de la servitude réseaux

digression en réponse et prolongement à Karl Dubost (La Grange), "pour une communication ouverte sublime"


1, Karl Dubost : "ma stratégie a toujours été de limiter ma dépendance"


Je ne veux pas répondre à Karl Dubost, mais cette digression serait seulement, une fois de plus, le travail d’explicitation intérieure à partir de là où il nous dérange, en l’occurrence ce billet pour une communication ouverte et sublime.

Ce qui nous passionne d’abord et nous tient à Internet, c’est comment il constitue une nouvelle figure d’agora, à la fois héritière des plus anciennes, jusqu’à celles des Lumières, ou pourquoi pas le monde des revues intellectuelles qui s’est terminé avec le XXe siècle, et en rupture avec elles. Rupture, parce qu’agora qui n’impose plus @plus besoin d’unicité. Plus besoin d’unicité géographique : ce n’est pas mon cas (et je ressens cette dépendance comme une étroitesse), mais Karl dit qu’il échange indifféremment en français, américain ou japonais selon ses interlocuteurs. Plus besoin d’unicité dans la discipline : Karl cite ainsi Tristan Nitot, lié pour chacun de nous à l’outil décisif qu’est Firefox, et quelle est la discipline de TN, si la question du navigateur est posée dans toutes les disciplines, mais précisément pour s’y effacer – l’intervention de TN n’est jamais cantonnée à l’informatique (et on pourrait donner bien d’autres noms ici en exemple).

Plus besoin non plus d’unicité pour la conversation même : l’analyse de Karl se déploie sur les questions de plateforme et de logiciels libres, dans leurs conséquences les plus radicales pour l’exercice – politique, citoyen, artistique – de notre liberté à la fois individuelle et communautaire (je préfère à collective). Karl insiste souvent aussi sur la libre disposition des ressources culturelles sur le web et organise sa vie en conséquence : un travail alimentaire (mais dont nous savons tous, pour bénéficier souvent de ses apports techniques, qu’il est lié aussi – via le développement du navigateur Opera – à cette politique essentielle du web) séparé de ce que je continue d’affirmer comme une oeuvre de premier plan dans le paysage esthétique d’aujourd’hui, la thésaurisation que constitue, dépôt littéraire, aventure d’images, récit géographique, son site la-grange-net.

La littérature, la peinture et la sculpture ou la danse se sont toujours constituées – dans notre espace civilisationnel – de façon rétrospective : de Bossuet à Sévigné ou Saint-Simon, aucun ne se considérait comme exercice de littérature. Voir les analyses d’Artaud, période Mexique, sur le lien au sacré (ou sa rupture) de cette constitution esthétique. Il nous faut aujourd’hui apprendre que ce qui nous fonde dans notre questionnement essentiel à ce que nous nommons art (qui n’est pas une notion ni une constitution obligatoire, on l’a assez appris avec les civilisations inuit ou autres), peut se développer comme tel dans l’intérieur même du web.

 

2, de la spécificité d’un art web


La nouveauté de cet art web, c’est même peut-être, contrairement à toute cette prolifération (je ne le dis pas du tout en irrespect) d’art numérique, c’est qu’elle n’est pas une transposition de pratiques d’art, scripturaires ou plastiques, dans et par les moyens numériques. C’est une intervention originellement web (on pourrait en dire autant de Désordre qui est aussi concerné par ce que je voudrais aborder ici du réseau comme servitude acceptée ou pas), questionnant donc sa propre intervention par le moyen du web, sans se prévaloir de son inscription esthétique – mais fonctionnant à la fois comme constituant sa propre archive (sa matière propre, mais aussi incluant en partie, rôle de la citation en incipit dans La Grange, ou des livres entiers dissimulés dans Désordre, la bibliothèque de référence), organisant sa propre matière sans se préoccuper de son vecteur ni – littéralement – de validation académique (je ne sais pas faire des images et j’en utilise quand même, j’ai découvert tout récemment que SC avait un accès à Désordre pour phase de correction après mise en ligne initiale du webmaster, comme nous l’avons dans le livre, et j’aurais bien souvent suggéré à Karl que je puisse discrètement académiser rétrospectivement quelques accords.... je m’autorise à citer ce point parce qu’en ce moment je me gave à nouveau des « alternate takes » des Rolling Stones, l’oeuvre même nous semblant la plus élémentaire est un processus d’élaboration complexe, et des blogs comme La Grange ou Désordre/blog sont aussi, dès leur première mise en ligne, un processus d’élaboration à étages).

