ça cause-t’y latin un iPad ?

et voilà qu’on s’embarque dans Horace comme de rien...


En ce moment, c’est à peine si je réponds aux e-mails, et grande souffrance intérieure c’est à tous les textes en retard pour publie.net, mais le chantier souterrain, mise à jour et nouvelles normes pour les textes existants, et puis l’énorme montagne à déplacer que représente le passage à l’impression sur demande, on est plutôt dans les tunnels qu’à chercher des nouveaux projets...

Moi aussi je suivais cette traduction d’Horace qui s’ébauchait sur fonsbandusiae (suivre @fonsbandusiae) et j’avais bien repéré que quelques blogueuses publie.nettistes d’avant-garde ne l’avaient pas loupée non plus... Et quand Danièle Carlès m’a demandé si je serais d’accord pour reprendre ce travail sur publie.net, c’est auprès d’elles d’abord que j’ai fait passer le message, la réponse n’a pas traîné. En choeur (même si le message de demande d’avis était en cci et donc que chacune ignorait les réponses des autres, et que c’est pas forcément des gens tendres, j’ai pu vérifier).

Maintenant, voilà, à nous le paquet. On s’y mettra après le lancement des livres papier, fin juin.

Regardez le blog, par exemple pour l’extrait reproduit ci-dessous, Il est fou, ou il fait des vers ? :
 une ouverture par un commentaire direct du traducteur, mais qui piste à l’avance la mise en scène du lecteur dans sa traversée du texte ;
 la traduction elle-même, prose ou vers, en langue française nue (mais parfois, attention, complétée d’une deuxième version plus resserrée ou plus libre) ;
 un espace de présentation bilingue avec étroite correspondance syntaxique entre la phrase traduite et le texte original, segment par segment ;
 un espace de notes et commentaires.

Soit quatre strates de texte, que le blog présente successivement, mais que le principe du livre numérique est de présenter synoptiquement, ou par superposition. Ainsi, pour les notes, c’est aisément transposable sur l’iPad ou les liseuses. Mais certains parmi vous fréquentent sûrement retors.net, la revue de traduction fondée par Sarah Cillaire, ou un étonnant script dû à Julien Kirch (voir ici échantillon des merveilleux scripts java de JK et du désordre qu’il est capable d’initier...), donc un affichage où selon la position de la souris sur la page vous circulez par superposition du texte original au texte traduit...

Donc un véritable défi pour les 2 artistes-codeurs embarqués dans l’aventure publie (c’est pas de ma compétence), avec confirmation, en ce cas, que l’intervention du codeur n’est pas stade de la fab comme dans l’édition traditionnelle cloisonnée à jamais, mais intervient dès la conception du projet avec l’auteur.

Quant à moi, j’ai bien caché à Danièle Carlès que, quelques jours plus tôt, j’examinais de vieilles trads domaine public de Tacite et Salluste, tout simplement pour les avoir sur mon propre iPad...

Bien conscience d’être à plein contre-courant de ces valeurs de littérature moyenne, et le ressassement du consensuel à en vomir, qui font l’essentiel de la médiation des plateformes de distribution numérique. Mais qu’importe, si on le fait ensemble et, surtout, qu’on sait pourquoi on le fait.

Donc rendez-vous cet été sur publie.net, mais en attendant, blog à suivre... Et démarche à démultiplier.

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Danièle Carlès | Il est fou, ou il fait des vers ? (Horace, nouvelle traduction)


Je t’écoute depuis un bon moment et j’ai très envie de te dire un petit quelque chose, mais la peur me retient, je ne suis qu’un esclave. — Davus ? — Oui, Davus ! Tu m’as acheté et je suis dévoué à mon maître, juste assez honnête pour que tu me juges digne de vivre. — Allez, profite de la liberté de décembre, puisque c’est ce que nos ancêtres ont voulu, et parle !

— Une partie des hommes aiment leur vice avec constance et ne lâchent pas l’affaire mais le plus grand nombre flotte entre vouloir suivre le droit chemin et se soumettre à ses mauvais penchants. Priscus le plus souvent se faisait remarquer avec trois anneaux, parfois avec sa maingauche toute nue. Il passa sa vie à être différent de lui-même, au point de changer de tunique toutes les heures. Sans transition il quittait un vaste logis pour aller s’enterrer dans un réduit d’où un affranchi un tant soit peu raffiné aurait eu honte de sortir. Tantôt il courait les femmes, à Rome, puis préférait vivre à Athènes, philosophe, né sous le signe bizarre de tous les Vertumnes possibles, lui. Volanérius le fêtard, la goutte méritée lui a paralysé les articulations de la main. Depuis il entretient un homme payé à la journée rien que pour ramasser les osselets dans le cornet et relancer à sa place. Sa constance d’autant plus grande dans le même vice allège d’autant son malheur, bien plus que le premier, qui s’épuise à tendre relâcher sans arrêt la corde.

