fictions du corps | Notes sur les hommes inutiles

pour en finir avec l’humanité joyeuse, 3


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On disait que ce serait la définition la plus pertinente de la ville : là où attendent les hommes inutiles.

Parce qu’on le voyait bien, passée la grande vague du matin, et ceux qui pressés sortaient des gares et métros pour s’engouffrer dans les bâtiments à entrée contrôlée, jusqu’à la grande vague du soir, et ceux qui pressés sortaient des bâtiments aux halls carrelés pour s’engouffrer dans gares et métros : à qui appartenait la ville ?

C’était pire encore, disait-on, dans les souterrains de dessous, loin dessous la ville. C’était pire encore, disait-on, dans ces zones de bord de ville, où rien n’advient et où on déconseille même de visiter.

Restaient dans la ville ceux qui font le commerce de la ville (on les laissait faire) et ceux qui font l’ordre de la ville (on les laissait faire), ajoutez ces voitures jaunes qui passaient vides ou pressées, et dont il paraissait clair désormais qu’elles avaient fonction d’identifier, dénombrer, répartir, occuper les inutiles de la ville.

Les inutiles attendent sur des bancs, prennent le métro pour rien, patientent avec un café sur un tabouret. Les inutiles ont le regard terne de qui n’attend rien. L’inutile ne jalouse même plus le travail de l’autre.

On se méfiait des théories qui laissaient place aux statuts intermédiaires : que la ville, pour se considérer elle-même dans son activité, sa folie et son mouvement, aurait besoin de ceux qui – un instant ou très longtemps, prennent ainsi recul, se placent en bout d’un pont, regardent le flot au carrefour, s’arrêtent devant le chantier. Ces théories étaient de plus en plus considérées comme malsaines.

On se méfiait de ceux qui vivaient des ressources concédées aux inutiles, en organisant leurs déambulations et promenades, excitant ce qui pouvait leur rester de curiosité, leur vendant ces objets insipides et qui brillaient dans les lumières. La ville dure, disait-on, contraint à ce que l’homme y soit dur : l’horizon même de l’attente, dans les musées, aux hauts panoramas de la ville, dans les galeries et centres où vous pouviez vous poser, devait manifester son intolérance aux inutiles.

Il se menait des expériences : des bâtiments comme autrefois on avait pour les vieux, là même d’ailleurs sur l’île au milieu de la rivière, où était l’ancien hôpital. Ou bien ces petites villes qui n’avaient plus d’industrie ni destin, mais acceptaient d’en accueillir tant et tant dans les anciens bâtiments. Ou ces travaux qu’on leur confiait pour qu’ils en sortent, remueurs de voitures en stationnements, récupérateurs de choses perdues, et souvent, dans nos plus grandes métropoles, un contrôle accentué : visiblement inutile dans la ville, oui, mais deux heures d’affilée, avec le petit pin’s affiché et ensuite circulez.

Cela n’y faisait rien. On le sentait bien pour soi-même, souvent, combien la ville était essoufflée, et vous-même avec. Qu’on savait y rester de longues minutes, posé au bout du pont devant l’eau noire, ou devant le flux des voitures qui s’élancent au carrefour, ou simplement là, sur un banc dans le bord du square.

Et si c’était le monde et la ville, qui basculaient aux inutiles, comment s’appelait-on soi-même, alors ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 2 septembre 2012 et dernière modification le 8 mars 2013
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