aimez-vous assez Loti ?

de « Figures et choses qui passaient », un grand texte non-fiction de Pierre Loti, l’exhumation de marins morts...


Loti partage avec Maupassant d’être considéré comme archaïque parce que carrière littéraire bâtie sur la valorisation symbolique du roman, alors que leurs romans sont formes surannées, sinon obsolètes (ce qui n’empêche pas Bel Ami de revenir régulièrement au bac français), tandis que le corps d’oeuvre – l’écriture d’intervention, de journal, l’écriture de voyage et l’école du voir en font des auteurs essentiels, mais il faut secouer le dispositif de publication, le dé-hiérarchiser. Accessoirement, Loti partage avec Céline la réputation d’une vie mal foutue, la vengeance de provincial d’aller se mettre de l’Académie française qui n’est qu’un ramassis momifié (et le reste), d’affirmer son homosexualité tout en exerçant des responsabilités d’officier de marine (l’armée américaine n’est même pas débarrassée de ça aujourd’hui) : lire impérativement l’ensemble des travaux biographie, journal, re-publications d’Alain Quella-Villeger.

Loti ne pense pas, ce n’est pas son travail. Mais quand on lit ses voyages, au Maroc, en Palestine, au Japon, son travail flaubertien du voir et ce qui passe par la phrase c’est ça, l’art de l’écrivain : c’est nous, qui pensons.

Et pareil pour les livres qui nous tiennent bien plus à coeur que ses romans, l’ensemble massif de ses formes brèves où l’écriture s’affronte directement au réel. Le livre de la pitié et de la mort inclut un des plus grands textes de Loti, Tante Claire nous quitte, le récit de l’agonie d’une humble, à Rochefort, tout derniers jours du XIXe siècle. L’importance pour moi, c’est que jusqu’aux années 60-70, c’était mon propre monde : et je relis ici mon propre travail de mort, celui qu’on accomplit chacun depuis le deuil des plus proches. Les maisons, les ciels, les lumières, les paroles n’avaient pas changé.

Dans Le livre de la pitié et de la mort, il y a aussi Pen-Bron, le cimetière dans les dunes près de Guérande-La Turballe, un texte étrange sur les rêves, ou bien une maison ancienne qu’on traverse, et d’autres morts. C’est cette école du proche qui dérange – des Simenon sont tout près.

Le récit ci-dessous, pris au recueil jumeau, Figures et choses qui passaient.

FB

 

Pierre Loti | Profanation


Le fossoyeur est là dans le jardin, qui vient avertir le commandant que les trous sont faits ! 


Avec l’alerte accent gascon, cette sinistre phrase m’est dite, un matin de printemps, par un marin tout jeune, à la voix fraîche et gaie. 


Un matin de printemps, un beau matin de mai rayonne sur le pays basque. Et il y a tant de vie neuve épandue partout, tant de joie dans l’air, tant de sève montante dans les plantes vertes, que la mort semble un noir rêve improbable... Cependant, à la porte de mon jardin plein de roses, se tient le vieux homme annoncé, le fossoyeur aux mains souillées de terre... 


Il s’agit de pauvres petits matelots bretons, enfants d’une vingtaine d’années, noyés il y a quatre ans dans les brisants de la Bidassoa, et que l’on exhume aujourd’hui. Le cimetière où ils dormaient est devenu trop étroit, trop plein de morts ; il faut les réveiller et les déplacer. L’équipage de leur navire, que je commande en ce moment, vient d’acheter pour eux, à perpétuité, un terrain où pieusement on va les coucher tous ensemble. Et, comme leur famille est loin, c’est à moi que revient le soin de surveiller ce changement de demeure. 


Les trous sont faits. Donc, il est temps que je me rende. Et je prends, à la suite du vieux déménageur de morts, le sentier bordé de marguerites, de véroniques, de germandrées, de graminées folles, qui mène à l’enclos des suprêmes paix. 


