autobiographie des objets | 39, la revue Le Haut-Parleur

autre indicateur sismique d’une mutation alors indécelable


Du mal à situer quand j’ai commencé à lire régulièrement la revue Le Haut-Parleur et quand j’ai cessé.

Bien sûr, les magazines avaient une fonction précise : la télévision ne créait ses communautés qu’à échelle nationale – les grands deuils avec Zitrone, la série Intervilles et le boucher du coin au tir à la corde, Thierry la Fronde comme Robin des Bois mais à la française, etc. Les radios nous venaient la nuit, lointaine, avec leurs musiques secrètes. Quand Rock’n Folk puis Best sont arrivés, l’achat représentait exactement la part symbolique de notre accès à la communauté qu’ils désignaient, qu’on marquait ensuite par le poster détaché et punaisé dans la chambre.

Dépiauter ces appareils avec électronique a commencé sitôt leur apparition. Ces merveilles avaient la mort légère. Alors nous, qui n’avions pas droit à l’appropriation, nous laisserions passer une chance de les ranimer ? Mais qu’est-ce qui faisait que cette vieille radio était muette ? (Les secrets de la radio et de la télévision expliqués aux débutants, c’était un des numéros spéciaux phares qui ont fait la fortune du Haut-Parleur, que je découvre avoir été créé dès 1941...).

Alors on a appris ce vocabulaire. Le Haut-Parleur offrait chaque mois des schémas à tout faire. Fabriquer un circuit imprimé n’était pas à ma portée, mais un des copains s’en était fait la spécialité. On achetait en vrac la planche recouverte d’une fine couche de cuivre et d’une couche isolante, on la coupait aux bonnes dimensions, on collait au dessus le dessin du circuit et on versait de l’acide. Le cuivre que protégeait le dessin présentait dès lors les routes et contacts prévus. Il fallait enficher dans les trous préparés à intervalles réguliers les résistances, selon leur code manifesté en traits de couleur larges ou serrés, les condensateurs et les diodes, éventuellement, plus tard, un de ces petits transistors sur trois hautes pattes, comme un hybride entre château d’eau miniature et bizarre insecte métallisé à grosse tête.

On avait toujours quelques alimentations de récupération en stock (j’en ai toujours, jamais jeté un appareil électrique sans récupérer l’alim, ou le ventilo, ou ce qui pouvait être démonté). On pouvait construire avec le Haut-Parleur des alarmes à distance, des talkies-walkies, des amplificateurs et tiens, si j’en trouvais dans une brocante, je me débrouillerais à les feuilleter pour préciser la liste. Pendant ce temps, en seconde au lycée (qui finirait par mai 68), on nous apprenait l’interrupteur va-et-vient et le schéma de la sonnette électrique.

J’aurais seulement bien plus tard, dans mes attributs professionnels, un oscilloscope – la machine à voir l’électricité. Mais au garage on avait un ohmmètre, cela suffisait pour vérifier si le courant passait et si les résistances étaient au bon emplacement.

J’ai toujours, dans la pièce où je travaille, un fer à souder, des pinces et un tournevis. Le fer à souder me vient de ma brève période d’usine, donc trente ans que je le traîne. Quand j’ai l’opportunité de m’en servir, j’entends toujours la voix de Roland Barbier me dire : « Mouille ton fer », frotter la panne sur une planche de bois pour qu’elle soit nette, puis y faire fondre une goutte d’étain. Alors, ce n’est plus le fer qu’on applique sur le circuit à réparer, mais une fusion d’étain à étain, qui permet de poser rapidement le brin du composant et éloigner le fer de quelques millimètres suffira à ce que la soudure prenne.

Il y a encore peu d’années, je me vois démonter et souder encore dans un de mes ordinateurs (j’ai les tournevis adaptés à leur démontage) il y a peu d’années, avec le réflexe de débrancher le fer avant de l’appliquer sur les circuits, et leur éviter le 50 hertz de la résistance chauffante. Mais allez démonter un ordinateur récent, ou recâbler une alim secteur esquintée. On rachète et c’est tout.

