

à propos de l’affaire Handke


Quand les écrivains se mêlent de donner tout le temps leur avis sur tout, ça finit mal et on en connaît trop des comme ça.

Un blog incite à prendre la parole sur tout, alors que ceux qui n’ont pas de site on les considèrera comme bien plus sages.

Sur remue.net, avant-hier soir, pour compléter la diffusion du texte très fort (publié hier par Libération, de Christian Salmon, homme que j’estime, et beaucoup, mais qui me semblait rompre trop vite aux angles, j’avais placé en introduction le chapeau suivant :

Le débat qui s’amorce après la déprogrammation de Handke, ou plus exactement la façon dont cette décision a été annoncée, est récurrent pour ce qui concerne la littérature, par exemple évidemment Céline.

Dans la même logique, Racine devrait être retiré du répertoire : ses commentaires lors de la révocation de l’édit de Nantes sont révoltants (on est quelques-uns à être immergés dans la biographie de Georges Forestier, qui vient de paraître).

Handke c’est pareil : personnellement, je suis en train de lire ses notes d’écriture et de lecture, le journal A ma fenêtre le matin que viennent de publier les édition Verdier. L’atelier d’un écrivain. Menant un stage d’écriture au Conservatoire supérieur national d’art dramatique (où Marcel Bozonnet a tant oeuvré), j’apporterai forcément un après-midi L’heure où nous ne savions rien l’un de l’autre et Outrage au public, parce que ce sont deux textes nécessaires, comme Koltès ou Thomas Bernhard sont nécessaires.

Les positions et déclarations de Handke sur la question serbe sont inacceptables. Son comportement et même son voyage pour les obsèques du tueur Milosevic, c’est à vomir.

On aurait apprécié, pourquoi pas, que la décision soit accompagnée d’une programmation du Requiem pour Srebrenica d’Olivier Py pour remplacer ou alterner : mais, on le voit, c’est déjà affaiblir ou détourner la question.

Débat dont on se passerait, tant il y a de fronts où parler, se mobiliser. Mais débat où nous devons rester vigiles, comme Marcel Bozonnet, en charge de cette programmation, a voulu manifester cette vigilance, cette exigence par rapport au monde, et comment on s’y comporte.

Et quand bien même l’autre censure, la censure douce et consensuelle de tant de Centres dramatiques nationaux à assurer le strict minimum en matière de programmation et de commande d’oeuvres d’auteurs contemporains, me paraît largement plus violente, que Handke ou pas au vieux Français.
La réflexion de Christian Salmon, son implication dans le Parlement des Ecrivains, sont un compagnonnage de longue date. Cette réflexion n’engage pas le collectif remue.net, mais débat trop grave, je l’ai dit, pour être contourné : c’est toujours la tache de sang intellectuelle dont parle Lautréamont. Acceptons, réfléchissions, lisons.

FB

Christian Salmon alors nous a demandé de retirer son texte de remue.net, considérant ce chapeau comme trop de prise de distance. Nous l’avons regretté.

Aujourd’hui, Marcel Bozonnet s’exprime dans le Monde, et le ministre de la culture, sabreur en tous budgets, et notamment en ce qui concerne l’éducation artistique, premier ministre de la culture en titre à oser retirer la littérature de la liste des enseignements artistiques, ce qui me semble d’une violence encore plus immédiate et plus large, prend le beau rôle avec des remontrances, et en recevant chez lui Handke, il y aura sans doute des caméras (éliminer les écrivains des lycées et des facs, est-ce que ce n’est pas précisément cela la sensure ?).

Il y a aussi le texte ci-dessous d’Olivier Py, dont j’évoquais le Requiem pour Srebrenica, et que je fais mien.

Je m’en tiendrai là. J’ai la chance de ne pas être directeur de théâtre. Je suis heureux qu’il y ait des Olivier Py.


