liseuses contre tablette : fausse antinomie ?

et si on parlait plutôt de ce qu’on a envie de lire et pourquoi ?


PETITE ANNONCE : rien à voir avec billet ci-dessous, mais j’apprends confirmation d’une bonne nouvelle. Le CNL va nous permettre d’offrir à 30 médiathèques et BDP un abonnement d’un an à publie.net. Il ne s’agit pas d’une opération promo, mais, à vaste échelle, d’instaurer un dialogue avec bilan d’expérience. Donc de trouver les 30 établissements partant pour l’expérience, et décidés à en faire quelque chose ! Nous travaillerons bien sûr pour cela en étroit partenariat avec ceux qui depuis 4 ans ont été nos partenaires dans la réflexion et le dialogue, je pense à l’ADDNB, mais aussi aux CRL qui ont soutenu nos débuts, à commencer par Livre au Centre. L’accès se fera bien entendu via Immateriel.fr, en complément de notre collection publie.papier pour les éléments téléchargeables et la médiation. C’est une nouvelle toute fraîche, mais on y va manches virtuelles retroussées – n’hésitez pas à prendre vite contact !

 

Le web est une machine à amplifier les discours qui nous déboussole toujours, parce que l’instance de régulation par ralentissement temporel ou séquentiel qu’étaient les anciennes publications a disparu.

En ce moment, c’est tablettes contre liseuses. Mais si on rajoutait quelques éléments dans le débat ?

Après, à vous de voir. Un seul point de certitude : la lecture, maintenant c’est dans le numérique que ça se passe, aussi bien pour les oeuvres de savoir que celles de plaisir. La littérature trouve sa densité là où elle questionne le monde et vient à son contact. Les oeuvres qui s’inventent depuis là où nos pratiques numériques interfèrent avec notre rapport le plus usuel et quotidien au monde, se forment et se diffusent de plus en plus directement dans un contexte numérique – c’est ça la grande nouveauté, et ce qui nous fonde à y travailler, par un site comme celui-ci, ou les livres numériques qui le prolonge.

 

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 les liseuses ont commencé à se répandre en 2007-2008, encore très chères (la Sony tactile de 2009, le PRS-605, valait quasiment le prix d’un iPad d’aujourd’hui), avec le Kindle pour locomotive et des fonctions très restreintes de navigation, classement, moteur de rendu. Ce qui nous était égal, puisque le texte est lui-même (contrairement au livre imprimé) un vecteur très simple.

 

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 avantages uniques de ces appareils : la stabilité d’affichage de la feuille à encre électronique, sa non-consommation d’énergie entre deux tournes de page ; limitations : peu de mémoire, et souvent réservée à la gestion des « verrous » (DRM) malgré le caractère inefficace de ces DRM/ADE, sauf pour emmerder l’usager ; les machines embarquent très vite un mini noyau de navigateur pour accès web ultra-limité, mais cela permettra surtout l’accès aux librairies des constructeurs ;

 

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 l’iPad est apparu en 2010, sur un concept plus adapté à la consultation web, presse magazine et vidéo. Il se tient des deux mains, et peut se substituer à l’ordinateur de poche, le Netbook, via un clavier tactile confortable dès lors qu’on s’y habitue.

 

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 dès lors, pour un éditeur comme publie.net, cela signifiait la possibilité de mises en pages plus complexes et incluant plus de scripts, l’affichage en couleur, des nappes superposées de texte, et la possibilité, outre celle d’inclure des ressources son ou vidéo dans le fichier livre, celle de liens vers des ressources externes, l’édition numérique peut commencer.

 

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 les liseuses évoluent et s’assouplissent, diversifient les modèles et baissent considérablement de prix : Bookeen et Kobo par exemple ; les affichages sont plus fins, autorisent la prise de note ; dernière phase : une couche lumineuse pour les utiliser sans éclairage d’appoint.

 

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 nous travaillons toutes la journée sur nos ordinateurs, et la lecture – sous toutes ses formes – est le premier vecteur de notre relation à notre ordi ; nous avons pris l’habitude de machines multi-tâches, connectées en permanence, et nous autorisant l’interactivité (achat en ligne d’un billet de train, réponse sur un forum), les tâches complexes (photo, vidéo, texte, utilités), mais qui nous imposent une position assise fixe. En même temps, là où les activités traditionnelles séparaient les lieux et postures, nos activités de création (musique ou film ou...) requièrent le même écran que celui du travail utilitaire. L’ordinateur portable aménageait cette contrainte (canapé, lit, table de bistrot) mais ne la révolutionnait pas ; l’iPad nous propose de lire le web là où nous sommes, en dehors de notre position de travail. Le rapport au web comme lecture dense devient celui du magazine : nous retrouvons notre autonomie corporelle, et maintenons une possibilité d’écriture créative ou réactive.

