qu’est-ce qu’on touche ?

si on laisse tomber un livre du 70ème étage, on peut le lire encore : d’une des oppositions binomiales stériles de la mutation numérique


J’annonce hier soir la mise à disposition de mon livre Prison sur publie.net, avec toute la section de compléments. Ce matin, commentaire d’un de mes abonnés Face Book :

J’ai le livre en version papier. Je peux le toucher. Et même si je le jetais du dixième étage, il ne serait pas mort au bout de la chute. Bien sûr, je n’ai pas les 70 pages de compléments. On ne saurait tout avoir.

Merci évidemment au lecteur, et cette vieille magie, évidemment du livre qu’on garde, ce qui en ressort aussi de confiance pour l’auteur.

En même temps, pour de moins en moins d’entre nous cela peut susciter une opposition : j’ai les 3 Pléiade de Michaux (ou les 2 de Gracq, et les 2 de Borges) en permanence sur ma table parce qu’ils me sont essentiels dans mes chantiers actuels, mais combien de fois par semaine de ne pas pouvoir entrer dans l’oeuvre de Michaux par une recherche d’occurrences (avant-hier sur le mot froid, quelques jours plus tôt sur l’évolution de son emploi de contre ou de double). La relation n’est certes pas la même – là je pars bosser 15 jours en gîte en Auvergne, coupure pratiquée de longtemps et salutaire, il y aura quelques livres dans le sac (je viens de boucler relecture du livre I du Quichotte en Pochothèque, j’attaque relecture livre II), mais la bibliothèque essentielle sera la bibliothèque nomade qui m’accompagne en permanence via mon lecteur Sony PRS l’an passé, et l’iPad désormais.

Le changement de paradigme, qui fiche la trouille à nos éditeurs alors qu’ils auraient pu être dans cette aventure nos premiers partenaires, c’est le côté irréversible de ce genre de mutation. La mise à disposition numérique sur mon appareil (pour Saint-Simon, pour Balzac, Proust etc, ou ce que j’ai entrepris via relecture Agatha Christie en anglais, ce que je n’avais jamais fait) m’est un support bien préférable à celui de l’imprimé.

Bon, on commence à moins entendre parler de l’odeur du papier, même si on en est encore régulièrement à expliquer que les acides servant à blanchir le papier ou la chaux vive qui l’hydrofuge n’ont pas d’odeur, qu’elle vient des distillats de pétrole servant à fluidifier les pigments bleu cyan des gouttelettes d’encre, et des résines associées à ces distillats pour leur séchage rapide, tous produits aussi hautement recommandables que l’air des cimes, comme chacun sait.

Mais, dans cette remarque de mon correspondant Face Book, le verbe. Je peux le toucher. Et cette métaphore ensuite liée à la destruction du livre, figure mythologique (d’Adam et Eve à Icare) de la chute, via le bruit des corps s’écrasant en bas du WTC le 11 septembre 2001, qu’on porte tous encore.

Je peux le toucher. Et même si je le jetais du dixième étage, il ne serait pas mort au bout de la chute.

Voilà ce que je réponds dans un tout premier instant, et qui me semble d’évidence (sans compter que c’est un de nos principaux arguments contre les DRM qui rendent effectivement votre achat intransportable et quasi inutilisable) :

On peut aussi poser son iPad sous un autobus, pas de problème, le fichier est toujours téléchargeable et actualisable pour nos abonnés et visiteurs sur le site – on saura tout avoir.

