d’un livre gris, et des ânes dans les tranchées
La Flore complète portative de France, Suisse et Belgique de Gaston Bonnier se vend toujours, ainsi que sa version en cinq tomes.
On est passé de l’autre côté. Non pas la côte comme horizon, mais le marais dit mouillé parce qu’on y vit directement entre conches et rivières. Comme c’est tout notre territoire, quand on y va le dimanche, une fois par mois, ça nous semble une traversée du monde tout entier : il faut dire qu’il n’y a pas de route nationale, qu’on va de village en village, qu’on les traverse presque comme d’entrer dans les maisons. Lorsque j’ai fait récemment le chemin, en contournant par Fontenay-le-Comte, avec les ronds-points, j’étais tout surpris d’y être si vite. Mais la vue depuis le pont, en arrivant à Damvix, est la même.
À l’époque on traversait encore la rivière sur un pont de bois, de grosses planches serties dans des poutres métalliques, qui faisaient un bruit d’enfer.
Je n’ai pas connu mon grand-père, celui de Damvix (même comme adjectif, le mot maternel serait déplacé) pendant ses années d’instituteur, puis de formateur post-scolaire agricole itinérant – à bicyclette, initiant de village à village à la culture des blés hybrides, aux techniques de greffe, puis aux engrais, invention neuve – il sait aussi pratiquer l’arpentage et le bornage, dispense des conseils en apiculture et est membre de la Société nationale de mycologie. J’entrevois quelque chose de rigide, comme les architectures des écoles laïques successives, Château d’Olonne, Couex, exerçant chaque fois cette fonction qui inclut le secrétariat de mairie, la classe unique tous âges, avec préparation au certificat d’études pour les meilleurs, et que pour nourrir les cinq enfants la rémunération de l’État ne suffisait pas – ajoutons les années d’occupation, en zone sensible puisque les sous-marins tout auprès.
Mais ce garage avec une fenêtre sur la conche et le portail de tôle côté rivière, qui était son habitat réel, est-ce qu’il ne l’avait pas conçu comme salle de classe : en tout cas l’établi était sur une estrade, et tout rangé derrière lui par ordre de taille décroissant, il n’aurait pas fallu que nous les gosses on touche sans permission. Avant l’incendie, les deux pièces minuscules au-dessus, auxquelles on accédait par une trappe, étaient royalement encombrées de sa vie d’instituteur. Là aussi on visitait, mais avec lui. Les livres de classe sur l’épaisseur d’un demi-siècle, avec le tampon « spécimen » qui était toujours notre privilège puisque ma mère était à son tour institutrice (et lui-même, le grand-père, ayant épousé une fille d’instituteurs).
Dans cette pièce avec accès par la trappe, les livres qui correspondaient aux activités de l’instituteur retraité – ou du paysan instituteur, puisqu’il n’avait pas attendu la retraite pour cette économie complémentaire des deux jardins et de la pêche nourricière. Il y avait donc des livres sur les poissons, avec des brochets et des sandres en illustration couleur, parfois sur double page, leurs habitats et leurs moeurs. Il y avait des almanachs pour le jardinage, le semaisons en fonction des lunes, les tâches en fonction du gel ou du soleil.
Et puis la flore portative Bonnier. C’était un petit livre gris broché, épais et austère, assez petit pour tenir dans la poche. Celui du grand-père était corné et jauni, lesté de bribes végétales collectées, d’annotations et de dates. Il avait aussi constitué un herbier : qui était en fait un processus, incluant une boîte de fer blanc cylindrique avec petite porte à crochet et sangle de cuir pour le ramassage, des buvards sous un presse-papier de fonte dédié pour le séchage, un album à feuilles intercalées de cellophane, et lignes dessinées sous la plante pour le lieu, la date, le nom savant, la description. En tant que l’aîné des petits enfants, je crois que si j’ai eu droit à ma flore Bonnier, c’était pour le souhait de me voir entreprendre à mon tour un herbier, après tout on collectionnait tous aussi plus ou moins les timbres-postes, même si pour ma part j’arrêterais bien avant la dislocation complète de toute correspondance postale.
