INRA | ceci n’est pas une vache clonée (mais la vache bleue, si)

visite de la ferme expérimentale de l’INRA Jouy-en-Josas


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NOTA : j’assume seul (François Bon, auteur bénéficiant d’une résidence de la région Île-de-France sur le Plateau de Saclay) les éventuelles et obligées inexactitudes scientifiques des billets rassemblés ici.

Chaque visite et chaque rencontre ouvre à un univers très complexe, aux frontières de la pensée, mais aussi impliquant de l’imaginaire et du langage, mais aussi aux fortes répercussions sur notre société et notre conception de nous-mêmes.

Bénéficiant de la chance d’en être pour quelques mois le témoin, j’en rends compte avec ma subjectivité et mes outils, le seul but ici étant d’attirer l’attention sur les usages de la langue, la part éventuelle (ou pas, d’ailleurs) de la littérature à ces frontières. Un merci sincère à toutes celles et ceux qui nous y accueillent.

Il n’y a ici aucune volonté de préjudice ou de critique, bien au contraire. Juste comprendre. Ces billets sont affinés et précisés à mesure de nos échanges et conversations complémentaires. Ces questions sont d’autant plus sensibles lorsqu’il s’agit de contenus scientifiques à fort rebondissement médiatique (on se souvient du mouton Dolly), ou de questions sociétales (le clonage, comme dans Le meilleur des mondes) particulièrement sensibles.

Leur publication nous semble cependant le préalable nécessaire à ces échanges – et pas seulement parce que les chercheurs que nous rencontrons, même à quelques dizaines ou centaines de mètres de distance, ne se connaissent pas.

Merci de nous aider par vos retours, commentaires, précisions.

FB.

 

Nous quittons l’INRA de Jouy-en-Josas, et en voiture nous remontons sur le plateau de Saclay par l’arrière du Centre européen de propulseurs, passons par le Christ de Saclay et puis...

Et puis, de l’autre côté du Plateau, vous arrivez à ce rond-point avec un Buffalo Grill et deux bisons de plastique posés sur le parking, en face d’un autre parallélépipède qui s’intitule Carré nature. Quand on s’avance aux frontières extrêmes de la rencontre de l’homme et des forces naturelles, bien penser que la ville, elle, a tranché – et que la régression, des sens aussi bien que de la façon dont nous usons la terre, n’est pas forcément la plus dangereuse là où on le croit.

Il était convenu que nous ne sortions pas l’appareil photo. Voici donc mon premier billet sur le plateau de Saclay sans document photographique associé. Qu’aurais-je montré ?

Une petite route qui quitte la nationale 4 voies, juste après avoir passé sous la ligne TGV et surplombé l’A10, et soudain voilà la campagne. Paradoxe ici de la ville non pas qui se défait, mais qui continue de progresser par îlots hyper denses entremêlés de zones encore parfaitement rurales.

Puis nous entrons dans la zone Terrain militaire, défense d’entrer. Pourtant, pas beaucoup de militaires à l’horizon. Et c’est la vieille cour en carré d’une ferme pas très différente des grandes fermes du plateau, la ferme du Moulon ou la ferme des Granges. Il faut inscrire son nom à l’accueil, on vous fait passer des surbottes, on vous prévient que les élevages de vaches, caprins et ovins sont strictement séparés, et même les personnes employées ici s’occupent de l’un ou de l’autre exclusivement.

On suit un grand gars qui me dépasse de vingt bons centimètres. Il s’appelle Jean-Yves (je change le prénom, le premier qui vient à l’esprit c’est celui d’un copain qui partait aujourd’hui à New York, le veinard), ici il est chef d’élevage. Métier qu’il connaît depuis son enfance dans la Haute-Saône. Mais il est de cette génération qui a d’abord fait un BTS puis une maîtrise de production animale. Ensuite, il bourlingue en Ontario, dans les grandes plaines à silo d’entre Ottawa et Montréal. Il revient dans l’ouest de la France et prend la responsabilité technique d’un grand élevage. C’est dans le journal la France agricole qu’il aperçoit cette annonce de recrutement d’un chef d’élevage à l’INRA. L’INRA, c’est un sigle qu’on connaît bien quand on a étudié l’agronomie. Ils sont 53 à candidaté, et maintenant il nous emmène dans les stabulations.

Qu’est-ce qui change, ici ? Un grand bâtiment comme j’en ai toujours connu. De la place pour les bêtes. Le fourrage déposé au sec dans l’allée où on marche, les bêtes – des Holstein – qui passent la tête dans les barres pour nous regarder de plus près. Il y en a plus de 400.

Et c’est une ferme qui fonctionne comme une ferme. Là-bas, à la laiterie où deux fois par jour elles viennent défiler, elles sont déjà 4 ou 5 à attendre, comme ce serait le cas en Auvergne. Jean-Yves dit que les typologies habituelles, la dominante, la gourmande, s’exercent comme partout. Ils revendent le lait (à un producteur laitier local, qui renvoie parfois, lui, son surplus vers Yoplait). Quand, au bout de 4 ou 5 ans, les Holstein ont accompli leur travail, elles partent à l’abattoir comme dans toute ferme.

