Malt Olbren | « La littérature n’exige pas d’être faite par des gens en ruine...

"Inside Houses" pour la première fois en traduction française, feuilleton Tiers Livre, "Maisons intérieures d’écriture", 12


« La littérature n’exige pas d’être faite par des gens en ruine. Il se trouve que des gens en ruine font de la littérature. Ou bien : qu’on se souvient mieux de la leur que du robinet d’eau tiède généralisé qu’est devenu le commerce de la littérature. » J’avais fait le voyage jusqu’à Albany, ville que je n’aime pas (mais c’est profondément subjectif, il n’y a plus de raison de ne pas aimer Albany que n’importe quelle autre ville). Nous étions au huitième étage du bâtiment cubique gris de l’université, quatre couloirs carrés délimitant des bureaux numérotés, un local pour les étudiants, des salles de classe tristement uniformes (qu’est-ce qui, à Albany, ne serait pas tristement uniforme ?), et donc le sien, de bureau, responsable en titre du département de romanistique (« On ne peut s’improviser écrivain et vouloir se tenir dans le pré-carré des études de Lettres concernant sa propre langue : les langues étrangères me donnent l’écart, et l’indépendance. » Au mur et sur les étagères des trophées de hockey (Albany c’est déjà la latitude neige), tout cela bien rangé, et sur une table les mémoires des étudiants prenaient une hauteur si vertigineuse que je n’osais pas lui demander quand et comment il les traitait. Par la fenêtre, au-delà de la ville, l’immense rien qui entoure Albany. « Il y eut assez d’événements importants à Albany pour être fier de cette ville, dit-il, sans parler de son écrivain célèbre : de là à dire qu’Henry James soit plus lu et compris à Albany que n’importe où ailleurs, je ne m’y risquerai pas. » Qu’est-ce qu’être en ruine, pour un écrivain, j’ai demandé, puisque c’était sa propre définition ? Lui, il avait fait des textes magnifiques en accompagnement de photographies sur d’anciennes stations-services, puis d’anciennes aciéries, puis d’anciennes salles de cinéma, puis d’anciens hôtels, et tout récemment ces maisons bourgeoises que la population aisée de Detroit et de toute la région avait fuies – en général avec le même photographe, un grand type long comme une grue sur un port, avec les bras qui faisaient des angles aigus de la même façon, tout son contraire à lui qui semblait presque transparent dans son bureau, sa veste façon sport et sa casquette aux armes des hockeyeurs de l’équipe d’Albany comme l’armure qui probablement lui permettait de rejoindre le dehors. « L’homme en ruine ne construit pas d’image intérieure de lui-même. Peut-être juste un peu plus gris, au-dedans. Mais pourquoi ces photographies de la ruine nous toucheraient autant, si elles n’étaient pas allégorie de nous-même au-dedans ? » On a parlé du sport : il s’en moquait m’a-t-il dit, mais ses enfants « aimaient bien », il les emmenait aux matches. « Comment vivre à Albany si on n’en prend pas la tenue extérieure, me dit-il, qu’on puisse vous ranger sur la bonne étagère et vous aurez la paix, royale. » Il avait publié aussi quelques romans et des nouvelles, dans des magazines. Cela ne le faisait pas souffrir, que les gens le connaissent surtout pour ces livres concernant les stations-services en ruine, les cinémas en ruine, les aciéries en ruines ? « Qu’importe pour quoi on vous connaisse : c’est comme à Albany la casquette de hockey sur glace. On n’écrit que pour contrer sa ruine personnelle, peut-être j’ai été bon dans ces bouquins de photographies parce que, justement, peu importait le sujet : je ne parlais que de moi-même, depuis un anonyme département de la faculté des lettres, huitième étage, à Albany. » Sa secrétaire était entrée plusieurs fois pour des papiers à signer, ce qu’il avait fait sans les consulter. On entendait des étudiants passer bruyamment dans le couloir. L’intérieur de la porte était revêtu d’un isolant phonique. De l’autre côté des vitres, il neigeait maintenant sur l’immensité des forêts entourant Albany. « J’ai eu la vie d’un homme équilibré, me dit-il, et j’aurai ajouté mon nom à ceux qui ont écrit à Albany, ou ont écrit ailleurs mais en illustrant Albany, comme Henry James le premier. » Il avait donc trouvé ici, huitième étage du bâtiment gris, vue sur les forêts et légèrement à droite l’énorme échangeur de l’Interstate, ce qui était à la fois son masque et sa coquille ? « Qui saurait ce qu’il est pour lui-même ? J’aime écrire ici, et quand je sors plus personne pour le savoir. » Ce qu’il aura haï le plus, je lui ai demandé. « La température permanente été comme hiver, dans ces couloirs et ces bureaux, oui, j’en aurai beaucoup souffert. » Je me suis habitué de longtemps aux réponses bizarres des écrivains. Je sais qu’elles cachent cependant des failles plus profondes. C’est immédiatement sur cela que je l’ai repris. « J’ai toujours eu le sentiment qu’Albany était sur une faille ignorée du continent américain, que son ancienneté même témoignait de ce statut ambigu : qui donc viendrait volontairement vivre ici ? – et c’est cela que sur ta page ligne à ligne tu renverses. Crois-moi, j’ai compris l’immensité qu’est la fuite permanente d’Henry James – on peut trouver la même figure symétrique à l’idée suivante : rester à Albany, vivre comme on vit à Albany et ici, dans ce bureau, enfourcher les chevaux sauvages. Alors oui, parfois, ils te mènent dans les ruines. Alors oui, parfois, on hait cette température égale. Mais regarde-les, les forêts, jusqu’à l’horizon, regarde l’échangeur, les camions sur l’Interstate, tu crois qu’une page ou qu’une histoire changerait quoi que ce soit, ici ? J’aime venir tôt à ce bureau. Mes heures d’écriture ne grèvent pas mon travail universitaire : je sépare les deux. Mes heures d’écriture n’empiètent pas sur ce que je dois à la collectivité qui m’emploie. Et si c’est leur ruine, que je leur renvoie à la face, qui pour dire que j’invente, que ce n’est pas Albany même qui me la dicte ? » Nous avons mangé le soir dans un restaurant de hamburgers, les téléviseurs aux murs projetaient sur grand écran des matches de telle coupe (je ne m’intéresse pas aux sports), il m’a déposé à l’hôtel et le lendemain je reprenais le train : j’étais venu à Albany. « Qui saura, même à nos rides et nos étroitesses, notre vieillissement même, ce que nous portons de ruine en nous-mêmes », m’avait-il encore dit dans la voiture, la veille au soir.


responsable publication traduction © François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 22 décembre 2011
merci aux 798 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page