L’importance parallèle de ces 2 sites étant précisément aussi dans ce qu’ils n’imposent pas l’oeuvre comme fermée (les Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand prouvant que ce n’est pas là une nouveauté), peuvent enclore des séries définitivement fixées, mais appellent, contrairement à ce que l’industrie marchande avait probablement surévalué ces dernières décennies, à réviser notre rapport à l’oeuvre comme flux temporel (on peut se servir de cette notion pour décrire Artaud, Michaux ou Kafka), et intégrer cette notion de flux temporel comme lieu même de l’activité de l’oeuvre à notre égard.

Et c’est seulement dans cette frontière fine que je voudrais dialoguer avec la position actuelle de Philippe De Jonckheere : arrêt d’un blog tenu quotidiennement pendant 10 ans, pour tenter de réévaluer les nappes souterraines fixes de son site (mais en toute légitimité aussi de chercher une nouvelle respiration temporelle individuelle pour son écriture), et la réflexion initiée ce matin par Karl Dubost sur notre servitude aux réseaux.

 

3, de la servitude volontaire


J’emploie délibérément le mot servitude. Il a une histoire dans notre langue : le texte de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, et son importance dans la gestation des Essays de Montaigne (oeuvre elle aussi décisive à revisiter dans notre pensée web d’aujourd’hui, avec les couches successives d’élaboration, avec l’importance de l’analyse du concret, voir chapitre Des coches comme merveille de la pensée blog, ou la politique même, la décision de Montaigne, décidant à 35 ans sa retraite après avoir été maire de Bordeaux, ce qui n’est pas une implication mineure, de traverser la guerre civile et ses massacres en proclamant, avec une radicalité encore stupéfiante aujourd’hui, qu’il laissait en permanence toutes ses portes ouvertes).

Pour ma part, je suis une route différente. J’ai assisté en direct à une mutation bien discrète mais dont les répercussions sont certainement profondes : quand j’ai commencé à publier, en 1982, le statut social de l’artiste et la diversité des niches culturelles (y compris de la commande publique, France Culture par exemple) jouaient un rôle qui permettait de basculer d’une économie à une autre, de devenir « écrivain » et d’en vivre – comme on pouvait, on rit encore parfois avec Jean Rouaud de comment Jérôme Lindon tentait de nous mettre en garde sur le fait d’avoir des enfants, et que ces messieurs Robbe-Grillet ou Claude Simon n’avaient pas fait pour rien le choix contraire, mais nous désobéîmes). Depuis une dizaine d’années, je constate que les nouveaux arrivés dans le domaine de la publication gardent leur job d’origine. Et qu’à 58 ans, n’ayant désormais d’autre choix possible, alors même que ces sphères culturelles sont littéralement détruites, tout en continuant d’être vacataire dans telle école ou université quelques semaines par an, tout en continuant de postuler à telle résidence (et remerciant du profond celles qui m’accueillent), je préférerais bien pouvoir assumer cette indépendance du gîte, du couvert et de ma responsabilité de père de famille sans avoir à la solliciter de mes activités d’artiste.

Je ressens profondément cette distorsion, quand nous voilà tous équipés désormais d’un SIRET, et qu’une des raisons que j’ai de nommer publie.net une coopérative d’édition numérique c’est d’inclure un maillon de redistribution de ressources, donc à l’opposé de ce que Karl – ou Lionel Maurel avec un autre vocabulaire, mais qui me question de front tout autant – prônent quant à une libre circulation des ressources culturelles.

Ce site est un outil de réflexion à voix haute, il en est que ça énerve, mais c’est comme ça, je suis ici chez moi, et vous pouvez sauter des lignes : je sais aussi que publie.net n’est pas évidemment d’abord une machine à tarifer du texte, mais – dans l’économie globale de circulation des contenus, et la valorisation où que ce soit du « marché » ou du consensuel, confusion à quoi a considérablement aidé le discours sur « le livre » – la constitution de cette coopérative comme d’abord valorisation ou validation symbolique d’un travail du contemporain.

