[27] parce qu’elle avait été la maîtresse de Liszt

de qui serait Jeanne Duval aujourd’hui


 

« Mais je ne connais aucun de ces noms dont ce soir tu m’assommes », avait dit Proust tandis que Baudelaire reprenait apparemment son souffle, ou écoutait curieux un bruit d’automobile grossissant puis disparaissant rue Hamelin, tandis que la cheminée grognait à cause du vent dehors. Mais quand il se retourna vers Proust on aurait dit qu’il n’avait rien entendu : « Jeanne Duval aujourd’hui aurait vécu à New York, elle se serait appelée Chrissie Hynde il y a vingt ans, Grace Slick il y a trente ans ou Kim Gordon il y a dix ans et aujourd’hui je ne les connais même plus, ou pourquoi pas Christa Päffgen dite Nico en Musset habillé en robe tu en dis quoi. Et moi j’aurais fui vers l’Asie, je serais parti avec une de ces machines à photographier et envoyer des mots, j’aurais tout fait à l’envers, peut-être Constantin Guys l’avait compris mais Constantin Guys avait une telle avance qu’aujourd’hui lui-même ne serait plus ni dans les guitares ni dans les mots il serait – tu vois – informaticien dans les codes et parlerait par des courbes et des graphes. » Proust s’était résigné à l’indifférence : « La question du lieu où je vis se résume à ma place dans cette pièce », chuchota-t-il sans que l’autre semble entendre. « La seule chose à peu près prévisible c’est que de toute façon, Jeanne Duval ou Constantin Guys comme moi-même ou toi-même mon petit Proust, ô toi l’impalpable, le léger, le boxeur, le violent, le menteur, le rêveur, sûr de sûr qu’on aurait été clodos comme devant. Écoute, écoute-les dans la nuit ces musiques d’après notre temps ! » Il fit silence, on entendit à nouveau surtout la cheminée. Proust regardait Baudelaire curieusement : qu’un mort en entende plus que vous-même, de quoi cela vous prive-t-il ? « Est-ce que ça ne suffit pas à notre bonheur, le pressentiment de ce que seraient des musiques inatteignables ? Mon petit Proust qui parle de tant de merveilles que Baudelaire n’a pas connues (disait Baudelaire) : électricité, fantascope, lampascope, téléphone et avions – et tu voudrais, ô mon ami Proust, qu’un Baudelaire te lise et te comprenne... Moi au moins j’ai les musiques, ces musiques de demain. Projetons-nous dans leur bruit électrique, enfermons-nous dans leur nuit d’éclats et fumées, et fais surgir les foules de demain, si tu peux, de tes lanternes ? » Proust ne répondit rien. « Seulement regarde... Ce qui vient de demain... Avec les musiques : horreurs, extermination, guerres et leur lucre d’argent-maître dis, tu crois qu’on n’aurait vécu que pour cela ? Et c’est ce qu’ils auraient fait de la beauté, nous n’en aurions arraché ces minces éclats toi et moi que pour leur laisser ce remords dans la nuit, d’avoir manqué à l’humaine aventure ? » Dans ces moments, on aurait dit que Baudelaire préférais carrément tourner le dos à Proust, parler face au mur sans même se préoccuper de vérifier si l’autre suivait. « Je te parlais hier d’Agrippa d’Aubigné, on est d’accord sur Agrippa d’Aubigné parce qu’on sait toi et moi en réciter des vers entiers, même sans livre, mais que penses-tu, ô Proust, de Chrissie Hynde et de Kim Gordo ? Et dis-donc, si nous deux on s’appelait Gun Club ? Et si on prenait pour surnom commun Jah Wobble, saurions-nous maintenant, dans notre propre nuit, atteindre à la dimension d’un Jah Wobble ou d’un Marcus Miller de leur temps à venir ? » Baudelaire s’était retourné vers Proust, s’était rapproché de lui. « Mais arrête, arrête de me regarder comme ça, je n’aurais donc pas droit de parler, moi Baudelaire tu voudrais que je me taise ? » Silence. « C’est que je ne comprends rien, mais rien de rien », avait répondu Marcel Proust, tel que leur conversation fut transcrite par Marie-Gineste Albaret qui rêvait, elle, de ces musiques que décrivait Baudelaire et n’aurait en rien manqué une transcription patiente et fidèle de leurs conversations des fins de nuit, depuis l’autre côté de la porte et quand bien même, par delà le souffle de la vieille cheminée grognant son hiver de flammes, l’aube allait venir. « Je ne saurais même pas répéter ces noms que tu prononces – tu dis que tu entends des musiques ? » avait dit Proust à Baudelaire.


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1ère mise en ligne 2 décembre 2012 et dernière modification le 15 février 2013
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