 

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 en alternance ou un complément, nos smartphones deviennent des ordinateurs à taille de la main – nous savons les utiliser pour nous repérer, gérer nos activités Facebook ou Twitter, synchroniser nos agendas, contacts et calendriers, photographier ou enregistrer. Nous lisons avec la presse et les journaux, ils peuvent nous dépanner dans l’insomnie, le train ou le métro pour lire un livre (l’app Kindle synchronise la page avec nos autres appareols), mais – et bien que l’iPhone coïncide exactement en taille et volume au format de livre imprimé le plus courant du XVIIIe siècle, nous n’y retrouvons pas l’ergonomie d’un livre de poche, alors qu’il a remplacé ou phagocyté nos appareils à musique ou à photographier.

 

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 sur la vague de l’iPad, l’ensemble des autres constructeurs viennent proposer des modèles équivalents, gardant un retard structurel, mais la plupart s’appuyant sur un moteur Androïd qui reproduit le même dispositif d’applications téléchargeables au gré de l’utilisateur et selon ses usages de prédilections. La vraie riposte s’établit lorsque Amazon avec son Kindle Fire, suivi de l’ensemble des autres constructeurs, forçant même Apple à suivre avec un iPad « mini » que Steve Jobs avait pourtant écarté avec obstination, propose un modèle de tablette avec les fonctions de l’iPad mais un format à peine plus grand que les liseuses. Changement radical : on tient à la main, grand comme une page de livre, les fonctions ordinateur que le smartphone ne proposait qu’en miniature, et autorise à ce qu’on la tienne d’une seule main.

 

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 le marronnier le plus insistant, en ce moment, c’est que la lecture sur l’écran à LED rétro-éclairées des tablettes fatiguerait plus que la lecture via encre électronique, parce que ‘apparentant à l’écran d’ordinateur tandis que l’encre électronique décalque le livre papier. N’importe quel pratiquant de lecture tablette sait bien le contraire : modulation de l’éclairage interne (ok, on est privé du plein soleil et de la baignoire), progrès des résolutions et stabilité d’affichage, il serait temps d’en finir avec cette idée bien doctement prononcée.

 

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 des perspectives existent : l’encre électronique est une fabuleuse technologie, qui peut à terme autoriser d’une part la couleur, ça vient vite, d’autre part un temps de rafraîchissement plus rapide et avec une meilleure résolution sur petite surface, c’est plus difficile mais on peut déjà grossièrement visionner des vidéos. À terme, l’évolution même des écrans unifiera l’offre, qu’il s’agisse de processus à encre électronique (qui conservera de toutes façons d’autres usages dans les applications utilitaires), ou de l’évolution actuelle des écrans tablettes.

 

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 ce qui semble irrésistible, c’est le lien fort entre notre ordinateur principal et la tablette. L’ADSL est dissymétrique : parti du principe d’un liaison où on reçoit plus qu’on envoie. Si nous produisons et construisons, nous sommes sur l’ordinateur. S’il s’agit de lecture, visionnage, écoute, activité type jeu, nous adopterons la taille d’appareil la plus mobile et la mieux adaptée à la main.

 

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 rançon de notre participation à une transition dont nous mesurons l’évolution en direct ? Obsolescence rapide de nos téléphones, appareils photos, imprimantes (si tant est qu’on ait encore besoin d’une imprimante), appareils à écouter de la musique : ces technologies, à mesure qu’elles progressent, nous proposent d’autres types d’usages, qu’il nous semble important de nous approprier, parce qu’ils concernent des activités intervenant centralement sur notre rapport à la communauté. L’évolution de notre utilisation de l’e-mail par rapport à notre utilisation d’outils comme Facebook, dans nos relations familiales ou la redisposition géographique de nos relations en général, en est l’exemple.

 

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 la lecture touche un autre paradigme : celui de l’histoire, de la mémoire, de l’acquisition des connaissances et de l’imaginaire. La lecture, sur le l’objet dédié à chacune qu’était le livre, touche à une racine symbolique plus forte de nos usages sociétaux, du moins dans notre civilisation occidentale. Les formes sociales ou esthétiques prises par la pensée se structuraient, à chaque époque, en fonction de ces supports et en fonction de ces usages (le roman épistolaire et l’histoire de la correspondance, comme un exemple parmi tant). La liseuse a l’avantage, en restant un outil dédié à la lecture, de proposer dans le contexte numérique un usage transposé des formes liées à la nature objectale du livre, plutôt même que la nature des textes. Peu importe l’absence d’ergonomie, une fois le livre ouvert, si les fonctions principales, notes, signets, surlignages, dictionnaire sommaire, sont assurées, ainsi que la gestion de la collection embarquée depuis son ordinateur personnel (via Calibre ou iTunes ou le cloud Kindle).

