Chevillard et son auteur, ou la rhétorique explosée

« L’auteur et moi », d’Éric Chevillard, chez Minuit : à éviter si vous n’aimez pas la littérature-piège


Des habitudes sont prises ; celle d’écrire pourrait en être une. E.C.

 

C’est bizarre comme le temps passe : j’imagine encore Éric Chevillard débarqué en littérature il y a une dizaine d’années, petit jeune qui vient et fiche son bazar, c’était Mourir m’enrhume et c’était en 1987, paf, un quart de siècle.

Comme si pourtant, avec mes 5 ans d’ancienneté, cette sorte de décalage était toujours intervenue dans ma lecture de ses livres. Complété par éléments biographiques : j’ai quitté la Vendée en 1964, et pour revenir à ce qui est mon Heimat j’ai comme piste essentielle les écrits de Chaissac : Chevillard est né en 64 dans l’hôpital même où Chaissac est mort, quasiment aux mêmes jours, et a écrit sur Chaissac.

Peut-être pour ça qu’il y a deux ans j’ai pris Choir de cette façon dans la figure, cette violence qui ne donnait pas d’échappatoire. Bouquin sombre, on palpait les cloisons pour trouver les sorties, et on continuait quand même. Pour ça peut-être que j’ai zappé celui de l’an dernier, Dino Egger. Mais est-ce que j’ai jamais zappé un seul des triptyques de L’Autofictif depuis le tout début ? Sûr que non, et si je n’ai pas lu dans la semaine, j’ai rattrapé le dimanche.

Chevillard et la rhétorique ce n’est pas d’hier. C’est Nébuleuse du crabe, c’est Démolir Nisard, devenu culte. On met en place la machine à parole, elle attire à elle la totalité des strates et prismes de qui prétend manier ou conduire la parole. Alors il n’y a plus qu’à les ramasser dans le filet, et c’est pas beau – mais c’est salutaire.

Il y a aussi le Chevillard doucement fantastique, Au plafond m’enchante rien que d’y penser à rebours, et quand je salue le hérisson qui se planque dans le jardin je lui dis Ça va, Chevillard... (n’allez pas lui répéter).

Je suis trop familier de L’Autofictif, et surtout j’en mesure suffisamment les enjeux, les variations, la discipline, les récurrences, pour en faire une lecture seulement autobiographique – malgré les prouesses des deux fabuleuses héroïnes que sont Suzie et Agathe. Mais pas possible de ne pas l’utiliser comme prisme optique, outil complexe et multiplicateur, quand on entre dans L’auteur et moi.

Chevillard n’est sans doute pas le premier à utiliser ce genre de forme, et dédoubler le livre par un usage des notes comme jeu de strates recouvrantes. Et ce serait idiot de voir dans cette atteinte à la linéarité une conséquence de son écriture web : un des plus beaux passages de L’auteur et moi c’est celui concernant un des inserts du Quichotte, pas aller chercher ailleurs le défi technique.

La rhétorique cassée, l’outil percussif plutôt que chimique de Chevillard, il s’installe dans la strate main stream du livre. Un Mademoiselle qui pose beaucoup moins l’adresse que le personnage (un perroquet sur l’épaule d’un singe, voilà pour le dispositif de l’auteur et son personnage). Tout est dans ce qui parle, tente ici de construire un livre avec meurtre. On n’est pas dans Choir, on est dans une sorte de jubilation de la narrativité même, et à vous de lire.

