elles arrivent, les lunettes à voir le monde en beau

Eric Schmidt : « La société va s’adapter aux Google Glass »


« La société va s’adapter aux Google Glass », Society adapts to these new things, vient de déclarer le directeur de Google, Eric Schmidt, et c’est le mot adapter évidemment qui fait trace...

On suit depuis son annonce le projet de lunettes Google to Sell Heads-Up Display Glasses, surtout depuis la géniale invention de Pranav Mistry, 6h Sense, la main numérique, qui n’a pas voulu en faire un objet de lucre et est reparti dans son pays.

N’empêche, entre le corps et le monde, une nouvelle ère semble s’amorcer, avec dissolution quasi complète de l’Internet, qui deviendra invisible.

 

Ces nouvelles lunettes ne sont pas encore parfaites, loin de là. Moi je n’y vois d’abord que des avantages. Plus besoin d’opticien, de renouvellement, de mesure de ce qui va de plus en plus mal dans mes yeux : les lunettes calculent la réalité autour et me la rendent nette.

J’ai donc testé, ces six dernières semaines, la première génération de ces nouvelles lunettes.

J’ai plus de mal à m’habituer, pour ce qui est d’écouter de la musique. Ce geste de lever le bout des oreilles je ne m’y étais pas amusé depuis l’école primaire. On commute donc sur la fonction écouter de la musique. Des listes défilent lentement ou rapidement sur le verre de lecture, un autre geste des oreilles vous fixez et l’écoute commence, mais ce n’est pas encore aussi commode que cela l’était sur l’iPhone plus casque, même si l’écoute intégrée aux branches est vraiment remarquable.

Pour lire c’est très bien. Vous choisissez où vous installer. Le paysage devant vous est un cadre. Il vous imprègne avec ses lumières, le vent sur la mer, l’odeur des pins – ou tout au contraire, laissez un champ fixe abstrait si vous êtes dans une gare ou un train, ou sélectionnez la fonction réseau « grands musées » et vous voilà en lente déambulation virtuelle au MET ou à l’Ermitage pendant que vous vous concentrez sur votre livre.

Il faut dire que la fonction « réduction du monde » est des plus impressionnantes : je vous assure, et pour moi qui suis myope c’est au contraire enfin un agrandissement de la relation au réel, est vraiment la plus au point de cette nouvelle génération d’appareil. On écarte, on oublie, la rue dans laquelle on marche, le métro qui vous enserre, les heures banales d’une tâche répétitive : votre environnement dans la vie réelle est figuré en 3D dans une petite lucarne en bas à gauche de la vue stéréoscopique (paire de lunettes façon traditionnelle, mais vue réunifiée occupant par synthèse tout le champ visuel). Le premier jour c’est un peu curieux d’agir sur son environnement, ou traverser devant les autobus, uniquement en agissant depuis cette lucarne 3D à vision sphérique, mais on en prend très vite l’habitude, c’est beaucoup plus complet comme interaction réelle que l’ancien mode, et encore plus pour les myopes et les distraits.

Je n’ose pas encore utiliser à fond les fonctions concernant la conversation : dédoubler en plusieurs langues, correction syntaxe automatique avec filtres d’époque (le flic vous met un PV pour être passé à l’orange – encore vous gardez-vous bien de lui dire que le message d’alerte s’était affiché sur les lunettes, mais que vous étiez en train de procéder à une mise à jour de votre site tout en conduisant – et le voilà soudain qui vous exprime le même contenu mais avec un texte samplé des répliques de Louis XIV dans les Mémoires de Saint-Simon), ou bien évidemment les fonctions traduction (vous entrez à la boulangerie, mais vous entendez la boulangère s’exprimer devant vous en japonais parce que vous souhaitez l’apprendre), ou les fonctions enregistrement, stockage et tri mémoriel anticipé, voire même l’étrange fonction dite « conversation fictive » : remplacer une conversation en cours, mais prévisible, par un générateur de texte programmé.

