autobiographie des objets | 36, la vie en verre

avec retour à Étienne Binet


L’impression qu’à se souvenir il faudrait parler du verre. Toutes les portes des maisons qu’intérieurement je pousse comportent des objets en verre. Sur les commodes, les étagères, accrochés aux murs. Transparence d’oiseaux, vases sans autre usage que des clés. Personnages colorés.

Le verre est un matériau comme le bois, le plâtre ou le fer : il fait partie de comment on se bâtit au monde. Le verre est une histoire récente, pas plus avant que XVIIe siècle (comme le mot écrivain, tiens). C’est sa fragilité et son inutilité qui comptent : lorsqu’il est utile, lentille, on le sertit dans une monture de fer, on lui donne un étui. Le verre exhibé prouve qu’on sort du régime de la nécessité.

En tant que matière, elle n’est pas recyclable, comme on le dit aujourd’hui (ô bruit des bennes de verre quand on les déverse) : on l’accumule pour réemploi. Dans une bassine de zinc (les maisons les plus étroites avaient ces lessiveuses de zinc), on lave les bouteilles vides pour les remplir du vin acheté. Si elles ont une étoile en relief sur le fond, elles sont consignées, on les rapporte. Les fioles de médicament ou de parfum aussi, on les garde. Dans le coffre à jouets, il y a plusieurs de ces flacons, parfois taillés à facettes qui en multiplient les éclats. On se servira des autres comme d’épouvantails dans le jardin, suspendus aux branches, ou bien, dans la treille, avec du vinaigre au fond, comme piège à guêpes : élaborant en fin de saison un étrange sirop. À l’école ou à la mairie (oui, le souvenir me revient), tout comme plus tard je le découvrirai à bien autre échelle au musée d’histoire naturelle, on garde dans du formol les curiosités, le serpent attrapé, une bestiole curieuse. Le verre est une durée, et le formol l’outil de cette durée.

Il y a presque autant de superstitions liées au verre que de superstitions liées au pain. Dans des cartons, à la cave ou au grenier, on gardera le verre inutile : souvenir ainsi d’une double épaisseur de ventouses bien rangées – c’était de l’époque où on soignait encore par application de sangsues (nous, dans les mares, nous les capturions vivantes, avec leur étrange bouche ronde, et les courageux se les appliquaient sur le bout du doigt, rien que pour voir). Imaginer un corps dont le dos, recouvert de ventouses, deviendrait personnage de verre, comme ceux qu’on apercevait, dans les pièces sombres réservées aux dimanches, sur les commodes.

Et même une commode d’apparat, chez les grands-parents toujours, avec trois étagères de verre épais, et sur les cinq parois un miroir, une double vitre coulissante pour fermer devant : dans ce palais de verre, c’étaient les minuscules souvenir de verre qu’on proposait à l’admiration familiale – comme ils exposent à Londres ou Moscou les joyaux de la couronne.

Le verre utile c’est les vitres : les fenêtres sont des objets technologiques rudimentaires. Encore la semaine dernière, dans la chambre de Balzac à Saché, je pose ma main sur la poignée de fenêtre parce que je sais que ça, au moins, n’a pas changé et qu’il y a posé lui aussi la main. On a du mastic et des clous de vitrier, un diamant, on achète la vitre aux tailles standards, on la redécoupe selon besoin, elle casse d’un claquement net – le verre est ce qui protège du froid et du vent tout en laissant voir. Une plaque de verre polie aux angles aussi déposée sur le bois ciré de la table du salon, la rend inusable.

Je cherche ce dont aujourd’hui je disposerais comme objet en verre. Longtemps que les lunettes n’en sont plus. Il n’y en plus dans nos écrans. Une photographie noir et blanc originale de Saint-John Perse en Chine, je l’ai mise dans un sous-verre. Mais c’était bien avant les ordinateurs qu’on me l’avait offerte. On a accumulé ici quelques minéraux, gemmes, fossiles, un corail – mais plus de verre.

Cette sphère de verre d’un vert profond presque opaque, grosse comme un petit ballon, très lourde et dans laquelle on distinguait quelques microscopiques bulles, quelle fonction avait-elle et laquelle des maisons elle ornait ? Je la revois comme flottante, dans la nuit infinie et nocturne de ces pièces où on ne rentrait que peu – objet provisoire d’émerveillement ou d’énigme, mais sans rien pouvoir situer.

On comme à Damvix je jouais avec ce miroir à trois faces, quand on me le décrochait du mur.

Mon autre grand-mère avait installé sur un mur un nid d’hirondelle en plâtre peint, surmonté de nos photographies, et à chaque naissance successive avait ajouté une hirondelle de verre. C’est dans cette maison, un jour qu’on se coursait avec mon frère, que je vois la porte de la cuisine renvoyée violemment vers moi, que je tends la main en avant et la passe à travers le verre. Je revois mon poignet ouvert, et plus l’ouverture que le sang qui en échappe. Plus tard, dans l’anesthésie locale qui en boursoufle les bords, je revois l’aiguille et le fil du médecin qui recoud. Quant à la cicatrice, un demi-siècle qu’elle doit se résigner à aller où je vais, et rester là posée sur le coin gauche de l’ordinateur tandis que je boucle ce texte.

Quelque chose avait commencé dans l’Essay des merveilles d’Étienne Binet (« ... avec du sable de la Plage, et en faisant feu sous la Marmite, virent couler à gros brandon une noble liqueur comme Cristal glissant, ou pierreries fonduës, ou argent liquefié, d’où ils apprindrent à faire le Verre... »). Curieux que, dès 1622, Binet parle de la « parade des buffets », et du verre comme décoration symbolique : « on fait de la vaisselle pour orner les buffets, et couvrir les tables, mille sortes de vases », et cite aussi ce que moi j’ai oublié, ces faux verres à double épaisseur qu’on s’imagine pleins alors que c’est évidemment trompe-l’oeil : « pour les niais cela leur vient bien qu’on face des verres doubles pleins de vin, d’eau, et d’air, et qui ne sçait le secret, on fait boire au niais l’air, à l’yvrongne l’eau toute nette ». Le monde a plus changé de 1960 à aujourd’hui qu’il ne l’avait alors fait depuis trois siècles.

Sans que nous nous en apercevions, c’est passé – à cette cicatrice près. Nous n’ouvrons plus, pour les sentir même depuis longtemps vides, les minuscules flacons d’échantillons de parfum offert à l’enfant pour sa caisse à trésor.

« Noblesse de cette glace faite et engendrée dans le feu », dit Binet.


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1ère mise en ligne 5 juin 2011 et dernière modification le 9 février 2013
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