 

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 mais la lecture n’a jamais été une clôture : elle a été bien plus longtemps oralisée que silencieuse. Et dans toutes les représentations de la lecture la plus intime, le fauteuil sous la lampe dans la bibliothèque laisse à côté le cendrier, le jeu d’échec, le journal ou les magazines, le nécessaire à courrier, ou bien le téléphone et son annuaire, et le piano près de la cheminée. La révolution de l’usage tablette c’est sa polyvalence : l’industrie culturelle nous contraint à une attention permanente contre l’envahissement qui tire vers le bas, mais ce n’est pas spécifique à Internet, c’est même la première caractéristique de ce qu’est devenue en vingt ans l’industrie du livre, loisir et divertissement dans une inflation globale des titres et rotation de plus en plus rapide des contenus.

 

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 à nous tout simplement de savoir ce que nous voulons : mesurer les applications qui nous sont les plus fréquentes dans notre smartphone ou notre tablette, quelle qu’en soit la marque, et la lecture reprend la place qu’elle occupe dans notre vie en général. Ces derniers mois et dernières semaines, prolifération de nouveaux « éditeurs numériques », tant mieux, égalité pour tous : mais tous pour proposer du sous-érotique et du polar lesté d’un passé simple, quatre adjectifs et trois conjonctions de coordination dès la première ligne ? C’est probablement là où nous avons le plus à construire : que demandons-nous au langage, qu’il nous hisse dans notre rapport à la communauté ?

 

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 rien de grave au demeurant. J’ai eu assez de plaisir à découvrir le plaisir de la lecture sur mes deux successives Sony (505 et 650) puis ma Bookeen Odyssey, l’arrivée des petites Kobo et enfin le Kindle Touch. J’ai constamment détourné ces appareils pour des usages qui m’étaient personnels ou professionnels, notes lors d’une prise de parole, voire même support de lecture, usage pour mes documents perso (la fonction Send to Kindle des navigateurs, ou la possibilité d’envoyer des documents texte, images, livres à sa machine par adresse e-mail dédiée, fonction qu’on retrouve bien sûr sur le Kindle Fire). Pour qui est lecteur invétéré de prose, la lecture Kindle ou autre liseuse est immédiatement un avantage : facilité d’accès aux textes, continent des textes gratuits ou polars à prix poche etc. Vous avez du plaisir avec votre liseuse, surtout rassurez-vous, pas besoin de changer. C’est le meilleur complément à vos heures ordinateur ? Tant mieux.

 

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 revenir cependant à ce qu’est un livre numérique. Le livre imprimé, lorsqu’il part de chez l’éditeur pour aller chez l’imprimeur, est lui aussi un morceau de site web, fichiers xml de contenus, masques d’affichage graphiques, et quelques métadonnées (l’univers de la distribution papier reste assez fossile chez nous, et ce serait mieux de s’occuper de ça plutôt que gémir sur les positions perdues). Le livre numérique c’est une boîte à fromage d’enveloppe fine, avec étiquette sur le dessus, et dedans à la fois ces fichiers et leurs masques d’affichage (le rendu dépendra de la machine et du lecteur, paradigme essentiel du changement), les métadonnées qui permettront de le faire apparaître depuis une requête même floue faite dans iTunes, Kindle Store ou directement le web ou le catalogue des ressources en ligne de votre bibliothèque. Pour nous, en tant qu’éditeur, faire que la fragile petite boîte à fromage puisse aller circuler dans ces autoroutes à haut débit de circulation que sont iTunes ou le Kindle Store, et qu’une fois rendue sur votre propre appareil elle soit auto-suffisante : il ne suffit pas de la traditionnelle table des matières de l’ancien univers imprimé, mais le système de navigation intérieur, qui remplace l’épaisseur ancienne du livre, est une création comme le reste, avec ses aspects graphiques d’une part, mais aussi l’enjeu qu’il représente d’emblée pour l’auteur dans la conception de son oeuvre numérique, à quelque distance, et même pas de distance du tout, qu’elle soit par rapport au livre traditionnel. C’est peut-être en cela que la tablette est structurellement plus proche du livre numérique, pour l’accueillir, que la liseuse transposant l’usage traditionnel de la lecture monodique. Et si c’est une affinité de cette sorte, l’usage tranchera rapidement, quelque opinion qu’on en ait. C’est ce qu’ont anticipé l’ensemble des constructeurs (absente de l’univers française, la tablette Nook est une réussite), Kobo avec l’Arc, Amazon avec le Kindle Fire, Apple avec l’iPad mini – toujours sous ce primat que la concentration et la densité sont une question de rapport corporel, et d’adaptation de l’outil à nos usages temporels, qu’il s’agisse de le poser sur la table du petit-dej appuyé en oblique contre la cafetière, ou de lire debout dans le métro. Deux exemples : le fabuleux travail collaboratif de WikiSource supposait une consultation html, maintenant vous téléchargez les titres en epub vers liseuse ou tablette – symétriquement pour la BNF, via l’accès à Gallica par app dédiée : dans les deux cas, un continent gigantesque de ressources de lecture dense surgit par le web, et non pas via sa transposition d’outils dédiés comme la liseuse.

