formes d’une guerre | de l’expérience intérieure

« mais toi, comment tu t’en tires ? »


L’expérience intérieure. L’expérience intérieure. L’expérience. Douteuse. Hasardeuse. À tâtons. Le risque. Le risque mais pas trop. Les heures de lecture. La marche. La conversation. Regarder l’autre. Écouter. Ne pas écouter trop. S’enfoncer. Chercher. Se comprendre. Se toucher le bras, les jambes, le front : vérifier qu’on est. Dormir, rêver, noter les rêves, se forcer à attendre, faire le vide, attendre le vide, être vide. Venir au contact. Toucher les murs, racler, grimper, étreindre. S’éloigner. Se ralentir. Accepter ce qu’on vous propose. Ne pas aimer toujours ce qu’on vous fait faire. S’enfoncer. Aider. Considérer. Être dans la fatigue. Dominer la fatigue. Descendre très longtemps un escalier très haut. Marcher dans un grand hall. Arriver dans une ville inconnue. Apprendre une langue étrangère. Être perdu dans une langue étrangère. Être perdu dans une ville inconnue. Être perdu en soi-même. Être perdu tout court. N’avoir pas de solution à. Ne pas trouver d’issue à. Les problèmes, ne pas s’en sortir. Les évidences, ne les pas comprendre. Ce que vous disent les autres, avoir peine à l’entendre. Ne pas écouter ce que disent n’importe quels autres. La parole qui vous concerne le plus, c’est elle qui vous reste inaccessible. On peut vous le dire trois fois, trente fois : vous ne comprendrez pas. Vous resterez maladroit. Vous resterez muet où il aurait fallu parler. Vous aurez ce mur en vous de résistance et violence qui surgira malgré vous, quand bien même on voudrait tout le contraire. On ne s’aime pas. On ne se regarde pas. On ne se tolère pas. On voudrait s’en aller marcher dans des rues sans fin, ou tout le contraire : s’enclore dans un cinéma, rester là dans la pièce noire. Moi je reste dans la pièce noire. Moi je sais attendre des heures dans une gare. Moi je n’ai même pas besoin des livres : je les déplie dans mon souvenir et en déroule les figures, les grimaces, les landes, les splendeurs. L’expérience intérieure est un secret qui à vous-même n’est pas accessible. L’expérience intérieure est un coin dur fiché en vous dans l’immensité de ce qui ne saurait répondre à cette idée. L’expérience intérieure ne se conquiert pas, elle surgit du souvenir, du front touché de vos morts dans l’adieu. Elle surgit de vos pertes, de vos absences, tout pareil que des objets (ou livres) perdus et qui nous manquent, que des échecs et des heurts – à cela on n’est pas arrivé, là on n’a pas été choisi, là on n’a pas su rester, et c’est pour cela qu’aujourd’hui on est plus fort, et tel poids sur nous pourtant de l’échec. L’expérience intérieure est ce bras d’honneur en pleine tête et susceptible à tout moment de vous sortir par la poitrine et se mettre entre vous et les autres, éberlués autant que vous. Mais toi, comment tu t’en tires, comment tu t’en tires, comment tu t’en tires ?

 

 

 

 

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 14 septembre 2009
merci aux 185 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page