Fos-sur-Mer | hommage Grichka, "se sentir géant"

jamais je n’avais vu la coulée de l’acier écrite par un de ses protagonistes même


Grichka, dont le grand-père était, et le père est toujours, sidérugiste, travaille à l’aciérie depuis plus de 8 ans. L’acier sort des hauts-fourneaux en continu, ici on travaille donc à 5 équipes (apport Mitterrand en 1981) qui se relaient 24h/24, 7j/7. Les postes de nuit sont peut-être moins difficiles, disent-ils, que ceux qu’on prend à 5 heures du matin, dans la répétition des jours.

Grichka participe à l’atelier depuis le début, avec de longs textes étonnamment visuels, étonnamment rythmiques.

Pour cette sixième séance, Ma première proposition partait de L’espace antérieur de Jean-Loup Trassard, zoom sur un objet très précis lié au quotidien des gestes. Dans le premier texte, il choisit le casque, et le jeu permanent avec la visière, qui protège mais empêche de voir comme on devrait, et le fait que des bélugues d’acier au rouge passent quand quand même dans les interstices des vêtements de sécurité aluminisés et vous brûlent visage et cou. Le second objet, c’est le manche de coulée, qu’on tient à la main : et surgit dans la description l’alerte, l’urgence, qui donne sa vraie dimensions aux choses ici géantes, au danger permanent.

Mais il y a cette chevalerie de Grichka, capable (déjà dans des textes précédents) d’exprimer en même temps sa fascination, et reconnaître l’implacable beauté de ce qui s’accomplit.

Pour deuxième proposition, je pars de L’homme visionnaire de Michaux, et, comme notre projet est d’abord le film, je demande à chacun ce qui serait une séquence de quelques dizaines de secondes d’un film possible. Le texte de Michaux pour son film n’est pas un synopsis, puisqu’il s’agit de l’intérieur de sa tête, pas possible de se référencer au réel. Mais il présente très nettement au moins quatre registres, liés à la vue, au mouvement, aux perceptions auditives, aux dérives intérieures.

Lors de la première lecture, Grichka avait eu une réflexion surprenante : à entrer par le texte dans le détail d’un geste, tout pourrait se déplier beaucoup plus loin, se décomposer encore plus. Sensation qui pour moi a souvent été liée à l’instant de l’écriture romanesque.

Et surprise, encore plus lorsque ce soir je prépare ma mise en page, que ce que j’avais perçu à la lecture à haute voix : c’est le même texte qui s’écrit, mais avec une résolution augmentée de dix crans. Les mêmes gestes, mais cette fois replacés dans leur contexte plastique, de complexité humaine, où s’entremêlent paroles de haut-parleur (le stentophone), bruit des machines, mouvement des brames, répétition et alertes. Par contre (mais le film pourra le reconstruire, cesse forcément cette proximité du visage, de la main – le sidérurgiste se fait narrateur, il est lui-même le corps d’inscription.

Ce texte est extraordinaire, parce que, du premier au deuxième, l’élan d’écriture vers ce qui dépasse l’échelle humaine est perceptible. Et lui, le sidérurgiste, est du côté géant de l’échelle, où nous n’avons pas accès.

Avec cette fin magnifique et terrible : une telle fascination à ce miracle de beauté, que l’homme pourrait s’y jeter, et dans un sacrifice ultime s’y dissoudre. Michaux a fait son travail lui aussi.

Si grand merci à Grichka (et pareille analyse vaudrait, autrement, pour chaque participant). Je dis, ici, que si on peut trouver de telles descriptions dans la littérature, elle s’énonce depuis ses acteurs même, et que ça je ne l’avais jamais lu nulle part.

Humilité de l’animateur d’atelier, dont la médiation cesse alors.

FB
Les trois photographies de Grichka Jezykowski : Jean-Yves Yagound.

 

Grichka J. | une piscine d’acier liquide, où un fou se jetterait en maillot de bain


1
Début de poste, 20h50, je serre la main de mes collègues. j’arrive devant mon casier. Après l’avoir ouvert, j’attrape ma tenue de couleur et pose mon casque sur la tête, visière de protection vers le haut. Je me dirige vers la ligne 1. L’ensemble des machines pour la coulée se mettent en place. J’abaisse ma visière sur mon visage. Elle est propre. J’y vois comme il se doit. La bande anti-éblouissement de couleur verte m’assombrit un peu trop à mon goût. Je la remonte légèrement pour que mes yeux puissent se situer sur la partie transparente. « Ouverture poche » crie le stentophone. L’acier rouge vient jaillir sur mon casque et ma visière. – Ça projette ! me dit mon R.E. (responsable équipe). – Oui, je lui réponds, mais c’est beau ! « 25 tonnes, ouverture quenouille », crie l’opérateur. La visière baissée à fond sur mon visage je déverse l’acier dans la lingotière. Malgré la visière, quelques gouttes se faufilent et viennent s’éteindre sur mon visage. Quant aux autres, elles viennent mourir sur le casque et la visière. La partie verte me permet de voir l’acier s’écouler de la busette jusqu’à la lingotière. C’est magique et spectaculaire. Grâce à elle je vois nettement cette mer de feu qui ne serait faite que de lumière aveuglante.