Elles portent comme tout bovin d’élevage sur notre territoire leur numéro d’identification à chaque oreille. Et la cloche, c’est pour faire comme à la montagne ? Non, ce n’est pas une cloche, c’est une puce RFID. Chaque animal porte aussi un identifiant spécifique à l’INRA, et à ce qu’on demandera éventuellement à l’animal.

La Holstein est la vache laitière la plus répandue en France. Mais pour produire ces quantités de lait, 30 à 40 litres par jour, elles sont issues, pas ici mais partout, d’un long processus de sélection qui est la racine du métier d’éleveur. Je ne savais pas, cependant, qu’il n’existe que 5 taureaux pour inséminer tout ce monde en France, et que, du coup, le matériau génétique des Holstein est presque un monument en péril.

On est au deuxième tiers de la travée. Le chef d’élevage nous demande en riant : — Alors, vous les avez vues, nos vaches clonées ?

Bien évidemment, on respecte ici le très strict moratoire européen, à ce jour sans date prévue de suspension. Les bêtes clonées ne sont pas commercialisées, elles sont abattues selon un processus contrôlé. Seulement, elles sont fertiles comme les autres, viables comme les autres.

Moi j’en étais resté aux articles sur le mouton Dolly, ou bien à ces manipulations pour faire surgir d’étranges animaux du passé. Prélèvement de l’embryon, inclusion du noyau de la cellule prélevée dans une lamelle de peau de l’oreille du donneur, et remise en place de l’embryon. C’est aussi le travail de Jean-Yves. Le prélèvement des ovules se fait avec une péridurale légère (la bête en général continue de ruminer, dit-il, preuve qu’on sait le faire sans causer de stress), l’ovule flottant alors dans l’organe de la vache, on injecte un liquide qu’on réaspire.

La naissance des veaux est encore un événement, ici. Il se fait aussi sous péridurale, la bête restant sur ses pieds pendant la césarienne. Les chercheurs en font un rendez-vous important, même si c’est le dimanche matin. Ils veulent assister, participer. D’autant que le veau juste né ne bénéficiera pas des soins de la mère. Il faut le nettoyer à la paille, lui chatouiller l’intérieur de l’oreille avec une plume pour provoquer l’éternuement qui libèrera les bronches. Ensuite on le nourrit au biberon. Pendant les 6 premiers mois, ces veaux (puisque pas de féminin pour le mot, même si ce sont des animaux femelles) bénéficient de soins plus précis que leurs congénères. D’ailleurs, maintenant, on voit bien leur familiarité accrue avec l’homme, habitués à être emmenées au pesage via un simple licou (elles se mènent sans crier, dit Jean-Yves).

À quoi ça sert ? On touche immédiatement au domaine de l’éthique. Ces chercheurs le savent. Les contrôles parfois sont un peu exaspérants, alors que leurs collègues de Chine ou d’Amérique du nord en sont débarrassés. La misère grandissante des labos scientifiques fait qu’on compte même ici dans la ferme : Jean-Yves facture aux chercheurs (mais à prix coûtant, 500 euros là où la même bête dans le commerce en vaudrait le triple) les bêtes qui leur sont accordées.

J’en ai par exemple appris beaucoup, hier, sur le placenta. Qui est intrusif et agressif sur l’organisme qui l’accueille. Qui sait provoquer, à terme ou lors des fausses couches, l’expulsion d’un foetus. Y compris chez le wallabi, où le foetus et le placenta seront très tôt expulsés pour le mûrissement dans la poche (tiens au fait, dans le domane du Sauvage, près Rambouillet, les arbres qu’on aperçoit, il y a quelques années la tempête une nuit avait fait s’abattre un arbre sur l’enclos des kangourous : désormais ils prolifèrent librement dans la forêt... la Nature est un concept si variable). Mais des cellules de type placentaire restent liées à l’utérus : ce sont elles qui échangent les informations avec le placenta. Elles peuvent causer, en Afrique notamment, de graves cancers chez les jeunes femmes.

Et ces cellules qui inhibent leur propre processus de différenciation sexuelle, sont aussi capables, chez la chèvre, d’inhiber l’enzyme ou la protéine agent de cette inhibition. Ce processus très complexe, dans les premiers jours de l’embryon, est celui qui plus tard pourra provoquer une stérilité par aménorrhée ou une ménopause avant 30 ans. Et cette protéine, qui chez l’homme agit aussi sur la paupière, comment la réguler ?

Il ne s’agit pas ici de développer ces questions, elles touchent à la vulgarisation scientifique, on les retrouvera souvent évoquées dans des journaux comme Sciences & Médecine.

Elles ont des prolongements qu’on ne s’attend pas à trouver ici, dans la bonne odeur de fourrage et le meuglement des bêtes. Les jumeaux qu’on dit vrais, les homozygotes, pourquoi se développent-ils de façon si différente ? Au point que certains cancers seront favorisés par la gémellité, mais ne frapperont toujours qu’un seul des jumeaux ? (ou bien aussi la schizophrénie, qui n’est pas que dans les films). Oui, ici on touche très vite à de vieilles terreurs de l’homme sur lui-même, mythologie du double y compris. Mais est-ce jouer aux apprentis-sorciers que vouloir enquêter ? Si le noyau, ARN, ADN est identique, cela veut dire que la cellule stocke aussi des informations et mémoires dans sa paroi extérieure ? Alors lesquelles, et comment, et quelle relation avec quelle maladie ?