Je sais aussi, et là je me dissocie d’avec Karl, que sans cette instance d’une professionnalisation, nous n’aurions déjà plus le niveau technique requis pour la propulsion, l’ergonomie, la recherche et le développement que cela suppose. Il serait hors de question que je bénéficie de la prestation de l’Immatériel-fr, ou du studio de création epub de Gwen Catala sans les rémunérer. Hors, c’est là que je rejoins Karl à un autre niveau, c’est la capacité technique développée d’un côté par le code (on ne fait pas un ebook professionnel avec Calibre ou Sigil, même si ces 2 outils « libres » impactent le paysage aussi lourdement que si on avait installé une rotative Heidelberg sur la place publique de chaque village), d’un autre côté par la distribution même : c’est l’outil extrêmement complexe développé à l’Immatériel-fr sous la direction de Julien Boulnois et de Xavier Cazin qui nous permet d’exercer notre indépendance en négociant avec des partenaires à volonté hégémonique, et d’affirmer la continuité d’une exigence éditoriale progressivement au niveau de celle héritée du livre, là où ces partenaires développent des schémas d’auto-publication leur conférant un rôle encore accru. Qu’on m’excuse des précautions rhétoriques : mais c’est une logique de combat tout autant qu’une logique de confiance (grand merci en particulier à François Gerber et la stupéfiante progression de la diffusion iTunes de publie.net).

Discours de la servitude : au début, tout était simple et facile. Nous avions des listes de diffusion e-mail (il en survit quelques-unes, même si j’ai tendance à ne plus lire celles que je reçois). Sous nos billets de blogs, nous disposions d’un espace de commentaire qui devenait parfois un véritable lieu collectif de recherche à la fois polémique et technique (n’est-ce pas, Hubert Guillaud). D’autres, comme justement La Grange et Désordre, refusaient cette notion d’une écriture commentaire associée à la publication même des billets, l’un comme l’autre disant que la meilleure réponse était dans comment nous évoquions leur travail dans nos propres espaces d’écriture.

 

4, de la dispersion réseaux


Et puis Face Book, il y a cinq ans pour moi exactement, est venu mettre tout le monde d’accord. Face Book continue d’être pour moi un objet essentiel de curiosité. Sa phase de développement exponentiel, mais une phase plus récente, née de cet usage massif, recréant des micro-communautés très pointues et resserrées. L’usage de Face Book aussi, celui probablement qui a le plus aiguisé les appétits concurrents, comme navigateur fermé, rassemblant la totalité des services web domestiques, échange courrier, messagerie instantanée, propulsion des blogs, albums photo. Il n’y a pas 2 semaines sans qu’un utilisateur averti dépiste une modification mineure (ou pas) dans la plateforme, induisant, malgré la pollution publicitaire ringarde, une ergonomie d’un relatif confort malgré son caractère fruste. Un événement considérable pour moi a été ce triste jeudi d’un moment d’inattention à la fac de Poitiers, où j’ai fait basculer ma « page perso » que je maintenais soigneusement sous la limite des 5000 « amis » autorisés en « page professionnelle » où bien sûr je peux continuer à informer mes abonnés et échanger avec eux, mais d’une façon tristement verticale, malgré la création parallèle d’une page « François Bon – perso » plus effectivement centrée sur mes relations proches.

Quand twitter est arrivé, il y a 3 ans, il était difficile d’en percevoir l’intérêt, hors un échange très rapide et précis avec la sphère la plus impliquée de nos relations professionnelles (non, attention : la sphère web, ou la part professionnelle de mes relations web, parce que, écrivains comme éditeurs, la plus immense part de mes relations côté « livre » est toujours restée à l’écart, figure solitaire d’ours polaire sur son îlot détaché de la banquise et qui fond progressivement). Il y a eu un double mouvement : notre utilisation collective de twitter qui en a enrichi l’usage depuis nos propres apports d’utilisateurs (les RT, le #hashtag, le « follow friday », l’insertion d’images), et l’expansion non close du nombre d’utilisateurs.

