[71] avait vacillé sur des jambes flageolantes comme celles de ces vieux archevêques

Quel étrange destin que celui de la jambe de Sarah Bernhardt, née dix-sept ans avant Proust et qui devait lui survivre de quatre mois. En 1900, à cinquante-six ans, et vingt ans après avoir été renvoyée de la Comédie-Française où elle avait giflé une des autorités, et jouant dès lors dans toute l’Europe, donc plusieurs fois aux États-Unis, elle jouera le premier film parlant de l’histoire du cinéma, le projecteur animé par manivelle se synchronisant avec la voix enregistrée sur un (...)


Quel étrange destin que celui de la jambe de Sarah Bernhardt, née dix-sept ans avant Proust et qui devait lui survivre de quatre mois. En 1900, à cinquante-six ans, et vingt ans après avoir été renvoyée de la Comédie-Française où elle avait giflé une des autorités, et jouant dès lors dans toute l’Europe, donc plusieurs fois aux États-Unis, elle jouera le premier film parlant de l’histoire du cinéma, le projecteur animé par manivelle se synchronisant avec la voix enregistrée sur un phonographe à cylindre. De toute sa vie, il n’y a que dans ma bonne ville de Québec qu’elle fera une fois salle vide, l’archevêque, nommé Louis-Nazaire Bégin, ayant appelé au boycott de sa prestation. Elle a toujours joué avec provocation de son image, elle met sa mort en scène dans sa propre vie, dort dans un cercueil et s’y fait photographier par Nadar. Dès 1905, elle fera réaliser ses propres affiches et prendra en charge ce qu’on appellerait aujourd’hui sa communication. Elle écrit sur l’art du théâtre, laissera aussi ses Mémoires. Elle souffre du genou depuis ses quarante ans. Ces premiers mois de 1915, elle a joué onze fois la Tosca, où dans la scène finale elle doit sauter de très haut d’un parapet dans la fosse – et elle a aussi joué le Procès de Jeanne d’Arc au théâtre de la porte Saint-Martin, où souvent elle est projetée à genoux. Ce n’est pas une blessure ni un accident pourtant qui seront la cause de la gangrène de son genou, mais l’aggravation d’une vieille tuberculose osseuse. Son médecin parisien l’envoie au meilleur spécialiste de l’époque, le chirurgien bordelais Jean-Henri Maurice Denucé. Pour la période précédent l’opération, et la convalescence qui suit, elle loue à Andernos une ville luxueuse (la villa Eurêka) et c’est le prince Édouard VII de Galles qui lui offre la canne du réapprentissage. Neuf orthopédistes lui offriront autant de jambes de bois, elle essayera aussi d’une des toutes nouvelles jambes en celluloïd, mais préfèrera se faire construire un luxueux et léger fauteuil roulant, blanc et canné : « Dorénavant, je me ferai porter comme une impératrice byzantine ». Cela ne l’empêchera pas, cette année même, d’aller rendre visite aux Poilus du front. Ses problèmes d’argent sont permanents : c’est peut-être par là que À la Recherche du temps perdu, dans cette cette scène cruelle où Rachel, devenue célèbre, se moque des enfants de la Berma, sans autre ressource qu’une presque mendicité, s’approche le plus de celle qui est son modèle le plus direct (jamais unique, pas plus que pour aucun autre personnage – mais elle fut aussi la compagne de Charles Haas, la plus proche source de Swann). Puis Proust et Reynaldo Hahn lui avaient rendu visite dans sa forteresse ou sa folie de Belle-Île, en 1896, lors du voyage à Beg-Meil. La jambe est conservée dans un bocal de formol : comment à l’hôpital Saint-Augustin de Bordeaux on ne le ferait pas, s’agissant d’une telle célébrité : on conserve tant d’autres curiosités pareilles, dans le laboratoire d’anatomopathologie de la faculté de médecine de cette ville (cordes de pendus, foetus siamois, comme dans les autres villes, d’ailleurs). On ne sait pas quand a commencé la légende : il semble attesté que le directeur du cirque Barnum de San-Francisco ait réellement télégraphié à son agent britannique, lui demandant de se rendre auprès de l’actrice pour lui proposer l’achat de la relique. Que l’agent ait transmis à Sarah Bernhardt la proposition ou pas, et qu’alors sa dignité ou sa fierté d’artiste la lui ait fait refuser, malgré ses besoins matériels : que lui importerait, après tout, que sa jambe pourrie aille tenir sur les routes d’Oklahoma, dans un cirque, son propre spectacle ? Destin autonome des légendes : une jambe de femme, dans un bocal de formol, a effectivement accompagné jusque dans les années 1950 la galerie d’horreur d’un des cirques Barnum de l’ouest américain, et était désignée comme celle de Sarah Bernhardt, sans qu’on sache ce que cela puisse évoquer pour les spectateurs de Paris, Texas, ou Phoenix, Arizona. Elle aurait pu considérer cela comme suprême insolence, la jambe d’une femme de soixante-dix ans, ainsi mise sous projecteur, dans son liquide blafard. Tout cela fait assez de bruit pour parvenir à Marcel Proust, qui en a fini avec les passages Berma de Swann, mais a en chantier la vieillesse de l’actrice dans Le Temps retrouvé. On sait qu’en 2000, des spécialistes de l’histoire locale bordelaise se mettent en quête du membre, et affirment l’avoir identifié – seulement c’est une jambe gauche. Il est bien plus probable que l’original ait été détruit lors d’une rénovation du bâtiment de la faculté de médecine, en 1977. On sait que sa devise fut « quand même ». Rien de plus qui nous concerne ici pour Marcel Proust – sauf peut-être comment s’entremêlent corps, médecine, célébrité, légende et villégiatures. Sauf peut-être que la littérature échappe en partie à tout ceci, mais que nous n’en sommes pas forcément indemne dans ce que nous emportons avec nous du souvenir de Marcel Proust – sa jambe dans nos pas.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 3 janvier 2013
merci aux 3026 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page