autobiographie des objets | 23, monsieur Canne

cécité, soliloque, âge


J’ai connu mon arrière-grand-mère. Elle était aveugle. Elle était assise dans cette cuisine en contrebas, avec la table ronde et le buffet, et cette porte jaune donnant directement sur le garage, le bruit des coups d’accélérateurs à vide donnés pour vérifier l’allumage, le grognement sourd du compresseur au démarrage et son hoquet à l’arrêt. J’ai souvenir d’une pièce carrée, plutôt sombre et plutôt humide, où un poêle de fonte dans l’angle était en permanence allumé. Sa chaise était auprès du poêle, face à la fenêtre (la percevait-elle), son matériel à tricot à portée de main sur la toile cirée de la table.

Plusieurs fois par jour, elle quittait sa place, et avec sa canne suivait la petite allée de ciment avec les bordures faites par mon grand-père, son fils, pour rejoindre la pièce où elle dormait, je revois un de ces anciens lits de campagne à gros édredon, une armoire, mais nous n’y aurions pas pénétré. Dans l’allée de ciment, il lui arrivait de faire de lents aller-retours, le bruit de la pointe ferrée de la canne sur le ciment se prolonge à distance. Il me semble que dans ces allers-retours elle parlait seule, mais nous ne venions pas déranger son soliloque, ni ne nous en moquions. Probablement d’ailleurs, l’usage du parler vendéen (ce n’est pas du patois, ces vieilles langues dérivées de la langue poitevine qui au XIVe siècle était largement aussi avancée, structurée et répandue que la lange dite aujourd’hui langue française) nous aurait interdit de suivre ce qu’elle marmonnait. Il me semble que ceci, pour elle, quitter la chaise dans la pièce sombre près du poêle pour suivre l’allée de ciment avec sa canne était lié à ses soliloques : je ne la revois pas marmonner seule assise. C’est important.

Elle était vêtue de noir – ça concernait uniformément les veuves, à cette époque, et ses amies l’étaient pareillement, leurs maris quittaient plus tôt qu’elles l’ennui de la vie rurale –, avec une coiffe traditionnelle, tout ce que le vent des années soixante balaierait définitivement. Parfois l’après-midi une de ces amies venait s’asseoir de l’autre côté du poêle, elles avaient évidemment à se dire des continents de jugements, observations, savoirs et paroles qui ne nous concernaient pas. D’autres fois, le dimanche, on la montait dans une voiture pour aller la déposer chez une de ses amies, qui elle ne bougeait pas de sa petite maison dans l’angle d’une de ces ruelles de la rue dite rue haute, je saurais la retrouver si ça n’a pas été démoli, l’amie s’appelait Joséphine et nous venions la rechercher au soir.

L’arbre généalogique la fait naître en 1873, Rimbaud n’avait même pas vingt ans. Elle s’appelle jusqu’à son mariage Eugénie Bodin, sa mère à elle s’appelle Rose-Marie Gasquet (née en 1842, date de décès je ne sais pas), et ses deux grands-mères Rose Bonnet et Victoire David, mais nous ne sommes pas d’un monde où le matriarcal domine – ce sont des anonymes et de l’autre côté, le côté des Bretons, des Lebail, Cornic, Perrot la généalogie s’arrête encore plus tôt, restent surtout ces prénoms, Yves, François, Joseph, Marie-Jeanne, Ambroisine...

En cherchant une photo d’elle, je trouve une photographie de sa mère, Rose Bodin, elle pose avec fierté, en tenue traditionnelle, et regarde très droit. De l’arrière-grand-mère, je trouve quelques photographies aussi, dont une où elle sourit, à côté d’une « tante Génie » que je ne sais pas bien situer, sauf qu’elle vivait sur cette autre île, en avant de la nôtre, maintenant aussi un rocher dans les marais, la Dive, mentionné par Rabelais qui y probablement fait halte, remontant de Maillezais (possession de son patron, propriétaire aussi de Ligugé, Geoffroy d’Estissac – et qui en constituait par le péage maritime l’essentiel des revenus) jusqu’à Olonne. Dans d’autres photographies, elle participe aux rituels familiaux, repas, la coiffe noire sans doute plus austèrement tirée pour ces occasions. Elle a, dans les toutes dernières années, les yeux mi-ouverts, le bord rougi : aveugle aux yeux ouverts, c’est peut-être cela qui nous effraie un peu, savoir que tel est peut-être notre destin, à nous dont les yeux sont fragiles, mais la vraie cécité vous enferme dans la nuit où peut-être on peut aussi voyager, quand les yeux mi-ouverts et qui ne voient pas viennent rappeler sans cesse votre détresse au monde.