Du haut d’une colline au bord de la Bidassoa, le cimetière regarde de grandes profondeurs lumineuses, de grands déploiements de mer et de montagnes qui sont, à cette heure, de tous les bleus connus, depuis les plus pâles et les plus diaphanes jusqu’aux indigos les plus intenses. L’air, étonnamment suave à respirer, est plein de senteurs d’aubépine, de senteurs de lis. Et le cimetière est tout en fleurs ; on dirait d’un jardin privilégié où les choses pousseraient à profusion ; des lis blancs, fleurs d’autrefois, déjà un peu archaïques, montent çà et là leurs longues tiges au-dessus des tombes ; des oeillets s’étendent en bordures et en tapis ; des pâquerettes de pleine terre forment de grands bouquets réguliers ; il y a surtout des rosiers du Bengale fleuris avec une surprenante abondance : ils sont des gerbes roses, des masses roses qui se détachent délicieusement sur le bleu des lointains. Le mois de mai méridional a jeté sur ce lieu une exquise parure éphémère, et il fait aujourd’hui un temps rare, même dans le Midi ; un temps limpide parmi les plus limpides, et calme, tiède sans accablement, presque immobile avec de légers souffles tout imprégnés de vie, qui passent... Et on a beau avoir éprouvé tant de fois combien sont trompeurs ces mirages des printemps, on s’y laisse prendre encore, comme on s’y laissera prendre toujours, jusqu’à l’heure de la vieillesse sombre. On s’abandonne à une sorte de bien-être, d’intime ivresse de vivre, qui semble ne jamais devoir finir, pas plus que cette fête de lumière et de jeunesse qui est ce matin partout, immense, rayonnante et douce... 


Les trous sont creusés jusqu’à découvrir les planches pourries des cercueils ; mais on s’est arrêté là, suivant l’ordre que j’avais donné ; on m’attend pour soulever ces couvercles d’épouvantes. 


Allons, commençons par Yvon Gaëlo, vingt-deux ans, gabier, dont le nom se lit en lettres blanches sur une pauvre petite croix de bois noir renversée parmi des oeillets et des marguerites. 


Le vieux fossoyeur descend, s’enfonce jusqu’à disparaître entre les parois de la fosse fraîchement ouverte ; un autre homme, son aide, reste en haut, près du bord, attentif à ce qui va se passer... 


Un premier coup de pioche, du côté des pieds, dans les planches qui cèdent et s’émiettent ; alors, au milieu d’une terre grasse, plus noire que celle d’ailleurs, des débris informes apparaissent. Le fossoyeur tire sur quelque chose de long et de noirâtre : une jambe, qui se casse au genou et lui reste dans la main : 

— Allons, dit-il à l’homme d’en haut, ils sont trop avancés, il faudra les avoir par morceaux ; va-t’en vite chez nous chercher la corbeille ! 


Et tout courbé sur sa besogne, il gratte là dedans avec ses ongles, ramassant un à un des doigts de pied qu’il range en petit tas, comme un jeu d’osselets. 

— Je ne les croyais pas si avancés que ça, continue-t-il ; c’est vrai que, de ce côté du cimetière, ils finissent toujours plus vite... 


En effet, il n’y a plus guère que des ossements, qui se tiennent à peine entre eux. 


Le soleil de mai plonge au fond de cette fosse, aussi gaîment que sur les fleurs voisines, il descend sur ces choses longtemps enfouies, qu’on s’imaginerait faites pour s’agiter dans les ténèbres, dans les confuses pénombres des nuits, et qu’on est presque surpris de voir si nettement éclairées et si définitivement inertes. L’horreur qu’on attendait en est déjà moindre : elles diffèrent si peu, ces pauvres choses de la terre d’à côté où les roses puisent la vie... 


