la Terre est morte à Buffalo | rendre le commerce gratuit

depuis longtemps les biens de consommation courante étaient en libre accès et personne ne s’en portait plus mal


Depuis longtemps, dans la ville, ce qui était à acheter était gratuit. La transition avait été difficultueuse, on craignait. On avait procédé à des aménagements pour ce qui restait (très peu) des petits commerces. On s’imaginait des débauches, des gabegies, des vols, des stocks faramineux de sucre, café et farine dans les caves. Sans doute il y avait eu un peu de tout ça : ceux qui si longtemps avaient été privés, ceux qui y voyaient une revanche, un rattrapage. On avait mené quelques expéditions préventives, réprimé pour l’exemple – facile de croire, pour tous ceux qui n’avaient pu manger à leur soûl, que la décision de tout proposer gratuitement concernant les biens matériels pouvait être soudain annulée, le retour en arrière promulgué. Bien sûr aussi, ne pas s’illusionner : les dispensaires et les hôpitaux étaient gratuits, mais ceux des belles maisons, dans les rues tranquilles, ceux qui disposaient des usines et des flux, bien sûr n’allaient pas dans ces dispensaires-ci, ces hôpitaux-là. La santé et acheter c’est pareil : on savait, sous des toits carrés identiques, aux enseignes discrètes, la présence de produits de luxe, luminaires, meubles ou orfèvrerie, électronique même, et bien sûr aussi quelques raffinements alimentaires – et c’est grâce à cela que le système se régulait seul. On entrait dans les galeries, elles étaient réparties scientifiquement dans l’espace de la ville, et à chacune de ses portes. Grands parkings, plusieurs entrées, et, à l’intérieur, nombreuses possibilités de cheminements individués. Rappelons-nous le temps d’avant : que vous alliez ici, que vous alliez là, les produits étaient en gros les mêmes. La variété n’a jamais été, ici, une prédilection. Vous trouviez le bricolage, les habits, la vaisselle, les boutiques de téléphone et celles du sport. On pouvait se nourrir sur place, se détendre. D’ailleurs, on mangeait mieux : on se montrait avec étonnement ces photographies du temps qu’il fallait payer, qu’il y avait tant de gros et de difformes -– enfants compris, quelle honte ce moment de notre histoire. La voiture elle on la choisissait, on la payait, et devant sa maison on la montrait. La gratuité des produits de consommation courante s’arrêtait à la voiture, à la télévision, à l’ordinateur : c’est ce qui avait sauvé notre industrie. On avait aussi ménagé, dans chacune des galeries, un espace pour la culture : il y entrait peu de monde, mais les livres brillaient. Et quelquefois, dans les couloirs carrelés brillant, sous les verrières, on rémunérait des raconteurs d’histoire, des artistes, peintres, écrivains, jongleurs et comédiens comme avant. Le système fonctionnait bien : à preuve, que les parkings ne se remplissaient plus autant, à moins du vendredi soir et du samedi -– le dimanche, on s’y serait promené en patins à roulettes, dans la galerie presque vide, mais ouverte. On était déchargé d’un souci. On pouvait se consacrer à mieux.

 


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1ère mise en ligne et dernière modification le 5 mai 2010
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