Le fer à souder continue d’avoir usage pour changer les potentiomètres de l’ampli de guitare électrique, ou régulièrement dans les guitares elles-mêmes, mais il faut bien reconnaître que je pourrais m’en passer.

Quand on se lançait dans la fabrication d’un des rêves proposés par le Haut-Parleur, il fallait commander les composants. La revue comportait des pages entières de listes avec spécifications et prix, publiées par les quatre ou cinq fournisseurs en concurrence, et on se lisait ça intégralement, comme si – le temps de la lecture – la merveille électronique nous appartenait en propre. Ensuite on passait à l’acte, avec mandat postal inclus dans la commande, c’étaient finalement de toutes petites sommes. On déballait quelques jours plus tard de tout petits sachets transparents brillants avec les composants neufs, et comme entre temps l’idée avait été remplacée par une autre, ou bien que finalement ça se révélait trop compliqué, au lieu de continuer les devoirs c’était arranger devant soi (souvenir que le dessus de mon petit bureau était recouvert d’une plaque de verre légèrement teintée) ces composants comme autant d’entités énigmatiques et vivantes.

En terminale, au lycée de Poitiers, ce serait la grande bascule : ceux qui lisaient le Haut-Parleur avaient leur salle et leur club, construisaient des choses compliquées et je n’y avais pas ma place. Ceux qui jouaient de la guitare se rassemblaient le midi dans une autre salle dédiée et je n’avais pas le niveau. On trouve une formule intermédiaire, on s’invente soi dans une somme de renonciations superposées, on essaye de se faire à l’idée qu’on ne suivra pas les pistes extrêmes. Il faudrait bien longtemps encore pour que je sente un sol plus solide sous les pieds, mais les ricanements y seraient toujours aussi grinçants. C’est juste plus facile, la littérature, parce que ce sont les morts, qui grincent. Alors on les garde à grincer et ricaner tout auprès, c’est cela qu’on emmène avec soi, ils sont fraternels à proportion.
Un jour je me déciderai à ne plus avoir d’outils à bricoler l’électronique sur ma table de travail. Mais dans l’année Québec, je n’ai pas manqué de prétextes pour m’en fournir de quelques-uns chez Hart (c’est tellement mieux en Amérique que chez nous, tous ces trucs-là). Dans les rues des villes, parfois, quelque poussiéreuse boutique proposant des composants électroniques ou circuits imprimés le ventre ouvert. Je m’arrête, je regarde, comme je me suis toujours arrêté regarder les vitrines d’instruments de musique, quand bien même ne proposant comme souvent que des succédanés industriels fabriqués en Asie, et non pas ces Fender Telecaster éraillées ou ces SG à l’élégance dévastée qu’on honore chez Manny’s à New York.

Dans la relation que j’ai avec l’appareil sur lequel je frappe ce texte, appareil indémontable, que je prendrai probablement la précaution de revendre avant son obsolescence pour m’en procurer un nouveau, mais avec lequel j’entretiens probablement une relation équivalente que ce que j’aime à constater, quant à son instrument, chez l’ami violoniste (toutes proportions gardées, puisque d’ailleurs lui-même à un ordinateur pareil au mien, pour un usage pourtant très différent), l’idée subsiste de ces composants élémentaires qu’il détient. Sur les étagères de mon bureau, je garde depuis longtemps un disque dur cramé, d’un de mes anciens ordinateurs – incluant le mystère de ce que contenait ce disque dur au moment de la panne, et qui n’avait pas été sauvegardé.

Si je n’arrive pas à me débarrasser de mon fer à souder, de mes pinces et tournevis, ce n’est pas pour leur éventuel usage, c’est simplement en ce qu’ils sont dépositaires des pages de listes avec spécifications et prix, et des schémas abstraits que proposait la revue mensuelle le Haut-Parleur dans nos âges lycéens. L’électronique comme promesse individuelle, et non pas les lourds bulldozers des grands groupes qu’elle est devenue.

Au fait, quand est-ce qu’elle a elle-même disparu, la revue Le Haut-Parleur ?


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1ère mise en ligne et dernière modification le 23 juillet 2011
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