Paradoxe sur sur Face Book on est aussitôt producteur de contenu (c’est rarement souligné, alors que cette frontière qui avait d’abord été bousculée par les blogs, avant qu’ils régressent), tandis que sur twitter de nombreux visiteurs semblent s’abonner à nos flux sans pour autant participer eux-mêmes à l’apport en liens et discussions. J’ai de l’affection pour twitter en tant qu’outil : je l’ai comparé à une radio-texte. C’est pour moi un carnet de notes, un journal de liens, et – ce sur quoi revient Karl avec cette image très forte de la discussion qui ne reste plus dans le bistrot quand avec nos amis, l’heure de la fermeture passée, nous la prolongeons ailleurs – ce double mouvement de twitter : une durée de vie brève de l’info transmise (aucun de nous pour remonter sa « time line » au-delà de la dernière demi journée), et le presque effacement technique du geste d’écrire : lieu d’accueil de la pensée monologuée, de l’apparté, un petit coin de fenêtre de l’ordinateur ou de l’iPhone, j’y continue exactement mon travail ordinaire, il n’y a pas interruption de la concentration ni du geste pour glisser un twitt.

Arrive Google Plus, et cette discussion qui commence par le refus affirmé de Karl de s’y créer un compte. Là encore, je choisis une route séparée : je veux savoir comment ça marche, j’y ai créé un compte, dans les premiers jours je vois apparaître le même cercle de relations web-impliquées que je connais dans twitter, puis très vite cela diverge. L’interface est une sorte de Face Book en moins bien, avec cependant la mise en avant de fonctions plus puissantes, comme celles héritées justement de twitter. Nous assistons en direct à un combat de titans. On en oublie d’évoquer les morts : par exemple, alors que nous sommes des milliers à être lecteurs abonnés du Monde, les mêmes fonctions de réseau social insérées dans lemonde.fr n’ont jamais pris. Idem, je suis inscrit comme beaucoup sur LinkedIn (de façon stérile, ça ne m’a jamais rien apporté en retour), et il y a aussi Viadeo et d’autres. Et notre chemin est encombré de bien d’autres fossiles : depuis combien de semaines je n’ai plus utilisé mon Netvibes ?

Le constat est clair : FaceBook, Twitter beaucoup moins mais quand même, et désormais Google Plus absorbent en éponge toute l’interactivité d’écriture qui faisait le bonheur du web parce qu’elle s’installait au niveau même de l’insertion des contenus. Symétriquement, le côté massif des réseaux sociaux sortait nos contenus de la « blogosphère » et installaient nos contenus dans un espace social où la frontière du « sur Internet » s’effaçait. Les grands issus des âges pionniers du web, La Grange, ou Désordre, mais aussi en partie le site de Patrick Rebollar, Lignes de Fuite et d’autres, auront chacun un positionnement différent sur ce déplacement de frontières. Passer au « tout réseau », ou s’en retirer, ou osciller.

Karl insiste sur la maîtrise de l’identité numérique : avoir son propre nom de domaine. C’est moins de 10 euros par an, et pourtant combien de ceux que nous connaissons n’en font pas la démarche. Pour un organisme comme Livre au Centre qui organise régulièrement des stages « web et écriture », combien d’autres Centres régionaux du livre qui semblent tétanisés vis-à-vis du numérique, et pensent s’en tenir quittes avec une journée d’étude par ci par là. Le quasi suicide collectif des auteurs de l’imprimé, c’est là qu’il tient son premier renoncement, ce n’est pas faute pourtant d’avoir constamment donné des éléments pour qu’ils prennent leur place. Y compris l’alerte constamment redite aussi sur Face Book, où la durée de vie d’un contenu ne passe pas les 6 heures, la présence d’un artiste sur Face Book ne supplée pas à l’exigence d’un site personnel. Mais cette discussion même s’efface progressivement, à mesure que les auteurs issus de la « blogosphère » s’affirment comme les créateurs les plus décisifs du contemporain.

Alors quoi faire : je n’avais pas de difficulté à tenir ensemble mon flux twitter et ma page Face Book, parce qu’ils ne s’adressaient pas au même public – d’ailleurs, il ne s’agit même pas d’adresse ni de « public », seulement des fonctions différentes de résonance partant toujours de la même source : l’activité individuelle en temps réel, les curseurs différents de cette activité selon qu’elle est privée, qu’elle est réflexive (lecteur de livres et de blogs), qu’elle est artistique (propulsion de contenus à divers degrés d’élaboration et making of). Mais pas vrai que je tiendrai ce registre avec trois strates, Google Plus, Face Book, Twitter. Position de Karl : soyons résolus, coupons-nous des trois. Position inverse (ainsi fait Daniel Bourrion, proche dont la réflexion depuis l’intérieur web m’importe fraternellement au même degré) : écrire uniquement sur Google Plus, faire en sorte que ce que je propulse soit repris sur mes identités Face Book et Twitter, mais le lieu de la conversation en étoile ne sera évidemment valide qu’au lieu source de l’étoilement.

