autobiographie des objets | 64, dictionnaires

construire chacun la liste de ses dictionnaires comme son propre portrait


Le dernier texte du livre est écrit, mais je ne le mettrai pas en ligne. Il construit la fonction livre, en lui donnant sa limite, et peut-être sa circularité. Mais, entre les textes existants, des interstices, des pièces à compléter. Longtemps que les dictionnaires étaient dans la liste. Et cette fonction aussi du blog comme élargissement : pas un billet depuis le début que des commentaires n’aient élargi, précisé, bousculé. Continuer cette expérience, en faisant que le site soit alors l’état numérique ouvert du livre (je ne le retirerai pas après publication). Donc, les dictionnaires...

 

Au contraire du roman qui fabrique un monde et vous aspire à l’intérieur, il y a des livres qui accueillent le monde du dehors. Alors, à y marcher, on l’appréhende en douceur. On vient lire ces livres non roman comme on appréhende une ville ou le réel même. Mais est-ce que ce n’est pas en partie ce qu’on cherche ensuite, dans l’écriture même ?

Les livres d’enfance le savent bien, et s’appuient sur ce fonctionnement même – objets illustrés, définitions associées, planches qui prouvent la réalité de ce qui ici s’invente.

Mes plus anciens livres d’enfant : les albums du père Castor. Je cherche la trace d’un livre plus gros, que je revois à couverture bleue, et construit au dedans comme un dictionnaire. Non, je ne peux accéder plus près. Par contre, dans ce sentiment même – livres qui accueillent le monde pour nous familiariser à lui – je retrouve la première fois qu’on lisait, chaque année, le calendrier des Postes, et chez les grands-parents de Damvix – non pas dans l’armoire aux vrais livres, plutôt côté placard du salon, avec nos jeux et les bocaux de fruits à l’eau-de-vie, l’Almanach Vermot qui restait bien populaire encore (ou plutôt celui de Bujeaud ?).

Le calendrier des Postes comme premier dictionnaire ?Une fois payées les étrennes au facteur, les enfants convoqués pour savoir si on choisissait comme illustration la montagne ou les petits chats, il prenait la place de l’ancien. Enfin non, il passait sur le dessus de la pile des calendriers des Postes successifs. On y lisait des chiffres, et c’était beau de découvrir, sous la réalité ordinaire, les champs qui nous entouraient, tout ce sérieux qui les concernait et que donc nous participions de ce sérieux aussi. Cela descendait jusqu’aux résultats du Certificat d’études par canton, donc jusqu’à nous-mêmes. Je me souviens très bien, dans la classe du père Gallipeau, la section de trois ou quatre qui n’iraient pas au collège mais passeraient le Certificat : leur savoir et leur maturité nous étonnait, nous les Richardeau Métais Bon qui irions au collège parce qu’on en avait le droit. Et même, injustice suprême, l’entrée en sixième nous vaudrait le Certificat par défaut.

J’aimais aussi les plans des villes. Un plan ou une carte on savait s’en débrouiller : mais ici on découvrait Luçon ou L’Aiguillon-sur-Mer, on pouvait se promener par la carte dans le réel remémoré, et non inconnu.

On avait des dictionnaires à la maison. Chaque maison avait un dictionnaire. D’ordinaire, le Petit Larousse, avec ses pages roses au milieu qui ne servaient à rien puisqu’on parlait vendéen et pas latin, mais si commode pour séparer les deux catégories évidentes de noms : ceux qui concernaient les choses, et ceux qui concernaient les gens. J’aimais lire les noms propres : le nom des bourgades avec le nombre d’habitant, l’appartenance au chef-lieu de canton et sous-préfecture, spécialités et nom de la rivière. Je crois que c’est en tant qu’agent Michelin, et nous pour notre consommation d’hôtels, que les grands-parents recevaient régulièrement le guide Rouge de l’année, et nous passaient le précédent.

En 1964 viendrait l’annuaire du téléphone : j’ai déjà d’autres lectures. Mais il est bien surprenant, à découvrir tant de noms dans sa propre ville où on s’imagine tout vide et tout calme – le peu que vous en connaissiez. Et encore, dans ces débuts, en connaissions-nous pas mal. Mais l’organisation en pages jaunes, dans la deuxième partie, multiplie les occupations qu’on peut trouver chacun pour prendre sa place dans les affaires du monde. Et je n’ai jamais laissé arriver un annuaire départemental sans lire la longue introduction. La page qui m’émerveillait le plus étant celle où on vous apprend à téléphoner dans les pays étrangers, avec toute la suite des préfixes. Bien sûr, il aurait fallu pour cela que j’y connaisse quelqu’un – mais est-ce que ce n’est pas le rôle de la chose écrite, que remplacer les contraintes immédiates ?