Olivier Py, LE DROIT DE DIRE NON

C’est par un article du Nouvel Observateur rédigé par Ruth Valentini que nous avons appris la présence de Peter Handke à l’enterrement de Slobodan Milosevic. L’importance symbolique de l’événement et le prestige du poète obligeaient la presse à traiter l’information. Nul ne s’est véritablement étonné de voir l’auteur autrichien dans le cortège funèbre de l’ancien dictateur accusé de crime contre l’humanité. Les positions de Peter Handke n’ont jamais été floues à ce sujet, sa défense du nationalisme serbe n’a pas été qu’un propos isolé de son œuvre. Il y a consacré plusieurs livres, notamment Un voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina (Gallimard) qui portait en sous-titre Justice pour la Serbie, un très grand nombre d’interviews, ainsi que des prises de parole incessantes qui font de lui un héraut de la cause milosevicienne. La Serbie elle-même tente d’en finir avec son passé nationaliste mais Peter Handke persiste et signe en ajoutant à un corpus littéraire déjà conséquent une oraison funèbre de l’ancien dictateur qui se termine par ces mots : « Je suis auprès de la Serbie, je suis auprès de Slobodan Milosevic ». Il affirme que s’il a lui-même payé les frais du voyage, c’était pour répondre à l’invitation de la famille Milosevic. Peter Handke argumente, justifie ses positions avec ferveur, et seuls ceux qui veulent le défendre atténuent une parole qui a toujours eu le mérite d’être franche. N’est-ce pas Milosevic en personne qui a inscrit Peter Handke dans la liste des témoins pour sa défense au Tribunal Pénal International de La Haye ?

On peut défendre les positions de Peter Handke aujourd’hui à la condition de nier le génocide perpétré par les nationalistes serbes, de n’y voir que des dommages collatéraux d’une guerre inter-ethnique, de nier que Ratko Mladic et Radovan Karadzic furent le bras armé de Belgrade. On assume alors d’insulter les victimes civiles de ces massacres, de contester la purification ethnique et d’ajouter à la cécité politique la négation de l’histoire.

Marcel Bozonnet, administrateur de la Comédie-Française, décide à la lecture de l’article du Nouvel Observateur, et après s’être fait confirmer la réalité des propos de Peter Handke, de retirer du programme de la saison prochaine la pièce de l’auteur, Voyage au pays sonore ou l’art de la question... Deux arguments s’opposent à cette attitude, le premier est circonstanciel, pourquoi désavouer si tard un auteur dont on ne découvre pas aujourd’hui les positions ? L’autre argument est philosophique, peut-on déprogrammer une pièce au nom de motifs politiques sans faire acte de censure, sans devenir soi-même liberticide ?

On ne peut dire que Marcel Bozonnet découvrait les convictions de l’auteur. Il les connaissait quand il a choisi de programmer cet ouvrage. Il savait aussi que Voyage au pays sonore ou l’art de la question ne parlait pas de la question yougoslave et qu’elle était étrangère à l’apologie du nationalisme serbe. Il savait aussi que Peter Handke avait contesté le terme de génocide et de fait l’accusation de crime contre l’humanité. Les positions de l’auteur paraissaient il y a 10 ans une erreur politique, une incompréhension d’un conflit, une lecture influencée par la propagande du régime de Belgrade. Aujourd’hui ces crimes ne sont plus des suppositions, le génocide n’a plus besoin de guillemets, il est reconnu comme un fait historique par l’ensemble de la communauté internationale. Qui aujourd’hui encore nie la responsabilité de Slobodan Milosevic dans les guerres de l’ex-Yougoslavie ? Qui doute encore de la purification ethnique comme geste volontaire et concerté ? Qui remet en question la gravité du massacre de Srebrenica ? Aucun de ceux qui défendent Peter Handke, ni à Paris ni en Serbie. Affirmer aujourd’hui une solidarité avec le nationalisme serbe dont la Serbie n’est pas encore débarrassée, ce n’est plus une opinion politique, c’est une position historique qu’il est difficile de traiter autrement que comme une forme de révisionnisme. On aurait pu imaginer d’un esprit comme Peter Handke qu’il soit revenu sur ses opinions, les ait nuancées et ait reconnu une part d’erreur, mais une oraison funèbre sur la tombe du bourreau est aujourd’hui un acte fondamental. « Je sais que je ne sais pas. Je ne sais pas la vérité. Mais je regarde. J’entends. Je sens. Je me rappelle. Je questionne. », une telle oraison n’a pu être faite que par un homme qui nie volontairement les preuves et les témoignages irréfutables du crime génocidaire.

