[60] comme un orgue de barbarie détraqué qui joue toujours autre chose que l’air indiqué

Samuel Beckett en lecteur précurseur de Marcel Proust


 

« La tragédie n’a pas de lien avec la justice humaine », écrit Beckett dans son Proust de 1930.

« Proust est totalement détaché de toute considération éthique » affirme-t-il aussi.
Et c’est dans ce passage central de son approche qu’il souligne cette phrase étrange, l’appliquant à la composition du récit même si Proust ne l’applique qu’à l’imagination :
« ... comme un orgue de Barbarie détraqué qui joue toujours autre chose de l’air indiqué... »

Il en trouvera plusieurs dans la Recherche, des orgues de Barbarie, dont un qui joue l’air En revenant de la revue, aux antipodes de la musique de Vinteuil. Le joueur d’orgue de barbarie tourne la manivelle actionnant ensemble le soufflet et l’avancée des petites plaques de carton perforées qui vont actionner le déclenchement des lames vibrantes : on est aussi loin d’un violoniste interprétant la sonate de Franck que de Marcel Proust équilibrant le long fil d’une phrase.

Le premier travail qu’on ait à faire, pour lire le Proust de Samuel Beckett, c’est d’oublier ce que deviendra Beckett. Un étudiant de vingt-deux ans arrive à Paris en 1928, pour être lecteur à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Chaque année, l’université de Dublin envoie ainsi un de ses étudiants. Deux fois, on l’a refusé à Beckett : tout simplement parce qu’il ne parle pas, d’ailleurs de toute son année au 45 rue d’Ulm il ne recevra qu’un étudiant, encore ce sera pour boire silencieusement des bières. Terriblement handicapé par des furoncles, en état très dépressif, l’université de Dublin lui a offert le voyage pour des questions qui ont peu à voir avec les enjeux universitaires. Année pourtant de foudre : la rencontre avec les Joyce, et comme Sam et James partagent le même goût du silence, l’habitude que prendront les deux hommes de balades ensemble — voilà pour la transmission directe de l’héritage. On sait l’arrêt brutal, madame Joyce s’imaginant Sam amoureux de leur fille handicapée, et quand il s’en aperçoit, la fin brutale de ses relations avec la famille. Entre-temps, cette extraordinaire expérience d’une traduction collective du Finnegans Wake. Mais l’approche biographique ne rend pas compte de l’importance de cette année dans la gestation de Beckett : son premier essai (sur Dante et Giordano Bruno), ses premiers textes de fiction.

Que le texte sur Proust ait été écrit à Paris ou au retour à Dublin n’y change rien : nous le lisons dans notre familiarité d’une approche complexe de Proust, basée sur l’élaboration de ce narrateur en parfaite antinomie avec le Proust biographique, le déclenchement tardif de l’écriture de la Recherche après trente-sept ans d’une vie consacrée à des essais infructueux de diverses formes de littérature, la décomposition du réel à quoi la phrase en permanence procède pour faire son matériau de l’univers des perceptions, là où s’élabore la transmutation artistique, enfin la circularité qui permettra de passer outre à cette permanente dissolution du réel, puisqu’au bout du compte c’est nous, lecteurs, qui pouvons certifier l’élément réel de l’ensemble — le livre dont parle le narrateur n’est pas une fiction, quoique parvenir à sa possibilité d’écriture soit le thème principal de la Recherche, il existe puisque nous-mêmes, au moment où le narrateur commence de l’écrire, nous en terminons la lecture. Toutes idées qui sont devenues la composante matricielle de notre approche de Proust, et vont culminer dans le texte que Maurice Blanchot insère dans Le livre à venir, à propos de la première parution du Jean Santeuil.

Il ne s’agit donc pas, pour nous aujourd’hui, de lire un petit livre que Samuel Beckett aurait consacré à l’œuvre de Proust, mais s’étonner qu’un des premiers aperçus sur l’abîme même de À la Recherche du temps perdu, son amoralité fictionnelle radicale, sa circularité, sa dislocation du réel, et la porosité qui s’engendre, jusqu’à ce que mort s’ensuive, dans le lien du narrateur à l’auteur, résulte de l’aventure écrite d’un jeune type mutique de vingt-deux ans, moins de dix ans après la mort de Proust lui-même (si on ancre la lecture et la rédaction du Proust de Beckett lors de sa commande à l’auteur par Nancy Cunard et Richard Aldington en 1928, pour publication en 1930).