Le manche est l’outil qui nous permet d’ouvrir la quenouille du distributeur pour déverser l’acier liquide dans la lingotière. On arrive à le rentrer et le bloquer normalement lors d’une régulation normale ou d’un démarrage. Sous les alarmes sonores, les gyrophares et la voix de l’opérateur : « procédure d’urgence », on s’équipe de notre tenue de lumière d’une rapidité surhumaine, on attrape le manche. Dans la lingotière ça flambe, pourvu que ça ne pète pas ! Je regarde dans le miroir, il y a eu perte de niveau, le niveau de l’acier est au-dessus des ouïes. J’enfile le manche dans le mouvement quenouille et j’ouvre pour récupérer le niveau. Je le stabilise, je repasse en auto. C’est OK. « Bravo », me crie le stentophone. J’enlève le manche à la vitesse de consigne.

 

2
Vestiaire tôt le matin, fatigue. S’habiller difficilement. Mettre une chaussette, serrer une main, mettre l’autre, serrer une main. Monte-charge en début de poste. L’escalier en fin de poste. Attendre l’arrivée du monte-charge ou crier à nos collègues d’attendre. La première porte du monte-charge s’ouvre avec son bruit : « BOUM », et la deuxième s’ouvre avec son bruit : « GLING ». On entre, ça se ferme, ambiance de mort, tout le monde se connecte. Ça monte. Ça s’ouvre. On sort de cette cage. Nous voilà, soldat.

La relève, on serre des mains. Bonjour. Salut. Sifflement. Grondement des machines de coulée. Chaleur. Sombre mouvement de pont roulant avec des distributeurs de brames, pivoteur qui tourne : « BIP BIP ». Son au sentophone : « Je tourne la poche ».

Aller aux casiers. Ouvrir le sien. Sortir sa tenue de couleur. Prendre sa veste. Préparer son casque à visière. Les gants dans la poche du pantalon ou sur les mains. S’installer au poste de commande. Alarme qui sonne, gyrophare d’alarme en route, alarme vocale. Vite, il faut être efficace. Chaleur, risque, veste aluminisée, casque à visière, gants, lunettes, aller sur la ligne, le pivoteur tourne la poche, se met en place : « BIP BIP », machine de coulée se met en place : « TUT TUT ». On avance avec nos tenues de lumière, on brille, elles sont sales ou abimées. On met les dapsels sur les capots des lingotières, le chariot porte-distributeur descend – bruit : « VROUUU », on met le manche, on recule : « Danger ! »

La poche s’ouvre : « Ouverture poche », crie le stentophone, ça gicle dans tous les sens, chaleur, ça fume, la poussière.

« 25 tonnes, ouverture quenouille », crie le stentophone. On actionne le manche vers le bas, visière baissée, concentré, les yeux rivés vers le miroir, ça gicle : « PLOUF ».

Chaleur, odeur, poudre, saleté, gaz, niveau en lingotière, mise en régulation auto. C’est OK. Attente, montée en vitesse, OK.

Se déséquiper, sourire, café, aller au poste de commande. Aller à l’ordinateur, sortir et analyser les signaux.

Couper une brame avec les maos ou les chalumeaux de secours, chaleur, couleur rouge, bruit de gaz qui se détend.

Ébavurage, bruit sourd et fort, marquage, lumière verte, bruit, numéros.

Pont d’évacuation des brames, bruit du levage, des pinces vues de près, de loin, de la cabine du pontier, manettes de commande, 20 tonnes qui se lèvent (la brame), qui se pose, console de jeux pour adulte.

Poche du plancher pocheur, vue cabine pocheur, vue de la coulée continue, des chemins de roulement du pont 720. Se sentir géant. Ouverture poche, chaleur, bruit, explosion, ça gicle, ça projette de l’acier, de la lumière, une piscine d’acier liquide, où un fou se jetterait en maillot de bain.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 27 janvier 2013 et dernière modification le 2 mai 2013
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