autobiographie des objets | 22, règle à calcul

de comment le pied à coulisse est devenu calculette électronique



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Un objet précieux appartenait au patrimoine familial et on le cachait en proportion de sa valeur : on a retrouvé ainsi des louis d’or, après le décès de ma grand-mère, côté garage. À titre personnel, la possession d’un objet précieux supposait son utilité nécessaire.

Peut-être que la voiture, et même le vélo, la motocyclette, avaient préparé le champ à des objets à haute valeur symbolique, mais qui – par définition – ne pouvaient être ainsi séquestrés sous les empilements d’un trousseau.

Peut-être aussi que le statut social éventuel de la possession d’un bijou (dans Balzac, dans Maupassant), est lié à ce qu’on puisse justement lui faire quitter la cache et s’exhiber soi-même comme corps symbolique. Pour l’univers masculin, peut-être aussi que les signes extérieurs liés au travail avaient même fonction pas seulement utilitaire mais symbolique : le panneau Citroën sur le devant du garage imposant au père et au grand-père de s’en faire pareillement le corps symbolique ? Ça emmène trop loin (mais il y en a tellement, comme cela, qui se prennent pour des écrivains parce qu’ils en exercent la posture).

Il était donc exclu pour l’enfance, mais aussi pour ma mère – des bijoux, elle n’en avait pas –, qu’une possession personnelle puisse disposer d’une intersection avec n’importe quel objet qu’on aurait pu qualifier de précieux, et qui participaient alors du patrimoine commun.

Et parce que cet univers m’était très étranger (puisque les voitures avaient bouleversé l’ancienne donne, mais aussi parce que l’expérience des livres me semblait déjà de longtemps infiniment plus précieuse que celle des choses),je l’ai découvert rétrospectivement : quand j’ai accédé à mon école d’ingénieur, le bagage obligatoire incluait un pied à coulisse. On s’en servirait d’ailleurs bien peu, même dans les cours d’usinage et machines-outils on en était déjà passé à la micrométrie, avec les palmers par exemple.

J’ai le souvenir d’abord du poids de l’outil à tête rectifiée de haute précision, densité du métal avec sa règlette permettant de visualiser le dixième de millimètre et apprécier le centième. Souvenir aussi de son contact, puisqu’il supposait d’être très légèrement huilé ou graissé, entouré dans un tissu bleu comme on fait pour les violons, et déposé dans l’étui noir à doubles crochets de laison pour la fermeture, et rembourrage intérieur. Le pied à coulisse n’aurait jamais d’autre utilité pour moi que celle des cours de forge et fonderie (que j’ai aimés) – et c’est à cette époque que mon grand-père m’a présenté le pied à coulisse, le sien, qui l’avait accompagné toute sa vie, ainsi que le pied à coulisse offert à mon père, et c’était juste pour ses seize ans l’année même de la guerre, au début de son apprentissage de mécanicien à La Roche-sur-Yon puis La Rochelle, et mon père avait lui aussi gardé ce pied à coulisse toute sa vie. Alors moi, là aujourd’hui, dans le fatras de mon bureau (oui, là-haut sur l’étagère) j’ai gardé la boîte de bois noir avec dedans (mais en vrac) son pied à coulisse nickelé avec mesure des extérieurs comme des intérieurs (la petite pointe inversée du haut), deux diamants à verre dont je ne me savais pas dépositaire et qui permettraient de jouer aisément les Arsène Lupin cambrioleur, comme d’ailleurs ce jeu de limes de précision, des gabarits angulaires et ce jeu de lames FACOM qui doit avoir un nom (et j’ai dû savoir ce nom), j’en avais un aussi lorsque je travaillais à l’usine chez Sciaky, jeu de dix-huit lames dont l’épaisseur descend jusqu’au vingt centièmes de millimètres pour mesure des jeux. L’odeur d’huile mécanique utilisée pour leur entretien et lors de leur usage me colle désormais aux doigts après les avoir déballés puis à nouveau rangés. Il est d’ailleurs évident que cette boîte en désordre n’avait pas pour mon père le même statut que son propre pied à coulisse avait pour l’ajusteur qu’était mon grand-père.

Mais je peux facilement palper (puisque appareils de palpation) ce qu’ils représentaient, si je me concentre sur l’arrivée de la règle à calcul. C’est à l’entrée en terminale qu’on nous imposait d’en disposer : une règlette de plastique de section trapézoïdale coulissant en mortaise dans celle qui lui sert de support. Le décalage des deux graduations, linéaire en bas, logarithmique en haut, permet en décalant la réglette des calculs numériques décimaux de grande précision. C’est la première fois qu’on m’accorde (hors les cadeaux de Noël évoqués, comme le globe terrestre ou le microscope, qui sont des objets liés à l’univers privé et non l’univers social) la possession d’un objet – relativement, très relativement – précieux. Du moins, il l’est par son étui de plastique rigide (la règle à calcul de mon père, qu’il a conservée comme son pied à coulisse, est dans un étui rigide cartonné, l’ère matérielle a changé), et par la fragilité inhérente à sa précision et à sa fonction. Cela n’empêche pas qu’à l’internat, en disposant la réglette par-dessus son logement, on puisse la faire vibrer en soufflant et improviser collectivement de beaux concerts de trombone à coulisse.

Lorsque je rentre à l’école d’ingénieur, je dois passer au modèle supérieur : il y a encore une réglette coulissante, entre les deux graduations fixes traditionnelles, mais elle est dotée d’un curseur transparent à lignes rouges de lecture incrustée qui reste à quarante ans exactement de distance un émerveillement majeur, un dispositif optique de grande rémanence, alors qu’évidemment je ne saurais plus du tout m’en servir. En fin de troisième année, dans le cours de béton armé, pour le calcul des poutres et des épaisseurs, de l’élasticité des dalles, et des spécifications du fer à béton, nous n’aurions toujours droit qu’à la règle à calcul : à supposer qu’on passe, pour nos résultats, à la calculette électronique, un bâtiment de béton pourrait s’effondrer comme un château de cartes. Ces problématiques de transition se rejouent sourdement dans les réticences à l’usage du livre numérique.

Pourtant, c’est dès la fin de la terminale qu’on nous demande de nous procurer ces premières petites calculettes à pile, passant enfin à l’usage populaire (une machine à calculer, Japy comme la machine à écrire, capable d’opérations complexes comme la division et le pourcentage, j’en ai toujours connu au garage, et beaucoup pratiqué, dans la solitude du bureau vide le dimanche matin, sauf en période de caisse ou d’inventaire, un usage très libre pour impression en rouleau de chiffres considérables et mystérieux). La calculette Hewlett-Packard HP-21, puis HP-45 dispose d’un petit affichage lumineux et d’une fonction mémoire, mais elle n’est pas autorisée lors des examens. Aucun de nous pour s’imaginer tenir dans les mains un appareil révolutionnaire, ni que les fonctionnements rapides et silencieux, complexes, qui permettaient d’afficher le mot DEBILE en chiffres si on regardait à l’envers et qu’on montrait à son voisin, puisse en quoi que ce soit rejoindre le haut univers des livres.

Je ne crois pas avoir jamais considéré avec émotion ou admiration ou quelque affect que ce soit – contrairement à ceux qui viendraient après –, une machine électronique, même mes ordinateurs, plus tard, autant que ce qu’a été la prise de possession de chacune de mes deux règles à calcul successives.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 mars 2011
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