[68] des coups de marteau qui semblaient ébranler le plafond sur notre tête

C’est une chambre. Le narrateur s’y retrouve seul, dans l’attente de Saint-Loup. Il n’est pas chez lui. Un feu brûle dans la cheminée, et crée son propre univers sonore, fait de craquements dont il est possible d’interpréter la nature si on le voit, mais qui – lorsque le narrateur attend dans le couloir – sont dissociés de leur cause : « on bougeait quelque chose, on en laissait tomber une autre », ce qu’il voit confirmé une fois entré : « des bruits de feu mais que, si j’eusse été de (...)


C’est une chambre. Le narrateur s’y retrouve seul, dans l’attente de Saint-Loup. Il n’est pas chez lui. Un feu brûle dans la cheminée, et crée son propre univers sonore, fait de craquements dont il est possible d’interpréter la nature si on le voit, mais qui – lorsque le narrateur attend dans le couloir – sont dissociés de leur cause : « on bougeait quelque chose, on en laissait tomber une autre », ce qu’il voit confirmé une fois entré : « des bruits de feu mais que, si j’eusse été de l’autre côté du mur, j’aurais cru venir de quelqu’un qui se mouchait ». Heureusement, le narrateur ayant annoncé que « et même quand il ne bougeait pas, comme les gens vulgaires il faisait tout le temps entendre des bruits ».

C’est une trop belle opportunité narrative que ce dispositif. La chambre existe, mais vide, avant même l’entrée du narrateur. Tout alors va y devenir théâtre : les draperies sur les murs, et les photographies (dont celle du narrateur lui-même et celle de la duchesse, qu’il tentera d’extorquer à Saint-Loup), ce qui accessoirement permettra de maintenir autour de la chambre la présence de la caserne invisible (« la préservaient de l’odeur qu’exhalait le reste du bâtiment, grossière, fade et corruptible comme celle du pain bis »). La présence de la montre de Saint-Loup permet une variation supplémentaire : dans un lieu aussi petit, le narrateur qui en entend le tic-tac n’arrive pas à la localiser. On entend la ville (« le passage des tramways dont la musique prenait son vol, à intervalles réguliers »).

Et c’est la première variation conséquente de cette attente dans la chambre : personnifier la situation narrative hors du narrateur, en l’expliquant par une situation liée au narrateur interposé, permettra un balayage de bruits qui ne seront plus ceux du lieu initial. Voilà donc « un malade auquel on a hermétiquement bouché les oreilles ». Écrire Proust Marcel, division 85, Père-Lachaise, pour une explication. Que fait le malade ? Eh bien, la même chose que vous : il lit un livre. « Alors, que le malade lise, et les pages se tourneront silencieusement comme si elles étaient feuilletées par un dieu ». Mine de rien, on travaille sur le contexte d’agression de la vie urbaine et l’hyperesthésie qui résulte de l’écriture, même si les signes sociaux en resteront ceux de Proust : « la lourde rumeur d’un bain qu’on prépare s’atténue, s’allège et s’éloigne », on est loin soudain de la caserne – « le recul du bruit, son amincissement, lui ôtent toute puissance agressive à notre égard ». On continue avec des coups de marteau, logique, mais moins logique la surprise du malade, qui fait une réussite aux cartes, avec un « on » qui l’identifie au narrateur : « on fait des réussites avec des cartes qu’on n’entend pas, si bien qu’on croit ne pas les avoir remuées, qu’elles bougent d’elles-mêmes et, allant au devant de notre désir de jouer avec elles, se sont mises à jouer avec nous ». Aperçu suit sur la souffrance, dans une acception très actuelle des traitements qu’on utilise pour les traumas de la vie moderne : « on ne devrait pas agir comme ceux qui, contre le bruit, au lieu d’implorer qu’il cesse, se bouchent les oreilles ; et, à leur imitation, reporter notre attention, notre défensive, en nous-même, leur donner comme objet à réduire, non pas l’être extérieur que nous aimons, mais notre capacité de souffrir par lui ».

Rhétorique intéressante, mais Proust a liquidé toute la magie de la chambre vide, d’où émanent vie et mouvement avant même qu’il y entre. À preuve la banalité de la cheville : « Pour revenir au son... », et le pauvre malade s’en reprend une dose : « qu’on épaississe encore les boules qui ferment le conduit auditif, elles obligent au pianissimo la jeune fille qui jouait au-dessus de notre tête un air turbulent [...] le monsieur qui marchait sur notre tête cesse d’un seul coup sa ronde ; la circulation des voitures et des tramways est interrompue comme si on attendait un Chef d’État ».

Variation par antithèse : la suppression des bruits ambiants peut perturber le sommeil plus qu’elle ne le rassénère, avec en prime nouvelle figure du livre : « et dans la maison finissaient par nous endormir comme un livre ennuyeux ». Pauvre malade, on lui retire d’un seul coup les cotons dans les tympans, « et soudain la lumière, le plein soleil du son se montre de nouveau, aveuglant, renaît dans l’univers ; à toute vitesse rentre le peuple des bruits exilés ».

