autobiographie des objets | 41, étincelles dans la nuit

de ces petites roues à lumière qu’on faisait crépiter en courant dans le noir, e des fonds d’écran fournis par nos ordinateurs


Quel autre jouet pour susciter autant le sentiment de merveille, et même d’un hors du monde – le nôtre, tout du moins. D’ailleurs, à mesure que se recompose très lentement un peu du flou autour, je l’associe à ce voyage à Paris, en 1961, la ville noire (les rues étaient réellement noires à l’époque, beaucoup plus que maintenant, et grondant aigre des moteurs à essence, tandis que la trépidation des métros agitait les trottoirs – un Paris que je n’en finis jamais de rechercher et ne retrouve jamais). Probablement parce qu’on avait visité un grand magasin comme on avait visité les autres monuments, et qu’on nous avait laissés, mon frère et moi, choisir un souvenir. J’en étais donc propriétaire, mais on l’utilisait à condition d’être seul.

Une roue métallique à double face, large comme la paume de la main et peinte en rouge sombre. La première face fixe et doublée d’une toile émeri fine, la seconde mobile équipée de deux picots minces. Rivetée à roue fixe, une crémaillère à ressort provoquait, entre le pouce et les deux doigts, une rotation de la roue. Les picots sur l’émeri induisaient un crépitement de Mobylette, et arrachaient des étincelles que sur la tranche, quand on faisait tourner l’appareil pour soi, étaient aussi claires que toutes les étincelles. Mais sur la face mobile de la roue on avait découpé des petites fenêtres obturées de feuilles plastiques selon les couleurs primaires (enfin, du rouge, du bleu, du vert).

Et donc, quand on courait dans la nuit en levant haut la petite roue et poussant la crémaillère en continu, jaillissait pour les spectateurs éventuels un arc de couleurs vives à proportion du crépitement induit.

Mais que c’était bien plus intéressant de s’en servir pour soi seul, la nuit, dissimulé sous les draps.

Je l’ai conservé longtemps, avec le même respect pour toute cette complexité technique, et le mystère qu’un tel appareil puisse générer mouvement, bruit, feu et lumière. Il faut très, très longtemps pour que l’usure des picots et de l’émeri ne provoque plus qu’un raclement alors infini (plus d’usure) mais où la production d’étincelles soit aléatoire et rare, et le crépitement un souvenir.

Il n’y a pas de nom pour ces roues à lumière, que je sache. Et rares sont les objets sans nom. Peut-être en retrouverait-on sur le catalogue d’un grossiste en jouets. Cela se fabrique encore : je crois même en avoir acheté une, une fois, pour un de mes propres enfants. Mais c’était de la petite tôle fine et pliable, les étincelles pas grand-chose, et c’était dans une boîte en carton avec des centaines d’autres pareilles, fabriquées en Chine.

Le même genre de sensation aussi – mais là, pas besoin de Paris pour se le procurer – à ces kaléidoscopes perpendiculaires bon marché dont fatalement chaque Noël on héritait. Mais dans la commode vitrée fermée à clé chez mes grands-parents il y en avait un cylindrique, de carton dur aussi, mais aux opercules de bakélite pour en scruter dedans les merveilles – et celui-ci rangé dans un étui peut-être de cuir. Les trois faces de carton étaient doublées à l’intérieur d’aluminium réfléchissant, et tout au bout, entre deux fines lamelles de verre circulaires, des pépites colorées de mica (dans un liquide ?). On secouait, les grains de mica formaient de lents arrangements multicolores, que le triple miroir, à condition d’être favorablement orienté face à la lumière, démultipliait en figures géométriques. C’est de cette multiplication purement géométrique que naissait la fascination. Je me souviens d’en avoir décortiqué au moins un pour en disposer des éléments premiers, mais – comme pour un de ces vieux réveils-matins qu’on démontait aussi sans jamais pouvoir les reconstituer, les éléments premiers mis tous ensemble ne disposent pas de la magie de l’appareil en lui-même. À voir si dans Sens unique Walter Benjamin n’évoque pas lui aussi un kaléidoscope.

De chaque jouet on peut extraire une part magique et transitionnelle, puisque c’est celle que lui confère notre imaginaire, et que c’est cela, l’imaginaire, qu’on tente de décrypter en les décrivant. Mais de la petite roue à lumière et du kaléidoscope de carton, le signe secret de la mutation du monde. Mai 1968 légitimerait les habits en couleur : le monde était monochrome, autant que silencieux. Les appareils – l’autoradio, le train désormais sous caténaires –, la science (les spoutniks et Gagarine, ce qu’on nous disait des étoiles, voire de la bombe atomique fièrement lancée dans les nuages d’Algérie puis des atolls du Pacifique en notre nom à tous), la vitesse même, nous étaient inaccessibles, ou bien stricte propriété des parents. Avec la roue à lumière nous disposions d’un dépôt personnel de ce qui symbolisait la mutation commençante des temps.

L’émerveillement paraît aujourd’hui bien mécanique, et aussi fascinant qu’un ouvre-boîte. En cherchant un équivalent à sa part d’imaginaire, j’y trouve la mobilité éclatante des jeux vidéos (que je ne pratique pas), et par induction ces fonds d’écran livrés nativement avec l’ordinateur. Ils ne me passionnent pas : je devine en gros les algorithmes de codage qui les ont provoqués, l’histoire des fractales (et la mort l’an passé de Mandelbrot) me fascine plus. D’ailleurs, je trouverais usant de les voir reprendre possession de ma machine au moindre temps d’inaction prolongé. Je configure moi-même l’apparence du « bureau » de l’ordinateur par une image suffisamment abstraite (en ce moment, un enchevêtrement de rails sur sol gris quelque part vers Buffalo), et j’utilise un de mes diaporamas comme économiseur. Mais la fonction d’un jaillissement aléatoire de couleurs et de mouvement, je sais qu’elle garde ici sa symbolique.

Et si l’ordinateur cessait de garder capacité d’émerveillement, bien au-delà de ses économiseurs d’écran qui en sont le premier héritage, comme la petite roue à lumière longtemps gardée dans l’enfance, probablement que l’écriture je la transfèrerais ailleurs.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 30 juillet 2011 et dernière modification le 10 février 2013
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