C’est après que je me suis aperçu avoir repris sans y penser ce diaporama récemment proposé par Google pour initier aux applications et services en ligne, où on voyait un ordinateur portable passer sous une roue de semi-remorque. Nous préservons nos données personnelles sur des serveurs en ligne (oh ce n’est pas grand-chose, 22 ans d’ordinateur à 10h par jour tiennent en 4 Go de texte), et effectivement, ce que nous proposons à publie.net, c’est la constitution à chaque lecteur d’une bibliothèque en ligne, automatiquement mise à jour et actualisable, où venir lire sans téléchargement, ou bien en rapatriant le fichier à volonté sur les appareils de la maisonnée. Fausse alternative, donc, même si témoignant de la constitution du transfert de propriété d’objet matériel en dépôt de la valeur symbolique de l’oeuvre : en renonçant à cette équivalence, nous ouvrons par le numérique une nouvelle relation à l’oeuvre, défétichisée, circulante, affectant en profondeur le statut lié la figure de l’écrivain, laquelle a son historicité propre, naissant au XVIIe siècle (Viala) pour être sacralisée comme telle au XIXe (Chartier) – les espaces ouverts par cette relation nouvelle, qui vaut aussi pour réception et critique, sont plus intéressants aujourd’hui que la reproduction d’un système en grande partie avalé par ses processus marchands, « rentrée », salons, prix.

Mais, quittant ma page Face Book, me reste ce verbe dans l’expression de mon correspondant, « je peux toucher », je reprends donc le dialogue :

Dit en amitié, bien sûr, mais remarque aussi sur ce mot "toucher" : notre boulot d’auteur, ou quiconque se saisit de l’écriture, je le sais bien en atelier, c’est que les mots se débordent pour aller "toucher" un bout de monde – quand on lit un poème c’est dans le mental qu’on a ce franchissement, par la récitation même, ou la voix haute quand on lit de la prose en public – ce qu’on touche, ce n’est pas le "support" du récit, c’est ce que le récit lui-même suggère et affronte – ça vaut pour l’univers imprimé, mais sans doute en bonne partie pour le sentiment d’être au même endroit, dans la question au monde, via le numérique.

Alors évidemment, cette approche est trop limitée : les compléments que j’ai inséré à cette version révisée et augmentée de mon livre de 1998 ne sont pas accessoires, mot employé dans la loi dite #Prisunic, mais sont pour moi partie intégrante du livre, si par livre je n’entends pas cet objet fixé en 1998 (même si pouvant bénéficier de rééditions, comme les 2 versions successives du livre sur les ateliers d’écriture, Tous les mots sont adultes en 2000 et 2005, et la troisième que je prépare cette année – en comptant bien l’établir sur une relation dense du livre et du web), mais en continuant d’employer le mot livre pour cet ensemble pluriel et évolutif, qui se définirait presque plutôt par la relation dense et stable que le lecteur peut inaugurer avec lui. Rappelons que désormais n’importe quel livre papier est strictement le même ensemble de fichiers xml, donc un mini-site web, il n’y a que la commercialisation qui en différencie la substance.

Et surtout que la version numérique transforme ma relation à l’oeuvre, y inscrivant ma relation ultérieure avec elle comme je peux y inscrire les carnets, les étapes blog préliminaires, et tout ce nuage collaboratif qui désormais accompagne et nourrit la catalyse d’une oeuvre littéraire. Schéma qui valait déjà pour Montaigne, rien de neuf sous le soleil.

On ne répètera jamais assez que, sauf à avoir signé ces avenants que (je l’ai constaté à Bron) la plupart des auteurs gardent pour l’instant sous le coude compte tenu de l’insulte que constitue le taux de rémunération, les droits numériques de nos ouvrages nous appartiennent en propre. Par exemple, toujours à partir des livres Verdier, éditeur qui m’est évidemment plus que cher, les gens, les disparus aussi, le lieu, le nom, mais qui ne manifeste pas d’appétence pour le numérique, cette présence et cette circulation sont désormais une exigence naturelle et vitale de nous tous, auteurs. C’est maintenant qu’il faut y aller.