Pour ça que dans la voiture, au retour, on a l’impression d’un très grand labyrinthe, avec des couloirs étroits, et compliqués. Et eux, les chercheurs, leur énergie, les concepts étonnants qu’ils arrivent cependant à vous transmettre, sont dans cet atelier au plus près et de la vie toute élémentaire, et au front de notre connaissance de rouages extrêmement sophistiqués, ceux qui pourtant décident de tout.

Les clones n’intéressent plus les médias, depuis Dolly. Ils retrouvent l’actualité journalistique depuis la Chine ou les USA, pour des prouesses que notre éthique ne nous autoriserait pas d’entreprendre. Voilà que soudain même on parle du temps – la souris se reproduit très vite, le lapin aussi, mais c’est par la lenteur du temps de gestation de la vache, identique au nôtre, qu’on va pouvoir travailler de façon plus complexe sur cette différenciation même, et ses phases. Les animaux que nous voyons ne sont même plus des clones, ils sont des descendants de clones.

En haut, dans l’accroche de la charpente, un chat surveille son monde. Un pigeon vient voler du grain. On est bien dans une ferme. Il faut des chats pour attraper les souris, qui trouvent trop vite leur bonheur, sinon, dans la chaleur et la profusion de nourriture.

Je n’ai pas photographié. J’aurai manqué le visage de Jean-Yves, chef d’élevage, qui nous conduit et parle de ses bêtes selon leur numéro (la 1546, la 2052) comme à la SNCF leurs locomotives, mais connaît de chacune l’histoire et les travers.

J’aurais photographié quoi ? Oui, ces trois-là, qui étaient si marrantes. Elles se ressemblent par une légère dépression du front, vers le rejointement des yeux, et par un toupet insolent sur le haut. Chacune des 400 Holstein a ce petit toupet, et on peut passer 100 fois devant des vaches au pré sans aller remarquer leur toupet. Seulement voilà : quand 3 toupets sont strictement identiques, croyez qu’on le remarque. Ça aurait fait une super photo, sûr. Les taches blanches et les taches noires ne sont pas pareilles, sur les vaches clonées ? La donnée fixe, c’est le pourcentage de noir et de blanc. La surface noire de la vache est strictement la même sur les 3 clones – la distribution par contre en reste aléatoire.

Et puis nous avons vu Aurore. Je n’avais jamais vu de vache comme ça. Il paraît qu’on les appelle les Bleues du Bazougeais. Mais cherchez à vaches de France, ou cherchez ) Bazouges en Mayenne, on n’en parle même plus, de la Bleue du Bazougeais. On connaît la Bleu Blanc Belge, on connaît la Bleue du nord, la Rouge des Prés, et il y a plein de compagnies de théâtre qui s’appellent La vache bleue. Mais celle-ci, que Jean-Yves décrit courte sur patte, forte en viande, on n’en recensait plus que 3, et plus de mâles – race condamnée à l’extinction, sauf si prélèvement d’une petite lame de peau sur l’oreille de la dernière.

Elle m’a bien plu, Aurore, courte sur pattes et forte en viande, avec des cornes qui sont des cornes et ses asymétries de vraie bestiole. Et c’est vrai qu’elle – et une de ses filles qui la léchait comme toute vache lèche sa voisine – paraissaient réellement bleues dans la grande étable du terrain militaire.

Il y a à nouveau du sperme de Bleue du Bazougeais dans les réserves cryogéniques, il y a à nouveau des Bleues du Bazougeais fertiles dans une ferme en France : mais pas le droit de les laisser sortir et refaire leur vie, animal cloné. Et pourtant voilà une vache de mémoire, une vache comme je les croisais dans l’enfance, et soudain ce sont ces bêtes à viande et à lait, sélectionnées jusqu’à un matériau génétique presque identique, et rendent les troupeaux si semblables, qui apparaissent l’artifice insupportable.

Quand on m’avait proposé, il y a quelques jours, qu’après la visite et la rencontre dans les labos de l’INRA nous nous rendions à la ferme d’expérimentation animale, je m’étais vraiment demandé si ça valait la peine. Ou bien quels monstres on m’exhiberait ?

Tout ce que j’ai reçu dans cette journée, du point de vue de la pensée même, et du concept même du corps, m’était terrain inconnu. Mais cet inconnu de la pensée, cela peut parfois tenir au toupet identique de trois génisses sages et mutines.

Avant d’ouvrir le cahier concernant la rencontre elle-même, cela je voulais le raconter à chaud. Je regrette la photo de mes génisses identiques, les trois grosses têtes à essayer d’écouter ce qu’on pouvait bien raconter sur elles.

 


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 15 juin 2012 et dernière modification le 24 août 2012
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