Stones, 29 | du sentiment géographique quand on est Rolling Stones

50 histoires vraies concernant les Rolling Stones – un légendaire moderne


« Ce type n’y connaît rien au rock, lance sur twitter une gentille dame à l’ami KMS, coupable d’avoir propulsé lien de mon feuilleton (ce que vous devriez tous faire, qu’on soit un peu moins entre nous !), c’est un nullard, un prétentieux, il ne comprend rien aux Stones » Mais justement j’essaye d’assumer ma distance. Je suis myope, je ne sais pas faire avancer des accords à la guitare (quand je prends ma Gibson, je joue un accord et je reste à l’intérieur), je n’ai pas été riche à 26 ans et mes fricotages auto-destructifs n’ont pas été exhibés sur la place publique.

Mais je sais une autre partie du métier. Mes outils c’est Proust et Saint-Simon. Je veux dire, pas comme cette modification récente de la lecture, qui induit qu’on lise beaucoup de livres une seule fois, moi je fais comme juste avant, peu de livres mais sur l’iPad relire beaucoup les mêmes et rester très longtemps sur une phrase si on veut. Pour les Stones je fais pareil.

D’autre part, l’écart, la vie banale et la myopie donnent le temps de se documenter. Dans le cas des Rolling Stones, cela a commencé – de façon la plus exhaustive possible – en février 1983. Une partie même de ce que je sais ne pourrait pas être exposée sur la place publique.

Je parle depuis mon propre statut, la réception active de leur musique, mais précisément en tant qu’elle m’a construit. Je suis inclus dans cette histoire, et c’est ce qui me permet d’en tenir récit.

J’essaye donc de définir mes limites : là où je ne les connais plus, commence mon enquête, et mon histoire. Cela concerne donc les corps – je ne sais pas l’excès qu’est pour le corps la plongée limite devant 40 personnes en 1923 ou 250 000 dans les concerts récents. Je ne sais pas la frontière de l’être privé à l’être public, lorsqu’il s’agit d’une charge telle que pour Mick Jagger ou Keith Richards, mais leurs propres déclarations fournissent assez de beau matériau. Je ne sais pas non plus ce qu’il en est pour eux de l’appréhension de l’âge, il me semble qu’à vingt-cinq ou quarante ans ils avaient infiniment de vies d’avance sur moi, et que la conscience que j’ai de ma propre approche des soixante ne peut correspondre à la leur.

Une des limites les plus passionnantes à investiguer concernerait celle du sentiment géographique (expression due à « Michel Chaillou », qui a un peu plus que leur âge mais m’est un proche).
Pour Dylan c’est une énigme encore plus accentuée, mais qui du coup en deviendrait plus simple : en jouant plus de deux cents fois par an, le principe et le temps de la scène devient à la fois indépendant du lieu géographique et de son positionnement sur le méridien, d’autre part la frontière très hiérarchisée qu’impose la vie de tournée devient en elle-même un temps séparé des autres contraintes de la vie faussement dite réelle, et une protection.

Les disjonctions de leurs perceptions, si on les cumule, permettent vaguement d’aborder ce qu’il en est pour les Rolling Stones. Une spécificité, par rapport aux oisifs privilégiés – mais qui vaudrait certainement aussi pour ceux des entreprises (je me souviens de ces machines à souder par faisceau d’électrons que je retrouvais identiques et familières d’un bout du monde à l’autre), à retrouver les mêmes studios, ou le même espace de loges et de scène, et le temps si particulier de l’arène ?

Ainsi de Charlie Watts, prenant l’avion même pour deux fois dix heures, préférant rentrer chez lui entre deux concerts américains séparés de 48 heures.

Ainsi de Keith Richards, au temps des enregistrements à Pathé-Marconi Boulogne, atterrissant à Paris, disant au taxi qui l’embarque de l’emmener à Paris, mais contraint de téléphoner au bureau des Stones à New York pour qu’on lui indique le nom de la rue et le numéro de son propre appartement rue Saint-Honoré. Ou bien, au bout de quelques jours dans ce même appartement rue Saint-Honoré, spécifiant à Jane Rose ou un de ses assistants qu’il est bien, cet appartement, qu’on devrait l’acheter : – Mais, Keith, ça fait dix ans qu’il est à toi [1]...

La rupture avec l’heure anglaise, en 1971, a été brutale. Depuis, ils sont – au moins Richards et Jagger, de cette caste restreinte des apatrides fiscaux. Ils gardent l’ancrage anglais : Keith à Redlands, Mick à Londres. Mais il faut vivre ailleurs. L’Amérique est devenue la base, parce que New York est le bureau, le studio, le porte-monnaie. Los Angeles aurait été possible, mais New York est juste face à Southampton et Londres – leur copain Paul McCartney a été le plus fréquent voyageur du défunt Concorde, tous vols compris. D’un saut de puce on est à Moustique pour Mick, à Perrot Bay, Bahamas (après Nassau) pour Keith. En Europe, Mick a son appartement parisien, son château de Fourchette près d’Amboise, derrière l’usine Pfizer, un autre pied à terre en Irlande. Keith, je ne sais pas trop. Il est devenu résident américain, c’est probablement un autre arrangement, que lui impose une vie familiale plus resserrée que celle de son collègue. Dylan a bien dix-sept maisons, la dernière achetée en Écosse sur un coup de tête sans qu’on sache si depuis il y a effectivement mis les pieds, et – hors son implantation de Malibu, celle de Minneapolis et celle de Long Island – aimant avoir toujours ses habitudes, à L.A. ou New York, dans une maison louée de façon anonyme (son bonnet sur la tête et ses petites moustaches suffisant pour l’anonymat).

Je ne sais pas trop où j’habite. Là j’écris dans un train. Je crois que si j’aime autant mon site, au point de progressivement ne plus pouvoir écrire qu’à condition que cela renforce ou complexifie un point précis de ce site, c’est précisément pour y habiter. Donc un sentiment géographique aussi, mais par réaction à l’insatisfaction générale quant au monde dit réel, ou une fatigue, ou un manque de goût désormais pour le voyage, hors New York moi aussi (mais je n’y suis pas propriétaire).

J’aimerais tellement faire parler chacun des Rolling Stones sur ce qu’il en est pour lui du sentiment géographique. Même si j’ai d’avance la réponse, et que pour chacun d’eux elle n’a jamais varié : anglais d’Angleterre. Le shepherd pie n’importe où qu’on voyage ou qu’on habite, comme Bill Wyman emmenait toujours son thé en tournée.

Je leur ferais, à chacun, dessiner une carte du monde. Nous en étudierions ensemble les déformations.

[1Raconté par Dominic Lamblin, qui a des centaines d’histoires comme cela, hâte d’en disposer en livre.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 10 août 2012
merci aux 814 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page