Que l’approche de Proust par Beckett serve ensuite d’axiome à la gestation de sa propre œuvre, quand il sera en état d’écrire directement en français, on en trouvera dans son livre quelques pépites, sur la notion de mouvement et de cinétique du récit par exemple : « l’observateur inocule sa propre mobilité à l’observé », ou « la mort est morte parce que le temps est mort ».

Gloire à Sam d’attaquer son livre par un avant-propos iconoclaste : « On ne trouvera ici aucune allusion à la vie et à la mort légendaire de Marcel Proust, ni aux potins de la vieille douairière de la correspondance », et de préciser : « Les traductions des citations de l’œuvre de Proust sont de ma plume. Les références renvoient à l’abominable édition de la Nouvelle Revue Française, en seize volumes. » Et sa première phrase, j’aurais pu la prendre en ergue pour ce livre : « L’équation proustienne n’est jamais simple. »

Le futur auteur de Imagination morte imaginez mettra ce mot au centre de son livre, et c’est entre imagination et art que Beckett insèrera cette phrase étrange de Proust sur l’orgue de Barbarie d’étraqué :

« À présent — soit parce que l’art possède une nature nécessairement artificielle, soit parce que son propre manque de talent est décidément incurable — l’art lui semble aussi réel et stérile que les inventions d’une imagination en délire, “comme un orgue de Barbarie détraqué qui joue toujours autre chose que l’air indiqué”, et les matériaux de lart [...], toute la beauté absolue d’un monde magique, sont aussi dérisoires et vulgaires dans leur réalité que Rachet et Cottard, aussi pâles, las, cruels, inconstants et maussages que la lune dans les poèmes de Shelley. »

Où nous pourrions lire un trait d’union direct de À la Recherche du temps perdu à Fin de partie encore dans les limbes.

Imagination est un mot courant de la Recherche, avec quelques occurrences surprenantes :
- mon imagination reprenant des forces au contact de ma sensualité
 comme toutes les choses dont on avait commencé par mettre le double dans mon imagination
 imagination surexcitée par la souffrance
 entrés en moi l’un par la porte basse de l’expérience, l’autre par la porte haute de l’imagination
 se faire lever vingt fois par heure dans mon imagination un rideau de brume nostalgique
 que la gouttelette de leur originalité ne fut plus vaporisée par mon imagination

Par contre, deux occurrences seulement du mot détraque, celle qui concerne l’orgue de Barbarie, et une autre qui concerne Charlus, dont la nature « était un peu d’un détraqué ». L’orgue détraqué qui joue autre chose que l’air indiqué, c’est bien le récit, soumis à l’écriture en ce qu’elle aura d’imprévisible, et dont les figures — celles que nous savons chez Beckett — n’auront surgi que du mouvement d’écriture lui-même.
Qu’est-ce alors qu’on détraque, qui détraque, comment on détraque ? Le mutique et boutonneux Irlandais de vingt-deux ans, chassé brutalement de chez les Joyce et écrivant sur l’œuvre juste publiée d’un type mort huit ans plus tôt et, dans un monde encore sans Kafka, en quête lui-même d’une écriture qui ne deviendra géante — mais géante d’un seul coup — que quinze ans plus tard nous fait le cadeau de deviner juste.

Et cela constituerait, avec Rimbaud qui est son autre point d’appui, un lien définitif de Proust à l’œuvre ultérieure de Beckett ? Ce mouvement qu’il amorce, de plus en plus tendu à mesure que ses textes seront plus brefs, sont précisément un déni à l’imagination : c’est l’affrontement même du réel qui le rend excessif et abstrait, tout en nous confirmant qu’il s’agit bien du réel lui-même, jusqu’au plus banal de notre expérience immédiate — un mur, une lumière, un œil, une chaise. Cet excès-là est compatible avec Proust.

 

Image ci-dessus : L’orgue de barbarie par Daumier.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 28 décembre 2012 et dernière modification le 6 mai 2013
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