— Est-ce que tu vas me dire aujourd’hui où tu veux en venir avec ta morgue puante, gibet de potence ? — Mais je le dis, à toi. — Comment, maudit personnage ? — Tu vantes le bonheur et les mœurs des gens d’autrefois, mais que tout à coup un dieu te ramène à cette époque, dans l’instant tu n’en voudrais plus, parce que tu ne crois pas au fond que c’était mieux, comme tu le proclames, ou que champion du bien mais sans force, tu restes les pieds dans la boue, englué dans ton désir impuissant d’en sortir.

À Rome tu rêves de la campagne et si la ville est loin, dans ta campagne, c’est elle que tu portes aux nues. Bien léger. Si par hasard on ne t’a invité nulle part à dîner, tu encenses le calme bonheur d’une assiette de légumes et — on dirait que quand tu y vas c’est pieds et poings liés — tu expliques à quel point tu es heureux, comme ça te plaît, qu’on ne t’oblige pas à boire avec les autres ! Qu’on vienne un peu te dire à l’heure des premiers flambeaux, que Mécène finalement t’invite chez lui, à la dernière minute : « Il n’y a personne pour m’apporter de l’huile vite fait ? Quelqu’un va-t-il m’écouter ? » Tu brâmes, tu brailles, et tu t’enfuis en courant. Mulvius et les autres pique-assiette repartent en te souhaitant des choses à ne pas répéter. Il pourrait dire, au moins : « D’accord c’est vrai, j’avoue que je vais sans résister où mon ventre me mène, mon nez se lève à la moindre odeur de cuisine, je suis faible, mou, ajoute même, si tu veux, un ivrogne. Mais toi tu es comme moi, pire peut-être, et tu attaquerais sans relâche ceux qui ne t’ont rien fait, comme si tu valais mieux, et tu envelopperais tes défauts de jolis mots décoratifs ! » Que se passe-t-il s’il s’avère que tu es plus fou que moi qu’on peut acheter pour cinq cents drachmes ? Arrête de me faire peur avec ton air furax, retiens tes mains et calme ta bile le temps que je t’explique tout ce que j’ai appris du concierge de Crispinus.

Une femme qui est à un autre te séduit, Davus c’est une pute pas trop chère. Lequel de nous commet la faute qui mérite le plus la croix ? Quand la nature s’excite en moi, me dresse et me tend, nue dans la lueur de la lampe peu m’importe celle qui me reçoit en elle des coups de ma queue bandée ou me monte étalon dessous elle avec un mouvement lascif des cuisses car après, elle me laisse partir sans risque pour ma réputation et je me fiche qu’un autre plus riche ou plus beau vienne se soulager au même endroit. Toi tu te délestes de ce qui peut te faire reconnaître, ton anneau de chevalier et la toge du citoyen romain,avant de sortir. À l’instant tu étais un juge, il n’y a plus qu’un ignoble Dama, cachant sous un gros manteau sa tête parfumée. Mais n’es-tu pas réellement celui dont tu prends l’apparence ? On te fait entrer, la peur ne te quitte pas, tu trembles de peur dans tous tes os et cela le dispute à ton désir. Es-tu si différent d’un gladiateur engagé par contrat à supporter la brûlure des verges, à être achevé par le fer, quand tu te vois enfermé avec ta honte dans un coffre, où t’a expédié une servante complice de la faute de sa maîtresse, ramassé à toucher les genoux de la tête ? Le mari d’une épouse adultère n’a-t-il pas un pouvoir légitime sur la vie des deux coupables ? mieux fondé, même, contre le corrupteur ? Et d’ailleurs, ce n’est pas elle qui se déguise, qui vient là, qui te prend en se mettant dessus, c’est une femme qui a peur de toi, pas une qui se donne à un amant. Toi, tu marcheras au gibet et tu le sais d’avance, tu livreras aux mains d’un maître fou de rage tous tes biens, ta vie et avec ta personne ta réputation. Tu t’en es tiré ? Tu te méfieras, je suppose, et tu feras attention, maintenant que tu sais. Mais non, tu rechercheras encore et encore une nouvelle occasion d’avoir peur, et de périr, ô esclave tant et tant de fois ! Quelle bête a l’extravagance de revenir elle-même se remettre sous la chaîne qu’elle avait brisée, quand une fois elle a pu s’échapper ?