Dans le combat de titans, est-ce que je me tiens à l’écart : je ne renoncerai pas à Face Book ni à Twitter, et pas possible non plus de rester à l’écart – on ne peut voir qu’en participant – de ce qui se joue en temps réel, ces semaines-ci, sur Google Plus.

 

5, de la marque du navigateur, de la marque de l’ordinateur


Je m’abstiens de répondre, sauf à partager obstinément la réponse implicite – encore – de La Grange ou de Désordre : mon site (ce site, Tiers Livre) est mon lieu essentiel d’habitation et de travail, et si je continue ici, le reste en découlera.

Passons au dernier point ouvert par Karl – ce billet trop long étant ma façon de le lire : ce lieu d’habitation et de création, est-ce le site ou bien l’ordinateur lui-même ? Ou bien, pour revenir à proposition ouverte par Hubert Guillaud, simplement et exclusivement la base de données qui constitue le site, l’ordinateur n’en étant que le véhicule amont, la compléter, la gérer, la sauvegarder, tandis que le site n’en est que l’étage de diffusion, au sens strict publication.

Ainsi, pour ma part, depuis mon premier ordinateur portable (un PowerMac 145, un 1993), je m’en suis tenu à des ordinateurs Apple, les ai vus évoluer du « système 7 » au « système 9 », prendre avec un peu de retard la révolution essentielle (et trop peu évoquée, pourtant de très lourde répercussion sur nos usages personnels) du multi-tâches avec le système OSX. J’ai utilisé Word comme traitement de texte en continu de 1993 à début 2009. J’ai toujours été attentif aux autres systèmes d’exploitation, non pas l’atroce Windows où je suis toujours extrêmement malhabile, mais les progrès vraiment surprenants d’Ubuntu, toutefois avec toujours l’impression d’être obligé de passer la moitié du temps sous le capot avant d’avoir le droit de conduire la voiture. De la même façon, le traitement de texte est un point essentiel dans mon rapport à la machine, rapport de confiance, de plaisir à l’environnement d’écriture, de capacité de mise en forme. J’essaye quasi systématiquement les nouveaux traitements de texte et leurs versions successives, y compris LaTex ou Scrivener. Je reste critique sur certains aspects de Pages (selon l’axiome qu’Apple propose 80% de ce qui convient à 80% des utilisateurs, me manque par exemple terriblement la gestion fine des césures et insécables) mais si je fais de ce logiciel mon outil principal, c’est vraiment en connaissance de cause.

De même, l’importance pour moi de la possibilité d’écrire en ligne. Et cela aussi d’ailleurs une sorte de révolution discrète dans les usages : ce n’est pas l’ordinateur qui a assimilé mon ancien usage des carnets, notes et brouillons, c’est le site, et la possibilité – site ou réseaux, public ou en se ménageant de tout temps des sites strictement invisibles pour les chantiers personnels – d’écrire en ligne, comme risque même de l’écriture, possibilité de s’alléger dans la prise d’écriture parce qu’on ne la stocke pas dans un fichier.

Dans ce cas, l’interface elle aussi devient d’abord un lieu de confort. Je suis toujours abasourdi, quand je consulte mes statistiques, de découvrir qu’un pourcentage important de visiteurs utilise encore le lent et encombrant Internet Explorer. Je n’utilise quasi pas (sauf sur iPad et iPhone) le navigateur Safari d’Apple (sans raison particulière d’ailleurs, juste que je ne m’y suis pas habitué). Mais depuis plusieurs années je considère l’aventure Firefox comme une sorte de garantie d’indépendance, d’ouverture dans l’esprit de recherche. Pourtant, depuis cinq ou six mois, c’est Chrome qui est mon navigateur par défaut – malgré ma réticence à l’usage d’un navigateur développé par Google pour cannibaliser Firefox comme Google Plus a été lancé pour cannibaliser Face Book. En y réfléchissant, et à vitesse désormais égale, simplement parce que Chrome utilise la même fenêtre d’entrée pour les URL et les recherches sémantiques, traitant de façon sémantique les URL elles-mêmes. Commodité qui n’est pas rien, à 10 heures ou plus d’ordi par jour. Et d’autre part, ayant sans arrêt à transférer des fichiers, au moins pour publie.net, une petite fenêtre affiche le pourcentage de téléchargement effectué. Ces deux minuscules avantages ont provoqué mon infidélité (provisoire) à Firefox. J’ajoute qu’avec Echofon j’ai sur mon bureau un navigateur voué uniquement à twitter, mais distinct du navigateur web – ce n’est pas pour un usage intensif de twitter que j’utilise Echofon, c’est justement pour effacer l’effort ou la coupure qu’est l’usage de twitter via le navigateur. Mon usage intensif de twitter, intuitif et non disruptif par rapport à mes autres tâches en cours, est venu justement de l’utilisation d’Echofon comme navigateur dédié.