La cassure, ou la rhétorique explosée, c’est l’autre strate. Le dispositif par notes numérotées – de 1 à 40 – indique bien la dépendance de la deuxième strate, la strate fragmentée, par rapport à la strate principale. Mais dans les 40 notes, on a des histoires complètes (reprise et variation sur L’Oreille rouge de 2005, ou tout un article sur la question de l’ironie – Chevillard n’est jamais ironique prétend-il). Et chaque note a un point commun : la première phrase commence par un incise sur cette dualité de l’auteur et du personnage, et donc une sorte de remontée amont du personnage vers l’auteur. Seulement c’est en sauvant la dramaturgie : le lecteur est le personnage actif de la strate main stream, où il se débat en miroir du Mademoiselle en adresse, face au personnage manieur de parole. Dans les notes, l’auteur prend à partie le lecteur pour s’expliquer sur la non-identification nécessaire de lui-même et du personnage. Alors de quelle nature est le récit livré par l’auteur dans les 40 notes dont l’une, la 26, fait plus de 100 pages, donc recouvre littéralement la partie centrale du livre, strate contre strate renversées comme un crabe qu’on a posé sur le dos.

Sans compter qu’une autre note de cet employé aux écritures (titre d’un blog connu, mais au féminin), nous donne le droit d’organiser à notre guise notre lecture, y compris fragmentaire, y compris non linéaire. Et que si vous souhaitez vous en tenir à Blanchot ou Mallarmé, on peut aussi y camper.

Voilà ce qui se passe dans ce livre. Il y a de la sidération, comme disent nos bons journalistes. On se demande à quelle sauce Chevillard va dévorer l’appétit narratif de son lecteur, dit Claro, qui me précède de quelques heures, il l’a fait exprès ce frimeur. Comme extraits, ci-dessous, en voici un qui m’a complètement secoué, puisque évoquant une matière autobiographique traitée en tant que telle, la mort du père, telle que les lecteurs de L’Autofictif l’ont traversée aussi.

Mais considérer après ça le mécanisme des notes comme une sorte de fil autobiographique opposé à la strate narrative, vous comprenez bien que c’est le piège principal par lequel il vous tient...

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Haut de page : le 2 décembre 2008, revenant de Lausanne, j’avais photographié Dijon depuis le train et posté cette image comme preuve que peut-être Chevillard lui-même était fictif : on photographie Dijon, et on ne le voit pas.

 

Eric Chevillard | L’auteur et moi – 3 notes


7.

L’auteur pourrait bien sûr contresigner cette liste, mais il y ajouterait – après avoir retiré tout de même à cette passante ces lunettes rouges bien peu seyantes –, les prénoms de ses trois adorables compagnes, ceux de ses amis, il n’oublierait pas sa fratrie, ni sa mère bouleversée, vaillante, qui puise sa vitalité dans le sang généreux de son propre père qui jamais ne voulut mourir et mourut pourtant sans y consentir, à l’âge de quatre-vingt-seize ans, avec le regret de ne pas savoir ce que deviendraient ses arrière-petits-enfants ni qui remporterait le tournoi de Roland-Garros en 2050 (– Tu me prends pour un vieillard ?) s’insurgeait-il encore à quatre-vingt-quinze ans, quand on prétendait l’aider à descendre de voiture) ; et l’auteur – ne dirait-on pas qu’il vient de décrocher un prix littéraire ? – n’eût pas manqué de citer encore ses éditeurs avec reconnaissance et tous les écrivains qui tour à tour comptèrent dans sa vie si bien qu’il put s’en croire réellement aimé depuis le fond des âges où souvent ils gisaient ; et l’île d’Yeu, de la Pointe du But à la Pointe des Corbeaux, mais surtout un creux de mousse fleuri de lui seul connu, face au Vieux Château ; et Nantes où il connut le désespoir des vingt ans par la grâce de la Nantaise dont il lui arrive, de plus en plus rarement, il est vrai, de relire les lettres magnifiques, écrites avec la pulpe rose de son doigt puis avec le tranchant de son ongle (quant à celles qu’il lui destina, il en a bien sûr perdu le souvenir, elles devaient être bien appliquées pour séduire, tout en dribbles inutiles, en affectations de style, dont elle lui dit néanmoins, dès la troisième : Je ne croyais pas que je mettrais si vite notre correspondance en haut de la grande armoire en chêne luisant massif, comme des confitures d’enfance, interdites-régal-citron, très très difficiles à atteindre) – ce qu’elle a pu devenir ? et comment se fait-il que la littérature n’ait jamais entendu parler d’elle ? serait-elle morte ? Elle ne voulait pas avoir quarante ans, elle se penchait sur l’abîme comme les poètes et les acrobates pour en éprouver le vertige et nous savons maintenant hélas que des lames de fond quelquefois vont cueillir les jeunes femmes audacieuses qui n’en demandaient pas tant jusque sur les chemins côtiers – ; Sienne encore, où il se sentit vivre pour une fois sans que la douleur s’en mêlât, et Koulikoro, au Mali, la compagnie riante de Rokiatou et de ses sœurs, et les plages de sable volcanique de Basse-Terre, Guadeloupe, où il ramasse des tests d’oursins étoiles, puis la Danse slave en mi mineur de Dvorak qui lui déchire le cœur, l’odeur du daphné, celle du figuier sur le chemin de la crique secrète de la Garoupe, près d’Antibes, et l’éléphant avec le même excès ombrageux ou débonnaire, et le papillon – moins toutefois la chenille volante aux ailes de poussière que sa description par Vladimir Nabokov –, le café qu’il boit comme s’il était un lion et que c’était du sang, le cercle de lumière du ciel lorsqu’il remonte du fond de l’eau, la mèche plus claire et drôlement enracinée sur la tête de Ludovic qu’il place ici, entre ces pages comme dans un médaillon, parce que Ludovic n’est plus et que les pianos s’ennuient de ne plus connaître son toucher hypotonique et génial, et précautionneusement il ajouterait aussi l’œuf, quel qu’il soit, qui tient si étroitement serrée aussi longtemps que possible la déconvenue.