C’est un livre qui autorise le rêve : moins aux illustrations qu’à ces termes latins abscons de botanique – les mots qui définissent ce qui existe peuvent se dispenser d’histoire, voire de lisibilité. Mais comment j’aurais pu m’intéresser à un herbier ? Peut-être aujourd’hui, quand je lis des articles sur ces plantes rares découvertes à Nantes ou La Rochelle dans l’ancienne enclave des zones portuaires mortes, ou ce qui se réveille de végétation dans les ronds-points ou sur les toits même parfois des zones urbaines denses, comme en Seine Saint-Denis. Mais pour aimer les plantes il faut les cultiver.
Reste la flore Bonnier, qui faisait tant autorité, et en même temps susceptible de cette diffusion populaire. Nous cliquons sur Internet pour des renseignements bien plus précis et spécialisés, là où le petit livre et sa synthèse nous étaient indispensables. Il me reste, ce modeste livre gris, comme probablement le seul cadeau que je puisse relier à cet homme austère, né en 1893 (avoir vingt ans en 1914, quel horoscope), qui aura passé toute sa vie en Vendée – mais dans douze villages successifs, recensés dans la biographie que lui consacrera son fils aîné –, titulaire de l’École normale d’instituteur de la Roche-sur-Yon en 1912, titulaire ensuite du Brevet agricole, et plongé de 1913 à 1919 dans six ans qui incluent traversée d’enfer – sa myopie lui vaut d’être placé dans les infirmiers qui ramassent les presque morts et les grands blessés sous la mitraille de la Marne qui continue, et comme instituteur affecté ensuite comme vaguemestre (ou parce qu’on ne ramasse plus les morts et les blessés ?), la guerre de 1914-1918 se gagne avec un régiment d’âniers, des bestioles assez petites pour circuler dans les boyaux et tranchées, et transmettre courrier, ordres, plis administratifs.
Austère : quand on attribue à l’ancien militant des Comités républicains de 1930 les Palmes académiques, mais pour sa retraite, en 1952, il les renvoie à l’expéditeur, considérant que c’est pendant ses années d’activité qu’on aurait dû s’en préoccuper.
Je n’ai plus ma flore portative Bonnier. J’ai seulement (avec autorisation de la famille) ce carnet noir qu’il a emporté à Verdun, et dans lequel il avait recopié des poèmes, dont certains poèmes érotiques de Verlaine. Une époque a fini, elle nous laisse l’ombre des guerres, tout auprès, quand on la croyait éloignée, et il reste peu, probablement, de cet ancien lien de l’école primaire avec les vieux savoirs encyclopédiques, et ce sentiment d’en être dépositaire (Pierre Bergounioux, de tous mes proches, probablement le seul à l’illustrer encore). Mais toute sa vie il a conservé, donc, ce carnet de ses vingt ans, et la poésie, tenue dans la poche, assez forte pour repousser la totalité obscurcie du ciel et de la terre, tandis qu’on pousse son âne dans les morts et la boue.
Image de la silhouette droite et légèrement penchée du vieil homme, quand un court-circuit a détruit son garage, avec l’établi en bas et la pièce avec les livres au-dessus de la trappe. Dans la cendre nous exhumons ces pages noircies et déformées. Certains des livres récupérés en portent encore l’odeur.
Image de ce mois d’avril 1974, je suis aux Arts et Métiers de Bordeaux, je sèche les cours, suis dans la chambre d’un nommé Joël Harnais qui avait un banjo cinq cordes et m’en laisse l’accès, quand le surveillant me retrouve et me transmet le télégramme : il est mort. Et il me restait tant à apprendre.
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1ère mise en ligne 7 mars 2011 et dernière modification le 10 février 2013
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