J’ai eu très tôt mon propre dictionnaire. Je crois que c’était une version un peu améliorée du Larousse, en cadeau de Noël, acheté chez Baylet. Je m’émerveille de cette jaquette de papier glacé détachable, en couleur. Je m’émerveille du volume, et et la tourne des pages sous le doigt (oui, je fais exprès : traverser un mot pour rejoindre Internet n’est pas franchir de la même façon une épaisseur et un dépôt, mais c’est bien l’enjeu, à les confronter). Il comporte des planches en couleur sur les animaux, les papillons, l’anatomie du corps humain, et ces planches deviennent en elles-même objet de lecture dense. Il comporte à la fin une section atlas : plus tard j’aurai un vrai atlas, et encore un plus gros à l’âge adulte, et combien vous pouvez en suivre, de routes et de noms, là où vous n’irez jamais.

Nous avons aussi une encyclopédie en trois tomes, Quillet ou Larousse. Vieillie, dans son écrin noir durci, aux pages plus très blanches et craquantes. Elle est composée en bi-colonne, avec des caractères très petits et cela aussi fait partie du mystère : l’obligation de se ralentir, de se séparer, d’approcher.

Je découvrirai seulement plus tard que la passion à lire un dictionnaire ne m’a pas été réservée – c’est juste que je n’en connaissais pas d’autres comme moi. Le Littré comme lecture d’enfance de Francis Ponge.

Je ne retrouve pas suite à quel processus, je consacre moi-même quelques 350 francs à l’achat d’un Petit Robert, qui prendra dédaigneusement la place du Petit Larousse. Je me revois aussi, dans le début des années 80, l’éliminer très lâchement, sali, sans couverture, pour le remplacer par un identique. Il se trouve que je l’ai encore aperçu il y a quelques jours dans la maison, dans le même état maintenant que celui qu’il avait remplacé : pourtant, ce n’est plus moi qui m’en sers. Je crois que c’est le moment de la découverte des surréalistes, des exercices d’écriture automatique – signature d’un autre pacte entre la vie et les mots : combien d’heures j’aurai lu ce Petit Robert ? Le Petit Robert permet d’entrer dans les mots, synonymes, étymologie, et vous débarrasse des pages roses comme des noms de bourgades.

Au point que j’hésiterai énormément, lorsque plus tard je trouve chez Vrin ce Litté édition Pauvert en 8 tomes toilés étroits et longs, pour 800 francs environ (je reviens le lendemain prendre livraison avec un sac de sport), et qui vingt ans après sentira encore le tabac froid de son premier propriétaire, je suis déçu de savoir que les étymologies de Littré ne sont pas forcément fiables.
Quand plus tard je voyagerai, les premiers livres ramenés sont les méthodes de langue, apprendre le russe, parler le marathi, même si ensuite il n’en reste rien (je n’ai pas la tête agile). L’année passée en Italie, le premier achat fait avant le départ, en 1984, c’est le dictionnaire.

Il y a une littérature de la « ressource », les dictionnaires n’en sont qu’un élément parmi d’autres, celui qui vient le plus près toucher à la littérature. Dans la masse du rapport aux mots qu’on entretient chacun, ces lectures qui renseignent sur le monde sont un rouage tout aussi essentiel de la relation des choses aux mots.

J’ai tout cela dans mon ordinateur, et même mon téléphone. Un Littré complet appelé par défaut sur le disque dur, un Grand Robert dûment payé, et je continue d’en faire usage intensif, même si cet usage est devenu autre : Internet offre sous chaque mot une porte qui devient elle-même encyclopédie, et pas possible de se fier, sur ce qui peut vous être si décisif, à un seul site – on corrobore, on associe, aux voyages. On passe une matinée entière sur la limule.

Je ne crois pas que les dictionnaires me manquent : comme tant d’autres livres, le Littré est toujours dans son recoin par terre, les huit tomes (je crois même qu’on s’en sert pour stocker ces sous qui restent parfois dans la poche au retour de Suisse ou des USA). Et j’aime l’idée de ces bassins de dictionnaire, le Furetière, le TLF, et que parfois il est vital d’aller s’y confronter, mais en ligne.

Mais évidemment, qu’est-ce qui pourrait remplacer ces planches d’animaux merveilleux encastrées en couleur, le nom des ports successifs de Sibérie, ou l’enquête approfondie, par le papier, des secrets du corps humain – ou bien cette première lecture de l’agenda des Postes juste neuf, avec les petites blagues encadrées, les renseignements en chiffre, et le plan de votre propre rue ?

Est-ce qu’à offrir aujourd’hui un de ces objets qui contiennent tous les dictionnaires (ou l’accès à leurs trésors), et les fonctions d’atlas, et les planches de documentation, et les fonctions de traduction, on crée le même plaisir qu’à l’objet qui les condensait ?

Qui d’entre nous pour avoir jamais été indemne des dictionnaires ? Qui d’entre nous ne saurait pas dresser, comme portrait de sa vie même, la liste de ses propres dictionnaires ?


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 29 février 2012
merci aux 2054 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page