mort qui te ressemble, et soudain...

reconnaissance approximative des êtres dans le rêve


C’était la similitude des traits avec le chanteur mort.

Tu marchais dans la ville, et plusieurs fois ils t’arrêtaient, te demandaient. Ne pas répondre, après tout ce n’était pas si grave. Et même, un petit sourire et on passe, ils diront : on a vu le chanteur X... Parfois on leur répondra : – Mais il est mort ? Mais qui sait vraiment, après une page dans le journal et au revoir, à quelques semaines ou quelques mois de distance si X, qu’on croyait mort, ce n’était pas seulement une confusion dans les informations, un nom mis à la place d’un autre et même, puisque après tout on ne se préoccupait pas tant des noms que de l’image, et ces images elles-mêmes devenues interchangeables. Cela aussi, je l’avais entendu – on disait mon nom, et puis immanquablement : – Ah, je ne vous voyais pas cette tête-là...

Et qu’est-ce que ça peut me faire à moi, l’idée qu’ils ont de ma tête et m’en avaient mis une autre. C’est la plaie, de toute façon, ils n’en sont pas responsables : photographies de journaux où de toute façon ils s’arrangent pour qu’on ait tous la même tête, trois-quarts, sourire, fonds calme, ras-le-bol, tellement ras-le-bol. Mais ceux dans la rue, qui se retournaient tout d’un coup et te prenaient pour le chanteur mort, ne sachant pas – du chanteur – si simplement ils avaient fait confusion, mêlaient avec un souvenir récent d’un autre qui, lui, était mort et mort pour de vrai, et moi refusant évidemment d’entrer dans le jeu, mais étaient-ils en mesure d’en tenir compte ? Le pire, longtemps qu’on était quasi sosie.

La première fois que je l’avais vu, il y avait si longtemps, ça m’avait heurté et remué, probablement avait interféré avec le chemin pris ensuite, et vu encore pour de vrai à deux ou trois reprises mais sur quinze ans : voyant sur sa figure à lui l’épaississement, dans son corps à lui le raidissement, et qu’on se ressemblait finalement même encore plus. Et pour quels stigmates banals de la société on vous mettait dans la même case : des cheveux dépeignés, ou cette façon dans votre tronche que s’inscrivent les vieux axiomes, que dans nos boulots si on dure c’est qu’on prend les coups mieux que les autres, on encaisse et on tient – qu’il devait le savoir comme je le sais, même si lui c’était chanteur et moi tout autre chose.

Bien sûr ils ne vous le diraient pas en face : – On vous croyait mort ? Et en général d’ailleurs ils ne vous parlent pas, on perçoit juste qu’ils vous regardent, mais que s’ils vous regardent c’est qu’ils vous prennent pour un autre, non pas n’importe quel autre mais l’autre, à qui c’est vrai je ressemblais effectivement, les mêmes défauts la même cuirasse, je n’en suis pas fier de ma tête, ça inscrit le raidissement et l’épaississement, ça inscrit qu’on va droit et qu’on se moque de ce qu’il y a sur les bords – attention, rien de méchant, sur les bords on sait que c’est encore soi-même, et que ce qui frotte ce qui arrache c’est à soi-même qu’on l’enlève et je suis bien sûr que lui, le chanteur, le savait aussi. Mais là ce bonhomme tout maigre et agité qui était venu me parler, et qui sentait le tabac comme pas possible, et qui parlait de trop près avec trop de mouvements, soi-disant même on s’était connus avant, et ce qui concernait moi chanteur avait eu de l’importance pour lui dans son chemin – quel chemin, j’ai pensé, qui t’a fichu comme ça –, et ma réserve même pour lui était normale, après tout les chemins s’étaient séparés, j’étais devenu ce chanteur, peut-être même je ne me souvenais pas, c’était si loin.

– Et penser que je t’ai cru mort, il a dit. Et il allait commenter ce que ça lui avait fait, dans ses intérieurs qui devaient être bien jaunis de bitume. – Le corps meurt et pourrit, j’ai dit. Et je le regardais dans les yeux, d’abord bien droit, puis avec cette manière qui n’est pas si facile à apprendre, focaliser un seul oeil et non pas les deux, puis accorder son point de convergence à dix centimètres en arrière : – Le cerveau moisit, j’ai dit. On a cessé d’être, mais la langue va encore, j’ai dit. J’ai vu qu’il était troublé, le type, et je l’ai carrément pris aux épaules. – Qui te parle, j’ai demandé, qui dans ta tête est sur toi regard et mots, où tu vois le passé mort, et les morts déambuler dans la ville, qui t’agrippe sinon ta propre mort ?

Comme ça, je parlais au type, mais sans en rajouter beaucoup plus, et avec des silences. – La langue parle encore, on a encore affaire à la ville, et ceux qui ici sont plus morts que nous, j’ai grogné. J’ai compris que le type hésitait, qu’il cherchait à se défiler, je l’ai repoussé.

– Mort, bien mort, j’ai dit, et je suis parti. Je n’aime pas me retourner. Je n’aime pas qu’on me prenne pour ce chanteur mort – je suis dans la coquille de ma ressemblance comme un être hérissé, accroupi dans un angle contre le mur du fond, et qui ronge ses doigts, celui-ci, que je porte en moi, celui-ci, qui hurle et crie et voilà, me protège d’eux tous, de la ville et des phrases qui ne disent rien, la ressemblance même une arme.

– Vous êtes bien ce François Bon, je vous croyais mort ? – Oui.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 septembre 2010
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