[66] des caresses avec sa langue

Dans les deux scènes d’amour les plus directement narrées dans la Recherche que sont les deux scènes symétriques avec Albertine, la première dans la chambre même du narrateur, avec l’importance donnée au pianola, à la fois meuble, musique, lien entre la musique et les livres, la deuxième dans ce curieux dispositif de l’enquête post-mortem du veule Aimé, le maître d’hôtel prêt à tout raconter pourvu qu’on le paye (il l’a déjà prouvé, du moins c’est le rôle explicite que lui a conféré Proust (...)


Dans les deux scènes d’amour les plus directement narrées dans la Recherche que sont les deux scènes symétriques avec Albertine, la première dans la chambre même du narrateur, avec l’importance donnée au pianola, à la fois meuble, musique, lien entre la musique et les livres, la deuxième dans ce curieux dispositif de l’enquête post-mortem du veule Aimé, le maître d’hôtel prêt à tout raconter pourvu qu’on le paye (il l’a déjà prouvé, du moins c’est le rôle explicite que lui a conféré Proust via son narrateur), et qui permet pour la première fois – hors la scène des seins frottés quand dansent les deux adolescentes, au casino de Balbec, qui déclenche la totalité de la spirale homosexualité supposée d’Albertine, et la brève et violente scène entre la fille de Vinteuil et son amie, qui en est l’archéologie – l’organe sexuel n’est pas le sexe mais la langue, et chaque fois le corps sera spatialisé non seulement dans une géographie, mais dans un dispositif d’emboîtement imaginaire avec à la fois la pièce et la maison.

Le pianola est une de ces complexités technologiques disproportionnées (comme le panorama au moment où la photographie prend son essor) qu’une rupture technologique en développement parallèle et rapide – l’enregistrement sonore qu’invente Edison – renverra en quelques années dans de définitives oubliettes. Il faut amener de l’énergie corporelle (« sur les pédales duquel elle appuyait ses mules d’or »), mais le système de cartes perforées qui défile permet de reproduire une réduction d’orchestre (Wagner, quand le narrateur s’en sert), ou l’enregistrement d’un pianiste de concert. Et le clavier du piano, actionné par la carte perforée, reste à la disposition de l’exécutant réel, qui ajoute des notes ou module l’interprétation virtuose dont il s’est rendu acquéreur. Instrument évidemment très cher – ce n’est pas un problème dans l’environnement social du narrateur –, mais qu’il installe précisément pour Albertine, à la place de ses propres livres : « par l’harmonie aussi qui les unissait à elle, qui avait adapté son attitude à leur forme et à leur utilisation, le pianola qui la cachait à demi comme un buffet d’orgues, la bibliothèque, tout ce coin de la chambre semblait réduit à n’être plus que le sanctuaire éclairé, la crèche de cet ange musicien ». L’ensemble est associé pareillement par Albertine, et noter – pour lien avec celle de Châtellerault à venir –, comment le mot maison vient dans l’inventaire : « Dire que je ne verrai plus cette chambre, ces livres, ce pianola, toute cette maison... » Et noter que Proust ne se donne pas la peine d’harmoniser son récit, puisqu’un peu plus tôt dans la Prisonnière il s’agit d’un vrai piano : « Profitant de ce que j’étais encore seul [...] je m’assis au piano et ouvris au hasard la sonate de Vinteuil qui y était posée, et je me mis à jouer », le parcours et l’origine d’Albertine ne lui auraient pas permis cet apprentissage préliminaire (pas plus d’ailleurs qu’on n’a jamais vu le narrateur prendre des leçons de piano, et qu’à mesure qu’il jouera Vinteuil il nous délivrera sur Dostoïevski et Balzac, je l’ai dit, une réflexion majestueuse et centrale pour la composition de la « Recherche »), tandis que le pianola l’y autorise, en même temps qu’il symbolisera la transmutation sociale à quoi le narrateur contraint sa captive. Et c’est alors qu’Albertine est assise au pianola, le narrateur donc venant l’y interrompre, que surgit dans le récit cette langue maternelle, qui n’a rien à voir avec ce que Proust nomme le langage natal :