Évidemment, les fonctions qui ont fait le succès de cet appareil sont d’accès le plus élémentaire, est-ce que ça vaut la peine de les évoquer, alors ? Superposition de graphe navigation, en voiture ou à pied. Suggestions pour promenades aléatoires, culturelles ou curieuses dans les villes. Fonctions d’accès aux médias d’information, prise instantanée d’images et leur propulsion dans votre maison numérique (qu’il était moche et pas beau, le vieux mot réseau), les questions touchant aux transports, horaires, calendriers, voire même l’anti-chien à ultra-sons. Notons seulement le travail des designers, capables d’avoir tout intégré de façon si discrète dans une paire de lunettes qui semble tout ordinaire.

Qui se lasserait de la fonction « encyclopédie potentielle générative » ? Qu’il était loin, le temps des mots soulignés en bleu qui vous emmenaient d’un clic dans les réserves de la majestueuse encyclopédie collaborative, laquelle avait peu à peu intégrée les bassins étroits et rigides de dictionnaires qui lui pré-existaient : une tension oculaire légèrement accrue sur une fenêtre, un mot, un signe, un visage, et se superposait à l’élément, qu’il soit dans votre perception « monde direct » ou votre perception « monde représenté », la totalité des éléments accessibles quant à ce signe, cette rue, ce visage, ce mot et la possibilité d’y basculer ou simplement de le garder en superposition. « Nous ne vivons plus que dans des mondes superposés », disaient les détracteurs : oui, et alors ?

Le principe était simple : intégration de trois caméras miniature, une frontale à large champ, deux latérales sur l’arrière des branches avec rétro-représentation du monde que vous quittiez (géographiquement, c’était facile à appréhender, mais qu’on puisse passer par ces vues arrière pour revenir à chaque instant dans son propre temps biographique, voir le basculer à ce moment-là dans la reconstruction de possibilités-vie non explorées, remonter la rue pas prise, téléphoner à qui on n’avait pas téléphoné, voilà qui éblouissait longtemps les usagers – et moi je l’avais détournée : utiliser la fonction « temps arrière » pour revenir dans ses propres rêves, ou les méditations solitaires que vous pouviez avoir à tel moment, tel lieu, je vous assure que je requiers chaque jour à nouveau cette fonction).

On en arrive aux attaques que subissent désormais quotidiennement ces nouveaux appareils et ceux qui les utilisent : cela ferait du mal à l’écriture. Cela atteindrait à l’écriture comme principe d’unification, mémoire, expression singulière. À cela, nous rétorquons qu’aucune de ces fonctions n’est modifiée sur le fond. Il m’a même été pénible de rapprendre, je m’en serais cru incapable, des principes d’écriture manuscrites dont le clavier m’avait progressivement détaché – j’allais tellement plus vite sur un clavier, c’était tellement plus favorable à la pensée que ce jeu autonome des mains sur une surface, tandis que l’esprit se laisse dériver. Aujourd’hui même, comme les « anciens » se moquent parfois ceux que je croise, je garde dans ma poche un minuscule clavier de tissu souple, je l’agis tout en gardant la main dans la poche, ou bien je le sors devant moi sur la tablette du train, la table de la cuisine, et j’y ai mes meilleurs textes.

Les détracteurs se moqueront de toute façon de nous, par quelque biais qu’il leur reste : – Et si tu perds tes lunettes ? Ne croyez-vous pas que cela a pour moi été un drame dès l’enfance, et (longtemps que la mémorisation d’où je laisse mes lunettes de myope, au soir, est un rituel des plus ancrés) que ces moments à quatre pattes par terre, ou errant dans une pièce ordinaire, tâchant d’y retrouver l’objet mince et transparent que vos yeux ne détectent pas ? – Et l’énergie pour y fournir ?, disent-ils, pourtant ces batteries à renouvellement par la chaleur de la peau de qui les porte était une invention total fiable (au point récemment d’une belle séance enregistrée sur mon serveur nuage, lors d’une fièvre inopinée qui avait fait fonctionner ensemble toutes les applications fictionnelles). – Et le goût tout simple du monde comme on le vivait ? Sauf que pour moi, c’est précisément cela qui n’avait jamais été simple, et se simplifiait grandement à l’éloigner un peu. – Et l’uniformisation, tout le monde portant ce même appareil sur le nez ? Confiance qu’il va évoluer et encore se miniaturiser, et moi de toute façon voyez-vous (oui, eux ils y voyaient) je l’ai toujours eu sur mon propre nez, ça ne me change guère. Quant à l’uniformisation, longtemps qu’on avait appris à lutter contre avec nos propres armes : tenez, croisant les gens dans la rue, dans une galerie commerçante, dans un parc, ou simplement dans la longue nuit d’un avion (voyez comme il avait peu changé, le monde réel), vous entriez dans la zone « interactivité proposée », et on mêlait les fictions, les photos, les opinions, les réflexions – puis on s’éloignait, cela cessait. Mais la même fonction était bien plus puissante aussi sur les places virtuelles autorisées : le lieu dit « la grange » en était un, quitte à ne pas savoir à l’avance qui vous y trouveriez à cet instant, quitte d’ailleurs à se connecter sur défilements temporels stockés dans « la grange » et retrouver ce qui s’y échangeait à tel instant désormais enfui... Nous ne cessions et cessions de le répéter : apprendre que le temps n’est pas linéaire.