Voici la corbeille d’osier arrivée, et les débris s’y entassent. Le déterreur procède par méthode, en remontant peu à peu vers la tête du mort ; les jambes, retrouvées ; tous les doigts des pieds, comptés avec soin, il découvre à présent les os plus larges du bassin, que de vivaces racines traversent, enlacent d’une infinité de filaments blancs... 


En remontant toujours, voici le plus horrible, la poitrine, entre les cercles encore rougeâtres qui sont les côtes, apparaissent des tas de pourriture noire, des amas de vers. Alors, malgré le souriant soleil, malgré toutes les fleurs trompeuses, un frisson de révolte et d’effroi passe en nous, et le vieil homme lui-même se redresse hésitant. 


Il prend son parti toutefois, réunit ses deux mains, les doigts joints, et puise dans ce thorax comme avec une cuiller... Il a raison, en somme ; tout cela n’est que de la matière inoffensive, fécondante pour les racines profondes, déjà presque de l’humus, qui passera dans les branches des rosiers à la pousse prochaine 


Et, de nouveau, mais définitivement cette fois, l’horreur s’en va ; la révolte, le dégoût, font place à je ne sais quelle résignation grave, et il me semble que, moi-même, s’il le fallait, pour quelque pieux devoir ou pour quelque agreste besogne de culture, j’oserais toucher à de tels débris. C’est presque une impression apaisante que de surprendre ainsi, à la lueur du grand soleil, le mystère des transformations souterraines ; de voir que ce n’est que cela, un cadavre, qu’au bout de trois ou quatre années c’est déjà si peu humain, si proche du terreau et des pierres. Et on comprend mieux les dernières volontés de certains penseurs, d’Alphonse Karr entre autres : être enfoui entre des planches très minces, à peine solides, pour pouvoir retourner plus vite à la terre... 


La corbeille s’emplit toujours on y a jeté aussi des fragments encore reconnaissables de la chemise du matelot et sa cravate presque intacte. 


Voici que l’homme y jette même un morceau du cercueil ; alors je lui demande : 

— Pourquoi, ce bout de bois ? 

— Oh ! répond-il, c’est pour ce qui tient après ; tenez, voyez, ça vient de lui, c’est de ses vers. 


Et il retourne la planche pour me montrer, en dessous, un amas de larves qui s’y tient collé. 


Le soleil monte, monte radieux dans le ciel tout bleu. L’heure de midi s’avance avec une tranquille splendeur. Du sol, s’exhale une odeur de menthes, d’herbes surchauffées, qui va, jusqu’à l’heure plus fraîche du soir, dominer le parfum de toutes les fleurs d’ici, roses, oeillets, giroflées ou chèvrefeuilles. Il y a comme une joie infinie dans l’air ; la vie épand ses mille puissances, le renouveau sourit délicieusement partout. Là-bas, très loin, les nappes étincelantes de la mer viennent de se couvrir d’innombrables petites voiles blanches : toute la flottille des pêcheurs de Fontarabie qui prend gaîment le large, emportée par la brise légère. Sur le mur de l’enclos, des enfants frais et rieurs se sont perchés, pour voir ce que nous faisons, et, près de moi, deux belles filles, coiffées du foulard basque, regardent tranquillement la corbeille si remplie. 


Le vieux fossoyeur continue de fouiller avec ses doigts :
— Oh ! s’écrie-t-il, voyez si on a raison de dire qu’ils tombent tous du même côté, la tête sur la gauche La voilà, la tête, et regardez un peu de quel bord elle est tournée !... Oh ! ces dents, c’est-il blanc ! c’est comme du lait ! 


Il prend la tête dans sa main, l’élève hors du trou, toute suintante et rougeâtre, au plein soleil : 

— Mais, regardez-moi ces dents ! c’est-il joli !... Dame, aussi, des tout jeunes, des enfants, comme ça, et des si beaux enfants qu’ils étaient ! 