Est-ce que, pour Proust écrivant, il y a un savoir silencieux que la scène n’a pas décroché la langue et les figures incantatoires et magiques, qu’on est resté dans la traversée laborieuse, que la chambre vide avec la cheminée bruyante, où dialoguent muettement et pathétiquement, comme dans La Bergère et le Ramoneur d’Andersen, la photo du narrateur et celle de la duchesse, ne trouve pas accomplissement dans le malade même si, stade suprême, « qu’on enduise une de ces boules d’une matière grasse » – ce savoir est-il même accessible à l’auteur, et la vraie grandeur de ces géants, est-ce qu’elle ne se mesure pas (dans Le Lys dans la vallée, cette phrase : « et il sentit pour la première fois ce beau bras frais à ses flancs ») à ces passages soudain bancals ou boiteux, et qui persistent alors que l’image de la chambre vide était assez forte pour que tout simplement on les élimine ?

Mais c’est Proust. Ce qui est bancal, ce n’est pas l’idée, c’est le malade. Alors on rattaque à la suite (et nous avec) : « seulement il y a aussi des suppressions de bruit qui ne sont pas momentanées ». Et c’est ce fameux et énigmatique passage de trois pages d’un sourd dans la Recherche, qui ne fait rien, ne sort pas, surveille son lait qui monte dans la casserole : « celui qui est devenu entièrement sourd ne peut même pas faire chauffer auprès de lui une bouillotte de lait sans devoir guetter des yeux, sur le couvercle ouvert, le reflet blanc, hyperboréen », faute de savoir entendre ce très modeste objet utilitaire de nos enfances, l’anti-monte-lait. Paradoxe, parce qu’on va découvrir ensuite ce Sourd entouré d’une nombreuse domesticité. Mais si « l’oeuf ascendant et spasmodique du lait qui bout accomplit sa crue en quelques soulèvements obliques » (il s’agit d’une bouilloire électrique, il faut en « conjurer l’orage électrique à temps », et « arrêter les prises électriques »), la pauvre casserole de lait inondera non seulement la plaque chauffante, mais la montre, les livres, devient « une mer blanche ». Le Sourd n’a servi qu’à dérégler la réalité, et c’est juste ensuite que la chambre devient « chambre magique ». On est soudain dans un spectacle animé du musée Grévin, où toutes les figures (c’était pour cela l’importance métronomique de la montre de Saint-Loup, et qu’on nous rappelle la montre par celle engloutie par le lait) surgissent et disparaissent en même temps comme dans le carousel de la cathédrale de Strasbourg, et tout devient littéralement théâtre, sauf que la surdité s’exprime par l’effet optique qui les rétricit : « une personne qui n’était pas là tout à l’heure a fait son apparition, c’est un visiteur qu’on n’a pas entendu entrer et qui fait seulement des gestes comme dans un de ces petits théâtres de marionnettes, si reposants pour ceux qui ont pris en dégoût le langage parlé ». Le Sourd alors semble alors se lever et aller lui-même marcher dans ce monde magique qui déborde allègrement sa chambre : « et pour ce sourd total, comme la perte d’un sens ajoute autant de beauté au monde que ne fait son acquisition, c’est avec délices qu’il se promène maintenant sur une Terre édénique où le son n’a pas encore été créé » (suivent cascades, cataractes, nappes de cristal). On recule aussi dans le temps : « les objets remués sans bruit semblent l’être sans cause ; dépouillés de toute qualité sonore, ils montrent une activité spontanée, ils semblent vivre ; ils remuent, s’immobilisent, prennent feu d’eux-mêmes. D’eux-mêmes ils s’envolent comme les monstres ailés de la préhistoire... » Et c’est depuis des archéoptéryx silencieux dans la nuit qu’on rebouclera sur la chambre vide au milieu de la caserne : « dans la maisons solitaire et sans voisins du sourd », reprend Proust, gardant la féerie et le théâtre : « ... quelque chose de subreptice, ainsi qu’il arrive pour un roi de féerie. Comme sur la scène encore, le monument que le sourd voit de sa fenêtre – caserne, église, mairie – n’est qu’un décor. Si un jour il vient à s’écrouler, il pourra émettre un nuage de poussière et des décombres visibles ; mais moins matériel même qu’un palais de théâtre dont il n’a pourtant pas la minceur, il tombera dans l’univers magique... »

Proust a gagné. La chambre vide de Saint-Loup a reculé dans son silence jusqu’à devenir un théâtre, puis un univers, puis l’origine même des temps, et donc tout est prêt : « La porte s’ouvrit et Saint-Loup, laissant tomber son monocle, entra vivement. – Ah ! Robert, qu’on est bien chez vous, lui dis-je ! » Et on n’entendra jamais plus parler du Sourd.

Je ne dis pas que l’histoire n’est pas légitime. Dans notre petit milieu de saltimbanques du contemporain (si tu passes par là, ami Vincent Segal mon frère, qui lis tous mes livres), est la belle histoire de la fille d’un grand violoncelliste, Emmanuelle Parrenin, ayant bousculé assez la domination pop-rock des années 70 pour faire partie de ce petit noyau de musiciens, elle s’appropriant la vielle à roue, pour faire émerger ce vaste mouvement folk que nous avons connu. Frappée plus tard d’une surdité longue et totale, elle rapprendra la musique et le son par les vibrations du bois et du chant, et a désormais repris une belle activité d’artiste.

Mais une fois de plus, dans le mystère où on est de ce récit du malade aux boules Quiès, puis de cette célèbre énigme du Sourd, Proust nous donne une stupéfiante leçon de construction du récit, avec quels moyens qui nous semblent si aberrants, voire comiques, mais dans l’implacabilité du résultat : la chambre vide de Doncières restera telle à jamais, et emportera avec elle l’imaginaire de toutes nos chambres. Amis agoraphobes et hyperesthésiques salut, fraternité et bien le bonsoir.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 1er janvier 2013
merci aux 399 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page