Fontevraud, après | conversations sur un banc

à l’abbaye de Fontevraud, Claude Ponti avec les enfants du foyer des Tourelles de Saumur


Nous travaillons avec des inconnus. Ils font confiance. Ils donnent. Les yeux, l’attention, les gestes, tout est soudain disponible pour l’atelier. Et c’est nous qui sommes à la peine : que pourrons-nous extorquer de nous-mêmes, dans notre durcissement, notre âge, et les savoir alourdis de notre discipline, qui puisse être pareillement mis en mouvement là. C’est ce que j’ai appris de Claude Ponti, toutes ces semaines. Il sait mieux que moi, ou peut-être avec moins d’angoisse, parce qu’il offre le faire. S’installer, et montrer qu’on est soi aussi dans ce mouvement, ce temps, ces gestes. Nous avons affaire à de grands blessés du dedans, quand cette blessure est la pire injustice. Et nous n’avons pas à l’évoquer avec elles et eux, puisque ce n’est pas au nom de cette blessure que nous les recevons, et ce n’est pas cette blessure qui est le contenu du faire ni du dire.

Ce jour-là, quand nous les retrouvons après quelques semaines d’interruptions, chacun est prêt à reprendre sa place, mais voilà – et c’est comme dans la vie, la vie côté blessure – il n’y a plus la place. Ce qu’on a fait cet hiver a été cuit. Les maisons, les formes, les objets sont là, et chacun, même dans l’accumulation fourmillante, sait aussitôt reconnaître le sien (aussi bien les tout petits que les ados – une histoire était derrière chaque geste, qui porte cette reconnaissance).

Mais il s’agit de prendre des pinceaux et de recouvrir du produit à émailler – qui prendra des couleurs vives après cuisson, mais ne se révèle pour l’instant que d’un vague gris neutre.

On a du mal à les tenir dans la concentration. Ce n’est pas ce qu’on leur proposait jusqu’ici. Alors ils retrouvent un par un, timidement, comme clandestinement, le chemin de la réserve de terre. Nous comprenons, Armelle, Claude et moi, ce qui se passait cet hiver : le temps que les mains pétrissent et élaborent est un temps de la pensée, de la retrouvaille, de l’enfoncement intérieur. Jamais la vieille glaise n’a donné de sa symbolique originelle qu’aujourd’hui, où nous ne devions pas la pétrir.

Il faut beau. Notre vieille salle voûtée s’appelle le métro. On y est bien (comment on ne serait pas bien dans un bâtiment chargé d’une telle histoire), mais dehors il fait beau. Un, puis deux, puis quatre : le banc de bois vert, au soleil dehors, va devenir le lieu du pétrissage de la terre. Le maintenant de l’argile l’emporte sur le projet d’exposition.

Ils sont deux. Ils sont par terre, à genoux, le pétrissage s’effectuant sur le banc. Claude, ce terrible bonhomme qui passe son temps à se taire, a eu là encore un tour d’avance sur moi : il y a quelques minutes, plutôt que parler ou raisonner, il a récupéré je ne sais où une plaque de mousse et l’a posée sur le sol devant le banc. Ainsi les genoux seraient plus confortables.

Les deux petites voix s’ancrent dans leur monologue intérieur, celui qui accompagne le faire de l’argile.

Nous les connaissons depuis janvier. On est en mai. Juste une veille de fête des mères – date si banale, et qui devient pour les enfants, ceux-là, un tel abîme. L’un demande à l’autre :
— Tu t’en vas quand, toi ?
— Aux vacances.

Reprise de la première voix :
— Moi c’est en octobre.

Et les deux voix presque ensemble :
— Ça a passé vite.
— C’était bien.

Où est le temps ? Comment est le temps ?

Comment parler ainsi au passé d’un temps non écoulé, mais qui inclut que l’accueil au foyer n’est que provisoire, a un terme fixé ?

Et qu’ici on a été respecté, qu’on aura vécu, appris, partagé ? Ou bien que l’hostilité, et ce qui fut vécu de façon si injuste, qu’on vous a placé là, n’est pas forcément révolue ?

J’ai gardé trois mois cet échange avant ici d’oser l’inscrire. Je ne crois pas qu’il y ait de journée qu’il m’ait quitté.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 août 2012
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