 

28.

L’auteur n’est pas titulaire du permis de conduire, il ne possède pas de téléphone portable, il l’a dit, ni n’a jamais noué de cravate autour de son cou – pas même pour rire. Toutes ces réticences visent obscurément à compliquer ses relations avec autrui et sans doute aussi, de ce fait, à les limiter, à les restreindre. Il serait intéressant de connaître les raisons de ce réflexe de fuite, comment il s’est développé, pourquoi il résiste en dépit de l’aisance et de l’assurance gagnées au fil du temps, à l’intégration finalement réussie de l’auteur dans une existence structurée, voire normée, pourvue de tous les fondamentaux, pourquoi il continue à préférer la longue allée du parc quand elle s’ouvre devant lui, vide de toute présence humaine. Sa compagne, ses amis, certains mêmes de ses éditeurs, tous sont venus le chercher au fond de sa retraite où, certainement, craintif, fâché, ridiculement fier, il les attendait. Serait-ce de la vanité, en effet ? Serait-ce de la honte ? Ou simplement de la lâcheté ? L’auteur veut bien tout admettre, mais il ne faudrait pas s’y tromper, même quand il semble se dénigrer, c’est encore parce qu’il s’imagine que sa page constitue une suffisante démonstration de force qui simultanément le venge et retourne en avantage l’aveu de sa faiblesse. La barbe de la femme à barbe est en certaines circonstances son principal atout ; elle la frise, elle la parfume, elle y noue de jolis rubans. Puis cette barbe fait sa fortune. Seulement voilà : quelle que soit la puissance de ton écriture ou plus exactement la force dont tu te sens doué lorsque tu écris, celle-ci s’effritera comme des petits poings d’enfant sur la porte de la cave sur le premier obstacle qui se dressera devant elle, à savoir l’impossibilité d’amener ton ennemi – ou du moins la force adverse que tu voudrais vaincre ou plier – sur ce terrain, car ni Dieu, ni le destin, ni la maladie, ni la mort, ni l’amour ne s’y laissent entraîner. Il n’y aura pas de combat là où tu avais tes chances. Tout au plus pourras-tu retourner cette force contre toi et te réduire en miettes.