Elle n’était pas commode. Peut-être, dans ces vieux jours (et le visage avec ce creux caractéristique, à l’époque, des dents qui manquent) le souvenir du mari et du fils morts ont-ils une place plus grande que nous ne l’imaginons. Peut-être la cécité est-elle vécue comme injustice. On a l’obligation d’aller l’embrasser, on s’en acquitte sans s’attarder, elle a l’ouïe fine, elle se met facilement en colère contre nos débordements, et c’est facile aussi, en ce cas, de passer sans bruit dans la pièce au poêle et de pousser son tricot de l’autre côté de la toile cirée, par vengeance.

Elle a compris ce qu’est la radio. Quand arrivera la télévision, en 1962, il faudra la lui expliquer, mais « tot’chié bonshoumes que l’sont dans t’chelle boêtte », comme elle nommera l’appareil par périphrase unique, ne peut pas se constituer pour l’aveugle en représentation mentale et ce sera pour moi une étonnante prise de conscience du rapport entre les mots et les choses.

L’objet qui aurait pu lui être lié, cela pourrait d’abord être ces couvertures, qui sont le seul tricot qu’elle puisse maîtriser dans la cécité. Elles sont de laine marron clair, éternellement la même laine, et nous en avons déjà sur tous les lits de la maisonnée, avec un galon marron sombre pour bordure. Maintenant, elle a du mal à tenir le compte des mailles : sans doute que lorsqu’au-dedans elle rêve ou s’encolère, les mains continuent le tricot tandis que le compte s’endort. Les couvertures ont d’étranges formes trapézoïdales. Alors, lorsqu’une couverture arrive à sa fin, on la détricote en secret, on reconstitue la laine en pelote, et – autre figure du mythe de Pénélope, mais hors de toute attente –, elle recommencera à l’infini, toutes ces années, la même couverture qui ne sera jamais en rectangle.

Les objets sont deux : l’un n’a pas de nom possible. Un rondin, section de tronc d’arbre polie, lissée et brunie par l’âge, ovale, une trentaine de centimètres de grand diamètre, une quinzaine de centimètres de haut. Elle se met ça sous les pieds, assise sur sa chaise – les vieux rétrécissent, et c’est moins froid que le carrelage. Longtemps après son décès, le rondin est toujours dans le capharnaüm qu’accumule mon grand-père : ça ne se jette pas. L’autre, c’est cette canne, associée au fait de parler seule dans l’allée de ciment aménagée pour ses trajets.

J’ai moi aussi une canne. C’est un accessoire de théâtre, une petite canne minuscule et fine, qui provient d’une fête d’école – ces saynètes déguisées qu’on nous fait faire, et où j’ai dû paraître en haut-de-forme avec dialogue appris par coeur. Dans le jardin, longtemps j’ai moi aussi cette canne. Pour moi aussi, avoir à la main cette canne c’est l’autorisation de parler seul, et de fabriquer des dialogues. Il y a au moins, dans ces moments-là, deux personnages extérieurs à moi, et je sais encore aujourd’hui leurs noms de baptême.

C’est un de ces souvenirs d’enfance mineurs, qui ont amusé ceux qui vous ont vu faire. Pour moi, ces discussions avec la canne et les personnages, bien avant l’âge de lire, je les garde comme infiniment sérieux. C’est seulement en écrivant, là, sur ce raclement contre le ciment, dans ses aller-retours où elle parle seule, de la canne de l’arrière-grand-mère aveugle, que j’y trouve un lien et un soubassement qui l’associe définitivement au chemin plus tard pris avec et par l’écriture.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 13 mars 2011 et dernière modification le 10 février 2013
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