 

6, induire une résistance


D’où l’importance de ce que vient nous redire Karl dans ce billet : non, le web n’est pas un outil de conversation. La lutte qui se déroule devant nous, mais avec nous-mêmes comme enjeu, pour l’instance de la conversation dans le web n’a pas à être superposée avec ce que chacun de nous y joue d’invention, de sa curiosité et de son expérience humaine. Mais nous sommes seuls contre les titans à l’affirmer, et le défendre.

Je demande à mes technologies de disparaître, de m’autoriser le contact maximum possible avec la matière que je traite. Ainsi, je pourrais me dispenser d’utiliser des logiciels Adobe : l’univers des logiciels libres me permettrait les mêmes fonctions. Mais désolé, ça va plus vite, c’est plus confortable, et j’accepte donc ce jeu de rémunérer mon usage de leurs logiciels, en même temps que je crée avec publie.net une plateforme permettant de faire rémunérer ce que nous produisons avec eux.

Nous sommes concernés par cette danse de titans : pour la première fois, dans notre histoire civilisationnelle, concentration entre une poignée de groupes d’outils majeurs. Résister est vital. Mais quelle posture pour cette résistance, sinon nos contenus mêmes ? Sinon d’affirmer justement, chacun, que nos contenus – ces bases de données que nous complémentons, structurons, sauvegardons – ne sont pas solubles ni dans les réseaux, ni dans les machines. Peut-être l’unité de cet indissoluble est réellement notre base de données, et que nous nous assurions chacun de l’héberger en propre. Le reste, plateforme d’interprétation de ces bases (spip ou drupal, ou wordpress etc.), machine utilisée pour la piloter (on peut tout faire avec un simple téléphone), logiciels même : bien sûr que chaque acteur devant nous cherche à nous capter par un ensemble de services liés. C’est le cas de Google, d’Apple, d’Adobe, de Face Book, c’est le cas aussi des fonctions réseaux que rend possible Opera, ou par exemple de l’excellent lecteur epub que propose Firefox.

Si chacun de nous s’assure ainsi de ses contenus, il en résulte pour lui-même une sorte de micro-gravité. Les discussions et le « bruit » de partage nous échappent pour passer par les réseaux : nous gardons assez de sérénité pour participer nous-mêmes à ces échanges réseaux. Cela risque d’être un peu plus compliqué pendant quelques mois, et si le résultat c’est une différenciation plus nette du rôle de Face Book, je n’aurai plus l’impression de doublon à agir dans Google Plus en même temps que je continue à propulser sur Face Book. Quant au rôle de Twitter, il est suffisamment à l’écart de Google Plus pour que son usage reste bien spécifique.

Je termine cette digression sur mon Mac 13’’, petite tablette fruste qui m’accompagne partout. Je l’ai rédigée sur le logiciel Pages, parce que j’y ai une masse de réflexes qui me le rendent quasi invisible. Je vais la transférer sur la base de données de mon site (hébergée chez ovh.com) via le navigateur Chrome. J’en propulserai l’adresse d’abord sur Twitter, mais plutôt par l’amusement que je tire de cette plateforme : le départage Face Book et Google Plus se jouera aussi probablement ainsi au seul plaisir dans l’usage.

Sommes-nous si malades ? Non. Discours de la servitude volontaire de La Boétie : notre liberté est dans ces contenus que nous élaborons. Ce que nous assurons seulement, via les outils technologiques, au travers du combat de titans qu’ils se livrent, c’est qu’ils agissent avec eux et tout à la fois malgré eux, contre eux s’il faut.

 

Photo du haut : aigle dans le ciel, ici en montagne, hier matin.

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1ère mise en ligne et dernière modification le 24 juillet 2011
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