« Je ne suis pas adultère » dis-tu ? Mais moi non plus, par Hercule, je ne suis pas voleur, quand, par sagesse, je passe devant tes vases en argent sans y toucher ! Supprime le danger et tu as ôté la bride, la nature est libérée, elle bondira tout droit devant elle ! Toi, un maître, oui, par rapport à moi, mais soumis à la domination d’un tel nombre de choses et de personnes ayant sur toi un si grand pouvoir ! Dans ton cas, aucune baguette imposée sur ton épaule trois ou quatre fois ne pourra un jour t’affranchir de ta misérable peur ! Ajoute ça aussi à ce qui précède, ce n’est pas un mince argument : celui qui est sous les ordres d’un esclave, c’est un « vicaire » comme vous avez l’habitude de dire ici, ou un « co-esclave ». Alors moi, que suis-je réellement par rapport à toi ? Car toi qui me commandes, tu es bien, n’est-ce pas, le misérable esclave d’un autre maître, comme un pantin de bois bougé par des ficelles, qu’actionnent des mains étrangères.

Mais quel homme est donc libre ? Le sage. Qui dicte ses ordres à lui-même et qu’aucune peur ne paralyse, de la pauvreté, de la mort ou de la prison, qui possède la force de braver ses désirs, de mépriser les honneurs, tout entier en lui-même, sphère parfaite pour l’extérieur surface lisse ne donnant à rien le pouvoir de s’attarder, où se brise le bras de la Fortune échouant constamment à l’ébranler. De tout ça peux-tu reconnaître une chose qui appartienne à ta propre personne ? Une femme exige de toi un cadeau de cinq talents, elle te harcèle et puis te fait jeter dehors en t’arrosant d’eau glacée, et puis elle te rappelle. Arrache ton cou de ce joug honteux ! « Libre, oui je suis libre ! » vas-y, dis-le ! Mais non tu ne peux pas, car un maître sans indulgence te presse, t’éperonne violemment à la moindre fatigue et t’impose une direction que tu ne choisis pas.

Ou alors tu te pâmes, idiot que tu es, devant un petit tableau de Pausias. N’es-tu pas dans une erreur aussi grave que la mienne quand je reste admiratif devant les dessins à la craie rouge ou au charbon de Fulvius, de Rutaba, de Pacidéianus en train de combattre, leur jambe bien tendue. C’est comme si c’était réel, que les hommes s’affrontaient en vrai devant moi, ils frappent, ils parent et font bouger leurs armes. Davus est un incapable et un fainéant, 100et toi, tu t’entends dire que tu es un expert en antiquités, fin, très habile connaisseur !

Moi, un moins que rien si je me laisse tenter par un gâteau sortant du four, toi, ta grande vertu et ton immense courage qu’en reste-t-il devant une table somptueuse ? Que j’obéisse à mon ventre, c’est plus grave pour moi. Quelle raison ? Ah, c’est vrai, moi on me chatouille le dos ! Mais es-tu réellement moins puni que moi, à force de rechercher ces plats qu’on ne peut pas s’offrir à peu de frais ? Oui n’est-ce pas ? Ces délicatesses infiniment traquées fermentent à l’intérieur et le mal s’amuse de tes pieds qui refusent de supporter ton corps défaillant. Ou quoi ? Lui un grand coupable ? ce garçon qui dans la nuit tombante troque un strigile dérobé en douce contre une grappe de raisin ? et celui-là pas un esclave ? lui qui brade son bien, au service de sa goinfrerie ?

Ajoute que tu ne peux pas rester une heure en ta propre compagnie, tu ne sais quoi faire de ton temps libre et tu t’échappes de toi-même, fugitif et vagabond, cherchant à tromper dans le vin ou dans le sommeil ton inquiétude mais vainement, car te presse et marche sur chacun de tes pas dans ta fuite un sombre compagnon.

— Où trouver une pierre ? — Pour quoi faire ? — Des flèches ? — Il est fou, ou bien il fait des vers ? — Si tu ne disparais pas très très
vite loin d’ici, tu vas filer dans les champs de Sabine, neuvième à travailler à la chaîne.

 

Horace, Satires, traduction de Danielle Carlès


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
1ère mise en ligne et dernière modification le 17 avril 2012
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