autobiographie des objets | 32, la guitare à Dadi

apprentissages guitaristiques, roulements à billes et Pinochet


Pour la date, c’est facile : le général Pinochet venait d’écraser à la mitraillette le Chili d’Allende, s’ensuivrait – pour nous qui avions grandi après Kroutchev, le premier regard en direct sur ces dictatures de mort (elles perdurent), les doigts écrasés de Victor Jarra, l’exil massif d’artistes qui croiseraient nos routes (les disques de Quilapayun, ou pour moi le luthier Ricardo Perlwitz), les îles camp de concentration quand nous croyions que les camps de concentration étaient un cauchemar enfoui. Le Chili c’est notre histoire, et ce matin-là j’avais acheté l’Humanité, et scotché le titre de Une sur la vitre arrière de ma deux-chevaux, acheté aussi Ouest-France qui titrait : « Le général Pinochet : un Breton à la tête du Chili ». Donc l’été 1973, un juillet beau, clair et chaud, et j’avais trouvé une embauche à l’usine SKF de Fontenay-le-Comte.

Simplement, je crois, en envoyant un CV depuis les Arts et Métiers de Bordeaux où je terminais ma première année : on nous recommandait vivement les stages ouvriers et c’était un bon passeport pour s’y présenter – c’était bien avant l’invention de la crise et du chômage (les « 500 000 chômeurs » ce serait l’année suivante, avec Giscard d’Estaing). De toute façon, pas un gros risque pour SKF, je crois que le salaire mensuel pour ces stages étudiants c’était 650 francs. Donc j’étais entré dans cette usine moderne, j’entends encore ces chuintements caractéristiques des tours automatiques avec ce lait versé sur les outils de coupe. Je revois la forge (arrivée de la tige de dix-huit millimètres, double écrasement, séparation des deux rondelles qui feraient les parois intérieures et extérieures du roulement à bille, avant usinage), et le long bâtiment avec les bains de traitement de thermique.

Les premiers jours, je suis à un poste dit OS (ouvrier spécialisé, pour ceux qui n’ont pas de spécialisation), je suis assis avec d’autres, des femmes uniquement, à une grande table, des rails devant nous laissent passer les billes de métal qui me faisaient tant rêver enfant, et un dispositif de trous calibrés au micron permet d’affiner leur appariement selon le diamètre au plus précis. Le soir du deuxième jour, je dis au contremaître que je ne passerai pas une journée de plus à ce jeu-là, et il m’envoie à la micrométrie. Dans ce local à température constante, nous vérifions au palmer et autres calibres très précis les outils de forge et tournage qui sont à renouveler en permanence sur les machines, et une fois vérifiés on les convoie à leur destinataire. C’est un passeport pour toutes les zones de l’usine, et, si le travail n’est pas compliqué, il exige de la rigueur et de la précision, tout le monde est content.

J’ai loué une chambre. Je revois parfaitement où, centre-ville, elle se situait. Je crois que ça devait être beaucoup plus facile qu’aujourd’hui, parce que c’était réglé en un après-midi, j’en visite une qui ne me convient pas, pas très propre, et dépendante de l’appartement des vieilles personnes qui la louent, puis cette mansarde, au-dessus d’un magasin que je n’identifie plus, mais le propriétaire les loue à la semaine. Pas de fenêtre, juste un Velux, le lit qui occupe toute la place, et un réchaud à plaque métallique. C’est exactement ce qu’il me faut, et mes souvenirs d’enfance font de Fontenay-le-Comte une grande ville – pourtant, aucun souvenir supplémentaire qui la concerne. On travaille tôt le matin, mais on finit tôt l’après-midi. Ce mois de juillet sera pour moi un rapport nouveau à mes grands-parents maternels, que je visite en solo pour la première fois, puisque j’ai ma voiture – et j’aurais d’ailleurs probablement mieux fait de m’héberger à Damvix : ma géographie d’enfance ne m’avait pas permis de me rendre compte qu’en coupant par Maillezais une vingtaine de kilomètres seulement les séparaient de Fontenay. Je ne sais pas que mon grand-père mourra l’hiver suivant – juste, le vieil homme se courbe, et s’isole.

À Fontenay, avec moi j’ai ma guitare : la première belle guitare que j’aie possédé, une Yamaha, achetée en deuxième main à un copain d’école, Mamadou Dia. D’avoir refusé les tristes bizutages et l’uniforme des Arts et Métiers nous a rapprochés. On a encore contact épisodique, via Face Book : il a fait carrière dans la compagnie d’électricité du Sénégal. Les Sénégalais sont les meilleurs musiciens du campus de Bordeaux, et l’un d’eux en particulier, extraordinaire guitariste. Mamadou est de son entourage, et nous transmet de sérieuses connaissances de blues : je découvre par lui, cette année, aussi bien Lightnin’ Hopkins que Big Bill Broonzy, et une maison de disques, Chant du monde, nous en permet l’accès direct. Je rachète sa guitare aussi parce qu’il m’autorise à l’accompagner, je me contente de l’appui rythmique, mais me mets sérieusement à l’harmonica, au bottleneck, on écoute Sonny Terry et Browny Mc Ghee, du coup je passe à côté de toute l’évolution de Led Zeppelin (l’année de Physical Graffiti), ça aurait fait vraiment bouseux d’afficher son rock’n roll.

Mais à Fontenay-le-Comte, cet été-là, j’ai La guitare à Dadi. Le disque, et, surtout, le livret de tablature inclus dans le disque.

Marcel Dadi, je le verrai plusieurs fois en concert : un régal de petit bonhomme barbu, riant lui-même de ses prouesses de potache, quand il joue de sa guitare à l’envers, ou d’une seule main. Il popularise la marque Ovation, à la coque en fibre de carbone, un son très égal et facile – mais, pour enregistrer son disque, il a préféré la vieille D-18 qu’utilise toujours son ami Steve Waring. Quand on s’envole de New York, chaque fois, j’ai un petit pincement au souvenir de ce Boeing mystérieusement explosé en vol, Dadi et sa guitare volatilisés avec lui – il ne méritait pas ça.

À l’école, et pour les années à suivre, j’en verrais tellement d’autres qui jouent beaucoup mieux que moi, avec toutes les notes et toutes les inflexions, l’ensemble des morceaux de La guitare à Dadi. Des années plus tard, quand les droits d’auteur sur Rolling Stones, une biographie me permettront l’achat d’une Gibson acoustique, je retrouverai dans mes doigts les accords tout prêts. Je comprendrai, par Marcel Dadi, que la virtuosité n’est pas d’une utilité considérable, si on la recueille d’un autre.

Je traînerai longtemps ce premier disque de Dadi, qui aura toujours ma préférence. Il sonne anachronique, on entend les raclements, et la Martin a un son un peu aigre, qui accroche, ça sent le bois et les doigts.

Quand j’en repasse les morceaux, c’est cette mansarde de Fontenay-le-Comte qui revient, la solitude parfaite où j’étais pour les apprendre, mais comme un étrange film muet : c’est ce bruit de l’usine qui revient, ce liquide de coupe à la consistance et la couleur du lait, la précision des roulements à bille et outils de forge qu’on mesurait au service de micrométrie, et la lenteur de quelques soirs d’été, apprenant à maîtriser les accords de Marcel Dadi, moi qui ne serais jamais guitariste.

 

Marcel Dadi, tel qu’en 1973, My old friend Pat (INA) :


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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 avril 2011
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