Revenons à l’écriture. J’avais choisi la caméra latérale droite, cela incluait un très large champ pour les mouvements de la main. Il vous fallait prendre le temps d’informer le programme machine : graphie des lettres, des signes diacritiques, de la structuration titre, mais cela allait vite. On avait retrouvé assez vite aussi les éléments – ô de si longtemps oubliés – de la sténographie du temps des premiers dactylogrammes. Et donc, quoi de troublant, croisant réellement quelqu’un dans la rue, ou l’observant dans un parc, à apercevoir ce bref bruissement de doigts qui signait l’écriture par reconnaissance cinétique digitale virtuelle (ERCDV) ? On apprenait à nos machines à la rendre la plus discrète possible. Des poètes, au contraire, diminuaient la résolution et pratiquaient des performances collectives où des gestes parfois supposant le déplacement du corps entier généraient le texte neuf. On avait pu ainsi recomposer l’écriture des danseurs, l’écriture d’êtres filmés au temps passé. Et si votre pensée exigeait le repos absolu de vos doigts même, dans la reconstruction d’un rêve, par exemple, l’option ralenti permettait de jouer de votre compositeur texte comme d’un instrument de musique autrefois joué.

Moi des fois je me moque d’eux. J’ôte mes lunettes. J’avance sans lunettes. Je joue de moi comme si je les avais encore. J’en suis tout ravivé, de mots, d’images. Alors je les reprends, et j’ouvre l’option « captation rétrospective instantanée ». C’est ainsi que je continue d’être reconnu comme producteur de fiction virtuelle, assermenté tel, et d’organiser ces séances qui me font vivre, où je prends la responsabilité de conduire une interaction-temps, en lieu réel ou lieu virtuel convenu. De même que j’aime assister parfois aux séances d’autres artistes, ou bien que nous les produisons en commun.

Une fonction de représentation généralisée, disions-nous. Un espace réflexif avec génération, proposaient d’autres. La formulation même des mots devenait en partie superflue, s’alertaient d’autres.

Reste la notion de texte. Elle ne survivra pas longtemps dans ces conditions-là. Peut-être. Nous avons abandonné tant de certitudes. Peut-être suis-je même prêt, désormais, à passer outre la notion de texte. Nous disons que la bibliothèque, pour encore un temps, ne se pourrait dissoudre, et ne pourrait non plus exister de façon autonome : hier soir, dans cette séance que j’ai menée sur l’incantation : « Avalanche, veux-tu m’emporter dans ta chute ? », il m’a fallu me battre, un moment, pour que le vieux nom de Baudelaire soit enquêté par les participants, et la totalité oeuvre explorée comme maison numérique elle aussi.

Nous n’avons pas de certitudes, elles n’entravent pas notre marche.

Que notre triste humanité de guerre et d’argent, de menace sur son substrat même, s’effondre définitivement comme tout le préfigure, disons-nous souvent, est-ce que ce sera seulement la lucarne de recomposition du monde qui s’éteindra, ou nos lunettes elles-mêmes ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 22 février 2012 et dernière modification le 29 avril 2013
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