Que l’éditeur du livre imprimé en manifeste le désir, et on peut inventer ensemble : ça va être le cas avec mes livres Minuit, partie en commun avec eux, partie directement sur publie.net comme Fait divers, et Limite tout bientôt. Pour les Verdier, ce sont des récits qui sont partie intégrante de mon parcours, et non pas des objets arrêtés. Ils appelaient le réel, ils appellent une forme augmentée de ce rapport du texte au réel : version de Paysage Fer intégrant les notes de travail et textes d’accompagnement du film qui avait suivi, ainsi qu’une large part de mes photographies de terrain, et une version de Mécanique en y intégrant partie des archives photographiques de mon père et de mon grand-père, histoire des usages photographiques qui est un des thèmes évoqués dans le livre, et dédoublent l’histoire sociale de l’automobile qu’il retrace.

L’outil numérique est une création autonome, avec une puissance d’objet accrue. Et pour nous, qui manipulons l’epub et travaillons en amont à ce que nous mettons en diffusion, le fichier numérique est bien un objet d’une élaboration très complexe (ce n’était pas le cas lorsque j’ai lancé publie.net il y a 3 ans, aujourd’hui le ticket d’entrée technique et commercial est bien plus élevé, derrière la mise en ligne de chacun de nos titres il y a une équipe fluide d’entre 6 et 8 personnes, et donc les rétributions qui vont avec), mais d’une matérialité indiscutable, dont le dépôt dans l’agrégateur (ou le fichier maître xml dans mon ordinateur) est précisément l’instance matérielle.

Reste, et cela c’est pour moi les ateliers d’écriture, mais c’est d’abord le travail même, l’énoncé du réel, ne serait-ce que dans les 140 signes d’une note instinctive qu’on lance sur Twitter, c’est cela, l’instance du toucher.

Pour Prison, lorsque je me concentre sur l’idée du livre, ou lorsque ces jours-ci je préparais cette édition révisée, mes points d’appui tenaient précisément au toucher (le contact des mains des détenus, qui revient plusieurs fois dans le texte, mains moites d’être inactives), ou a contrario ces portes qui s’ouvrent à distance lorsqu’on avance, sans contact matériel. Ce que touche la littérature en avant d’elle-même, c’est le fond de son travail d’énonciation par rapport au monde, et au déplacement de ce monde – quand il bascule ses usages géographiques ou sociaux dans des relations langagières ou matérielles neuves, et c’est le cas aujourd’hui, évidemment la littérature aussi s’y installe. C’est notre vieille tâche, anonyme. Viendront d’autres travailleurs..., etc., l’antienne est définitivement de Rimbaud.

La préservation numérique de mon travail m’importe désormais bien plus que ces traces temporellement quantifiées qu’étaient les livres imprimés. Le système marchand qui contraint les auteurs (c’était radicalement différent pour Balzac, contrat limité à 4 ans ou un tirage de 2500 exemplaires, et il n’y aurait pas la Comédie humaine s’il n’y avait pas eu cette possibilité d’une réédition permanent chantier de l’oeuvre en constitution) à des parutions successives chaque mois de septembre, le numérique l’annule, vers des architectures d’oeuvre à nouveau réouvertes, recomposables – et qui incluent donc l’évolution de notre propre rapport à l’ensemble des temps de notre travail.

Dans cette recomposition, le pacte qui liait les auteurs à leurs éditeurs se remodèle bien sûr en profondeur. Qu’ils l’acceptent, il y a des espaces considérables à inventer ensemble. Sur publie.net, je ne maîtrise ni la complexité des fichiers métadonnées, ni la complexité des calques des couvertures qui vont surgir ces jours-ci pour Mauvais Genres. Ce travail d’équipe, c’est ce que nous définissons par travail éditorial. Mais d’avoir dû découvrir tout ça via notre propre coopérative, difficile pour moi de penser qu’un retour est souhaitable ou possible.

Photographie : Endless Column, sculpture par empilement de disques Vinyle, oeuvre de Christian Marclay, # Echoes, Centre culturel suisse.

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1ère mise en ligne et dernière modification le 17 février 2011
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