Puis, s’adressant aux deux belles filles qui sont là, curieuses et nullement recueillies : 

— Le jour de leur mort, j’en connais plus d’une au pays qui a pleuré, allez !... A leur enterrement, tenez, je m’en souviens comme si c’était d’hier, je parie qu’il y avait plus de trois cents personnes !... Ah ! les cheveux à présent ; tenez voilà les cheveux ! 


Et il met, sur le tas des débris, des choses légères qui ressemblent à de l’étoupe blonde... 


Cependant, elle est trop pleine, la corbeille, posée tout au bord de la fosse ; il s’en détache un amas de pourriture noire qui retombe sur le vieux déterreur, sur son cou, dans sa chemise ouverte... 

— Oh ! fait-il, un peu décontenancé tout de même. 


Et il se secoue : 

— Je l’aurais préféré de son vivant pour me tomber dessus, bien sûr ! ... Enfin, ça ne me tuera pas, je pense bien ! 


La besogne pénible s’avance. 


Les trois premiers sont déjà partis par morceaux. Nous en sommes au quatrième, Jean Kergos, timonier. Près de sa jambe, à la hauteur où la poche de son pantalon pouvait être, le fossoyeur trouve une petite chose noire, qu’il dépose à mes pieds : une bourse de cuir, avec un fermoir en métal... Ah ! c’est que celui-ci, rapporté à la plage par une lame au bout de huit jours seulement, n’avait sans doute pas été déshabillé avant sa mise au cercueil. 

Je fais ouvrir cette bourse. Elle contient des pièces d’argent, des sous espagnols, puis des boutons de marine, avec des aiguilles pour les recoudre. Pauvre garçon, il était un soigneux, probablement, un qui aimait avoir sa tenue de matelot bien en ordre... Allons, qu’on lui rende sa bourse et ses bibelots de couture ; dans le panier tout cela, avec ses os et les débris de sa chair. Gardons seulement ses pièces d’argent : il a peut-être, qui sait, quelque vieille mère indigente, à qui ce legs suprême fournira du pain. 

Quand la corbeille a été remplie une dernière fois, je quitte ces fosses vides pour la suivre, tandis qu’on l’emporte, par les petites allées paisibles si envahies de graminées folles, si fleuries de roses. L’air très suave est à la fois chaud et léger. Des oiseaux chantent et des abeilles bourdonnent. Vraiment, je n’ai jamais vu journée plus charmante, temps plus enchanteur, ciel de renouveau plus rempli de mensongères promesses douces. Et les apaisements inattendus continuent de se faire en moi-même, apaisement de l’effroi physique d’après la mort, apaisement de l’horreur des cimetières, résignation aux pourritures promptes, dans cette terre où descendent les racines amies, transformeuses de tout... 


Voici le trou préparé pour les réunir. Au fond, dans une grande caisse en bois blanc, où sont déjà les débris mêlés des autres, on jette le contenu de cette quatrième corbeille. Alors tout mon calme d’esprit s’en va, à contempler cet amas d’os rouges, de lambeaux de drap de marine, de pourriture noire et de vers, qui a été quatre jeunes hommes, quatre beaux matelots... Des boules rougeâtres, — les crânes, — se détachent sur ce fouillis sans nom, la tête de l’un entre les tibias de l’autre, dans une promiscuité atroce, dans un désordre ridicule et pitoyable... 


Anxieusement je me demande si nous ne venons pas de commettre, dans un dessein pieux, la plus odieuse des profanations... Oh ! laisser les corps en paix, là où ils sont couchés, ne pas rouvrir les tombes, ne pas porter la main sur les ossements !... 


Les Orientaux encombrent leurs villes de cimetières, plutôt que de violer une sépulture ; ils détournent un chemin plutôt que de déranger le plus humble des morts... Mais, comme nous sommes loin, nous, de leurs respects exquis ! ...


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1ère mise en ligne et dernière modification le 22 janvier 2011
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