 

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 et de terminer donc par ce qui serait, de mon point de vue, le noeud toujours essentiel : notre rapport à la littérature, avant le surgissement des pratiques numériques, n’était pas le simple vis-à-vis du livre. Il incluait les revues – et les différentes gradations entre revues de création et revues de prescription –, les émissions radio, et la socialité propre à la littérature, du cabinet de lecture à la bibliothèque de quartier, des salons aux festivals, et le lien bien sûr à la présence même de l’auteur via lecture publique, rencontre, ou adaptation radio-théâtre, point dont on ne mesure pas combien l’assèchement progressif a déplacé la condition économique de l’auteur, les fameux « droits d’auteur » n’ayant jamais permis qu’à quelques-uns d’entre nous d’en assurer sa subsistance. Par nos sites et blogs, par la complexité et le dynamique de ce qui se passe actuellement sur Facebook et le détournement de ses usages (jusqu’à l’avilissement qu’est la colonne dévouée à ses publicités), nous rétablissons progressivement dans le territoire numérique cette socialité complexe dont le livre n’était que l’élément d’enracinement et d’un autre type de prescription : la prescription symbolique. Pour les musiciens ou les cinéastes, comme pour les scientifiques, la technologie numérique a trouvé sa place à l’interface même de l’appropriation par le public. La littérature en est là, elle souffre juste un peu plus par l’obscurantisme des facs de Lettres, restée obstinément pré-numériques (on commence à voir des lignes de fissures), et par la situation d’une critique littéraire établie qui tirait sa validité de la force politique des journaux qui la portaient, mais est la première branche quasi morte des mêmes journaux dès lors que le terrain s’assèche. La littérature souffre un peu plus d’une position massive de repli de ses anciens acteurs, lesquels sont assis de toute leur pesanteur popotine sur le trésor de contrats alignés, bien avant l’ère numérique, sur la durée de la propriété intellectuelle, et qui les fait hésiter à proposer de nouveaux types de transaction commerciale, ou tout simplement de rapport communautaire à leur public. En tant qu’expérimentateurs du web littéraire, et diffuseurs de littérature de création, nous en souffrons par rebond, ayant à travailler dans un contexte encore trop restreint. Dans ces discussions sur liseuses et tablettes qui foisonnent dans le web, quand est-il fait référence au contenu et pourquoi on est là, à y faire quoi ? Mais l’irréversible est là : notre socialité est numérique, y compris notre socialité la plus privée, et les sites webs, dans leur invention (voyez lien à mes 130 blogs ci-contre), fait que le nouveau territoire du lire se recompose depuis le web même. Il semble, depuis le temps qu’on le serine, que ça risque d’être un peu tard pour ceux qui se mettent seulement maintenant à comprendre : relation neuve engendre acteurs neufs. Content d’être de ceux-là. Et pour ça aussi que je ne démordrai pas de ce qui nous oppose en ce moment à galaxie de tenant d’un beau rêve larzacien d’un web bricolé, pollué de pubs fournie par les FAI, marchant au piratage de l’oeuvre même du meilleur copain – parce que nous tenons à la littérature, nous nous donnons les moyens du travail que nous souhaitons y faire. Construire un outil coopératif d’auteurs, c’est ce que nous cherchons d’indépendance commerciale. Qu’elle coïncide avec la possibilité de cette ergonomie plus dense, et comme détachable que représente le livre numérique, ou que notre poing numérique puisse surgir à distance dans le flux même des industries de loisir et divertissement. Le livre numérique, pour nous auteurs, c’est aussi la seule façon d’avancer armés (et c’est bien pour ça que vous devriez en télécharger quelques-uns, ou vous abonner à publie.net, pense-t-il en même temps).


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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 janvier 2013
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