 

30.

Voilà bien la place qui échoit désormais à l’employé aux écritures. Certes, l’écrivain par nature fut toujours un esseulé, mais longtemps il échafauda dans les marges – où il se trouvait pour cela repoussé – des constructions littéraires audacieuses vouées un moment à l’incompréhension et au rejet d’une société qu’il défiait, anticipant la liberté nouvelle, la beauté de demain, dans une langue qui faisait trembler ou rougir ses contemporains dont il se donnait en somme pour tâche de révéler l’étroitesse de vues. C’était un réprouvé ; on le craignait ; on ne voulait ni le voir ni l’entendre. Aujourd’hui, l’indifférence qu’il inspire est juste nuancée parfois d’un peu de pitié amusée. On admet sa logorrhée sibylline comme celles du dément ou de l’ivrogne. Il parle une langue qui a lâché sa prise sur le réel, qui est d’emblée aussi absconse pour ses non-lecteurs que celles de Montaigne ou du Bellay dans le texte. Son soufre relève la fadeur du monde dans la mesure où un morceau de sucre trempé dans l’Atlantique modifie le taux de salinité des sept mers. Se produit pour la littérature ce qui s’est produit pour la peinture : tout le monde s’en fout. Elle n’a plus de sens. Le talent est là toujours – de même que l’on trouverait d’excellents cochers de diligence s’ils voulaient s’en donner inutilement la peine –, mais la lettre a vécu ; aboli bibelot d’inanité sonore. Ce ne sont pas les chefs-d’œuvre qui manquent sans doute, seulement on s’en fout, voilà, on n’en a plus rien à foutre, des chefs-d’œuvre. Le chef-d’œuvre est même un peu ridicule aujourd’hui, comme son nom l’indique, comme le couvre-chef. Il n’est pas de ce monde. N’y a-t-il pas déjà assez de monuments pour notre ennui ? L’écrivain est une espèce de fantôme qui trouve quelques lecteurs encore, eux-mêmes des fantômes qui ne sauraient reconnaître sous peine de tout à fait se dissoudre que le château qu’ils hantent est désormais inhabité, au mieux transformé en musée, que leur culture est devenue une chimère sans avenir, que le monde n’en veut plus - s’en fout mais alors - et s’apprête à s’en passer complètement, que le bâillement de l’écolier est un abîme où tous les livres disparaissent, que le cerveau nouveau, toujours aussi capable certainement, a développé d’autres aptitudes incompatibles, des circuits de pensée où le train du langage déraille avec son chargement. Comment croire encore à l’avènement de circonstances propices de nouveau à la naissance d’un lecteur de Mallarmé ou de Blanchot ? La littérature ne mord plus, elle n’agrippe plus, n’accroche plus - encore un peu s’agrippe, s’accroche, comme une naufragée au bastingage ; mais elle pèse trop, on ne veut plus d’elle à bord, des pieds lui écrasent les doigts. Elle ne s’enfonce plus comme un coin dans le réel ; elle supplie plutôt pour y garder sa place, elle se fait toute petite. Son temps est révolu, toutes ses tentatives pour s’adapter et complaire à l’époque jouent contre elle, accélèrent son agonie ; s’émousse dans ces postures ce qui lui restait de violence, de révolte, d’ironie. Comment y croire encore ? L’auteur s’obstine, trop engagé, devenu à peu près inapte à tout autre activité, mais sa littérature est sans illusions, sabotée, suicidaire. Sa bombe artisanale crépite dans ses mains, pauvre fusée d’artifices. Il écrit comme on s’immole par le feu quand tout est déjà cuit. Et, bien sûr, il refusera d’admettre que son analyse de la situation, désespérément lucide, ne trahit que sa propre lassitude.

 

© Eric Chevillard & Les éditions de Minuit, L’auteur et moi, oct 2012.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 4 septembre 2012
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