« Je sentais, sur mes lèvres qu’elle essayait d’écarter, sa langue maternelle, incomestible, nourricière et sainte dont la flamme et la rosée secrètes faisaient que, même quand Albertine la faisait seulement glisser à la surface de mon cou, de mon ventre, ces caresses superficielles mais en quelque sorte faites par l’intérieur de sa chair, extériorisé comme une étoffe qui montrerait sa doublure, prenaient, même dans les attouchements les plus externes, comme la mystérieuse douceur d’une pénétration. »

Symétrie frappante avec la scène dont la description viendra après la mort d’Albertine – comme si l’enjeu évident et principal était de maintenir cette tension physique du désir indépendamment de la rupture narrative (installer cette inquiétude qui naît de ne pas pouvoir mentalement accepter la fin de l’autre, ambivalence que le narrateur va ensuite entretenir jusqu’au terme de l’oeuvre), et que la lettre d’Aimé (belle cohérence aussi dans le statut de la narration épistolaire imbriquée : Mme Bontemps envoie au narrateur le télégramme l’informant de la mort d’Albertine, et le lendemain Françoise lui remet deux lettres contradictoires d’Albertine, écrites donc avant l’accident, comme Aimé enverra d’abord un télégramme concernant les révélations qu’il va faire par lettre, l’écriture de la lettre pouvant alors être considérée comme une fiction de plus, dans la même incertitude qu’éveillent les deux lettres opposées d’Albertine) va développer encore comme sur le bout de la langue, célèbre passage du « tu me mets aux anges » – je ne recopie que l’occurrence avec langue :

« ... et que voyant Mlle Albertine qui se frottait toujours contre elle dans son peignoir, elle le lui avait fait enlever et lui faisait des caresses avec la langue le long du cou et des bras, même sur la plante des pieds … »

Step deal, comme on dit en production cinématographique actuelle, où le narrateur paye Aimé selon la quantité de renseignements, lequel Aimé paye la blanchisseuse, la fait boire puis coucher avec lui (mais le « vice » concerne Albertine et non pas le procédé), la blanchisseuse rapportant alors évidemment à chaque étape autant de détails supplémentaires que souhaite le narrateur-payeur, avec non plus la langue mais les dents :

« Si vous aviez vu comme elle frétillait, cette demoiselle, elle me disait : – Ah ! tu me mets aux anges ! et elle était si énervée qu’elle ne pouvait s’empêcher de me mordre. »

Langue n’est pas un mot fétiche pour Proust comme il le deviendra pour nous, c’est langage que nous allons suivre pour trouver ce miroitement par lequel la fabrique de littérature se réfléchit elle-même dans le livre. Mais à voir ainsi se coïncider et se rejoindre les deux scènes d’amour physique avec Albertine, dans une fonction narrative identique malgré la rupture événementielle (et non moindre, puisqu’il s’agit de ce décès qui ne cessera ensuite d’être remis en cause), de revenir à cette phrase en amont de la première scène, où le pianola est associé à la chambre, aux livres et à la maison, et à cette scène de baignade en extérieur – archétype de la peinture d’époque aussi bien chez Renoir que Bonnard (ah, Bonnard, né quatre ans avant Proust et qui nous fait rêver que Proust ait vécu jusqu’au bord des années cinquante, comme ce fut le cas pour lui), ou dans la grande toile de Lantier au début de L’Œuvre de Zola) :

« Mais une fois habitué à cette idée qu’elle était dans une maison de Touraine, je n’avais pas vu la maison. Jamais ne m’était venue à l’imagination cette affreuse idée de salon, de hangar, de couloir, qui me semblait face à moi sur la rétine de Saint-Loup qui les avait vues, ces pièces dans lesquelles Albertine allait, passait, vivait, ces pièces-là en particulier et non une infinité de pièces possibles qui s’étaient détruites l’une l’autre. Avec les mots de hangar, de couloir, de salon, ma folie m’apparut d’avoir laissé Albertine huit jours dans ce lieu maudit... »

À nouveau, dans la Recherche, qu’il n’y ait aucune scène, même des plus denses, qui ne soit liée précisément à un imaginaire des lieux – et un emboîtement d’intérieurs qui ait la même dualité ou porosité avec les circulations extérieures, que ce qui se passera pour les personnages eux-mêmes.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 1er janvier 2013
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