Piero de Belleville | oublier Paris #44

#vasescommunicants, hors-série : une reprise de "Pendant le week-end"


On a chacun quelques blogs avec plus grande affinité, pas toujours qu’on les répercute, mais toujours on les suit pour en reconnaître le compagnonnage un peu secret, j’allais dire la mélancolie. Pour moi cela concerne la dense recherche de Christophe Grossi dans ses Déboîtements (comme sa série en cours métropismes), ça concerne la version actuelle du blog sans cesse renaissant de Dominique Hasselmann – ah, le temps du Chasse-Clou –, maintenant le Tourne-à-Gauche, avec sa fidélité obstinée aux surréalistes... Et ça concerne bien sûr ce Pendant le week-end de celui qui signe parfois Piero de Belleville, parfois Diego Moralès, parfois rien du tout, mais avec 4 ans de présence et croisements sur mon Petit Journal (des fois, l’impression que je le continue juste pour lui permettre de changer de page !). Chez lui, l’ami, une permanence de Paris scruté, arpenté, intime et éveilleur... Je reprends son billet Oublier Paris, le 44ème de cette série, parce que je trouve que c’est un texte beau et important, et qu’on peut multiplier les lectures, mais allez le lire bien sûr dans Pendant le week-end.

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Piero de Belleville | Oublier Paris #44


C’est en arrivant chez elle que j’ai pris cette photo.

Au fond, ce sont , après le Louvre, les immeubles de la rive gauche, avec le musée d’Orsay sur la droite. Il faisait gris, elle était au lit, faisant semblant de manger comme la mise en scène le lui indiquait. Je ne suis pas sûr qu’elle en ait été la dupe, mais peut-être après tout. Etant donné sa minceur, évidemment, elle ne mange pas plus qu’avant. Elle m’a dit « j’attends tu sais », comme elle me le dit souvent. C’est en février que se fêteront ses quatre-vingt-dix-huit printemps. J’apporte quelques fleurs, je lui remémore quelques unes de ces photographies passées, mes parents, son frère de Vendôme, sa soeur de Montcizé, son beau frère qui pelait les pêches avec sa fourchette et son couteau d’argent, au mur il y avait un soleil, un miroir vénitien, au milieu de l’escalier qui menait aux chambres s’ouvrait une porte qui donnait sur une sorte de grenier, il y avait là tant de choses, mais je n’en parle plus, il ne nous reste que la tartine et les petits mendiants, la porte en fer forgé de l’avenue du théâtre romain et bien sûr que je suis empêché par les deux jumelles de parler, bien sûr qu’elles rient, elles se pensent parques, elles ne sont pas même sorcières, je m’en vais, je prends le métro.

Je pense à la déliquescence du monde, du mien, je regarde à droite et à gauche avant de traverser (je me souviens de Londres) et je vois le temps avancer. D’ici à la fin du mois, une année se fermera, je n’ai pas l’humeur des comptes non plus que celle des nostalgies (quoi qu’il puisse en paraître). Je n’ai pas l’humeur tout court, d’ailleurs (l’humour du coeur, oui). Je vais travailler, mais d’ici l’année prochaine, il n’y en aura plus : au téléphone, on m’informe qu’en effet, c’est confirmé. C’est confirmé.

Regarder un peu derrière soi, le temps est passé, regarder au droit, je suis assis là, dans cette Terre, on attend que le métro arrive.

L’ignoble de la typographie, l’image de cette femme, ce sourire idiot, ce slogan simplement bête, de ce type assis, qui regarde, les anges, Jeanne d’Arc, les Dieux qui du haut de leur Olympe, les humains et leurs révolutions

on regarde à gauche, on regarde à droite, des gens , des dizaines de milliers de gens meurent, sinon de faim du moins de guerre, mais de faim, tout autant, hier au cinéma il y avait « La Jetée », on ne s’en lasse pas, on pourrait la voir des dizaines de fois, ensuite il y avait le film aux cinq milliards de morts (« l’armée des douze singes », sur la même trame narrative), le futur, les virus, les cataclysmes et l’apocalypse, bernés comme pour le Père Noël, nous le fûmes complètement sans le savoir, personne n’y a cru, un panne électrique qui submerge la Terre entière, non, ça n’existe pas, les humains descendent dans les métros, on avance et on fait les courses de Noël, on attendra sa rame

l’obscénité de cette typographie, comprendre par la seule adresse internet que du réseau se sont saisis toutes les pornographies, tous les mercantilismes, suivez nous sur bidule, et voir aussi bien que ces suiveurs se tiennent aussi de ce côté-ci du monde, réel, faire des choses, les communiquer via les réseaux qu’on baptisent « sociaux » comme il y a une sécurité de la même eau, des plans de la même boue, des « minimas », des charges, des classes, des législations, des travailleurs, des démocrates, toute une tribu de choses et d’êtres, le monde, le travail, la santé, et en regard de ce monde l’autre, celui de la publicité, du libéralisme, du chacun pour soi, de l’individuel, du moins d’impôt, de l’abandon du public et du service de l’Etat, toute cette hystérie qui s’empare de ceux qui nous gouvernent quand on leur parle ne serait-ce qu’à mots couverts, de ce pourquoi ils se sont battus, ce socialisme lui aussi emprunt de cette société, qui devient générale quand elle est une banque, les profits à deux chiffres, les actionnaires, ces coupons qu’on ne déchire plus dans les sous-sols des caves de banques, le boulevard des Italiens, celui du baron, tailler dans la misère à la hache, des saignées, tandis que vers Belleville, le populaire, le prolo regagne sa tanière insalubre, la maladie du plomb, revenir, en revenir et continuer son travail, tenter la dignité et que le sort reste de notre bord, le destin, regarder droit devant soi et affronter l’avenir comme il viendra, n’en rien attendre mais n’en rien demander, et en vouloir, pourtant, regarder les enfants grandir, regarder les vieillards mourir, et poser sur cette Terre une sorte de regard amusé


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1ère mise en ligne et dernière modification le 23 décembre 2012
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