Dans le magazine allemand Focus, Handke ajoute que « Non, Slobodan Milosevic n’était pas un dictateur. Non, Slobodan Milosevic n’a pas déclenché 4 guerres dans les Balkans. Non, Slobodan Milosevic ne peut être qualifié de bourreau de Belgrade. Non, Slobodan Milosevic n’était pas un apparatchik, ni un opportuniste. Non, Slobodan Milosevic n’était pas indubitablement coupable. », etc. Tenir à l’heure actuelle ces propos est plus grave qu’il y a 10 ans car, contrairement à ce que dit Peter Handke, aujourd’hui on ne peut pas ne pas savoir, on n’a pas le droit de ne pas savoir, on a le devoir de se souvenir et de demander à ce qu’un Tribunal International juge les auteurs des crimes commis. Au nom du talent littéraire, Marcel Bozonnet pensait pouvoir mettre au second plan les positions de Peter Handke. C’est Peter Handke lui-même qui l’en a empêché par son voyage provocateur.

Mais a-t-on le droit d’interdire une œuvre ? Si demain un gouvernement censure une à une les œuvres de Peter Handke, nous serions les premiers à défendre la liberté d’expression. Marcel Bozonnet a pris cette décision en son nom et au nom de la maison qu’il dirige après avoir consulté le comité d’administration et les comédiens de la distribution. Il a le droit de refuser de travailler avec un homme qui fait l’apologie du nationalisme serbe. Il en a même le devoir, et il a le devoir de protéger l’honneur d’une institution aussi prestigieuse de complicité avec un homme si volontairement coupable. Chacun prend ses responsabilités. On ne peut appeler « censure » la volonté d’un homme de ne pas serrer la main d’un autre homme. La liberté d’expression n’oblige aucun directeur de théâtre à donner la parole aux idéologies criminelles contraires à la démocratie et aux droits de l’homme. Nous respectons la liberté de ceux qui ont voulu publier les propos de Peter Handke, mais rien ne nous oblige à les approuver. Sans quoi c’est la capacité même de la littérature à agir dans notre monde qui est déniée. Sans quoi il faudra considérer que désormais rien n’a d’importance véritable. Mais peut-on condamner le poète au nom des opinions de l’homme ? La littérature n’est-elle pas remplie de grands auteurs qui ont commis volontairement, ou pas, des erreurs politiques. Pensons à l’adhésion d’Heidegger au parti nazi, aux pamphlets antisémites de Céline, etc.... Il y a un temps pour distinguer l’œuvre de l’homme. Mais ce temps dans le cas qui nous intéresse n’est pas encore arrivé. Parce que les crimes de guerre n’ont pas encore été punis, parce que la Serbie n’a pas encore accepté de livrer Mladic et Karadzic, parce que l’histoire n’est pas close et parce que Peter Handke peut encore défendre la cause des nationalistes serbes qui ne sont pas politiquement éteints. La seule chose qui puisse séparer l’oeuvre de l’homme, c’est lorsque la première est affranchie du second, dégagée des contingences humaines. Il sera temps alors d’oublier les textes politiques de Peter Handke pour lire sereinement ses autres œuvres.

Olivier PY
3 mai 2006

Photo : l’arrière de la scène du Français, pile en face les fenêtres du ministre de la culture. Il y a plein de forums partout sur cette affaire, je mets ici chez moi mon avis mais cette page n’appelle pas contributions.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 5 mai 2006
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