de comment Julien Gracq a survolé l’Amérique

à propos des "Lettrines" de Julien Gracq, et de Julien Gracq en Amérique



• texte repris dans Contemporains chez Tiers Livre Éditeur

 

présentation initiale, décembre 2010
Gracq est pour qui écrit aujourd’hui un écrivain décisif. Et c’est pour tout le monde, et c’est depuis longtemps.

Il a disparu depuis 3 ans, exactement. Il a demandé la dispersion de ses cendres. Sa maison, objet d’une bataille obtuse, est vide – tout le contenu vendu à l’encan. Peu importe la façon dont les politiques locaux l’intégreront dans leurs bricolages culturels.

C’est aux livres, qu’il faut revenir. Ce n’est pas une phrase banale : Gracq a laissé ses manuscrits à la BNF pour leur numérisation et la mise à disposition aux chercheurs. Mais 3 ans, à la BNF, ça doit être à peu près le temps qu’il faut pour se dire qu’il serait temps de commencer à penser à la note de service qui préviendra qu’un jour on numérisera. (Par contre, voir ses photographies, proposées par la Bibliothèque universitaire d’Angers.)

Revenir aux livres. Pour ce dossier proposé en juin par la NRF (et très honoré qu’on m’y ait associé – grand merci à Gaëlle Flament –, et il y avait aussi un texte très fort d’Arnaud Maïsetti), j’ai choisi ce qui me semblait le plus au centre de mon atelier personnel, les fragments de Lettrines 2, avec ses séquences parfois autobiographiques (l’examen médical des conscrits), ses séquences avec film et télévision (Éphémérides), et, résidant à Québec, la séquence Amérique avec New York et Chicago.

Comment écrire alors autrement qu’en fragment ? Chacun précédé d’une bribe des Lettrines 2 en incipit.

Photo ci-dessus : sur le territoire de La forme d’une ville, le pont de Rezé, il y a 3 semaines, en me rendant à la MEET pour lecture avec Golovanov.

 

 

Julien Gracq, construction du non-roman


initialement paru dans la NRF, dossier Gracq, juin 2010 – fragments rédigés à Québec, avril 2010

 

Du temps que les maisons étaient grises.


Aborder Gracq par ses italiques ? Tout dans Gracq est écrit. Il n’y a que Thomas Bernhard à avoir utilisé aussi de cette façon les italiques. Non pas pour souligner un élément du discours, mais comme insérer dans la trame écrite ces blocs tout faits et mentalement composés. Dans Lettrines 2 souvent avec force d’incipit : pour écrire, entrer dans la phrase. (Ainsi, dans la même rubrique Distances, sur l’exceptionnel texte autobiographique dont l’incipit – en italiques – est « Mon père », les mots ou expressions : magasin d’en face, voyageait, Montfort-Ferrapied, aller aux champignons.

 

Où les scènes bourgeoises sont tellement plus singulières que les scènes féeriques.


Le cinéma met longtemps à entrer dans la littérature : la petite note du Journal de Kafka (pourquoi Kafka a eu si peu d’importance pour Gracq ? Il en a eu tellement pour Michaux... Mais Michaux, Simon, Saint-John Perse : Gracq est une forteresse étanche pour tous ses contemporains qui ne sont pas aussi traditionnels que Mauriac ou ce genre. Souvenir d’avoir abordé ça avec lui, au moment du fromage, table 3 du restaurant des bords de Loire : réponse un peu fuyante, comme si Julien Gracq se devait d’être d’autant plus arrogant avec ses contemporains qu’ils avaient visé aussi haut que lui, et que ce n’était pas forcément le sentiment de lecteur de Julien Gracq. A-t-il jamais parlé de Michaux ?) Pour le film, aussi les fabuleuses notes d’Antonin Artaud. Ici, aucun nom, Cocteau et Marais resteront à distance. Pareil dans La forme d’une ville on entre dans le théâtre Graslin, ses fauteuils, ses dorures, comme au musée Dobrée et dans le passage Pommeraye, on va à l’opéra, au café, on parle des sports, de la politique mais – je me trompe peut-être – les films sont absents. Par contre : ces lignes sur les affiches de cinéma (« sérial à multiples épisodes », sérial étant en italiques), Vidocq ou Coco Lacour, et cette curieuse phrase sur les après-match de rugby : « séquences dépareillées, fulgurantes, que je me reprojetterais longtemps avant de m’endormir, ainsi que les chutes d’un film ». Comme si le cinéma était la parfaite métaphore, mais dissimulée, de la fragmentation cinétique du réel que Gracq découvre dans les Lettrines et adopte pour La forme d’une ville. Mais c’est cette opposition bourgeoises et féériques que je trouve importante : la bourgeoisie naissante que décrit Balzac constituera la bourgeoisie dominante, ce n’est pas le statut de l’enseignant de lycée, fils d’un représentant en mercerie. Ce que Gracq constitue, en rupture avec ses contemporains comme avec l’héritage Flaubert (mais dans cette poignée de main souterraine avec Balzac) c’est un point de départ non bourgeois de l’énonciation du monde. Un athéisme social comme il se revendiquait athée tout court.

 

Lettrines 2


Aucun hasard chez un amoureux comme lui de l’exécution et de la matière même des livres, et encore moins quand c’est fabriqué chez Corti. Jamais pensé avant d’en écrire comment pouvait être culotté d’utiliser ainsi l’ordinal dans un titre de couverture, même pas en romain, et sans sous-titre.

 

transparaît en filigrane


Comme j’aime que Lettrines 2 finisse précisément par ces mots, lancée vers une transparence, un dessous du livre qui se serait écrit sous celui qu’on a lu. De Lettrines (qui n’a pas été rétrospectivement nommé Lettrines 2) il y a cette redistribution en séquences avec nom générique, quand on nous dit que l’écriture (un seul cahier épais pour Lettrines, quatre cahiers pour Lettrines 2) était continue et monobloc. Pourtant, malgré les rubriques si définies, et portant titres, la fragmentation l’emporte : chaque fragment dialogue avec tous les autres, et cette route en forêt, dans l’hiver de Norvège dans Europe, avec les rives de l’île Batailleuse dans Chemins et rues. Comme si Gracq avait voulu se forcer à battre des cartes qui se moquaient bien du dossier de rangement : même s’il y a un intitulé paysage et roman dans En lisant en écrivant le travail de convocation personnelle qui s’y effectue traverse à égalité une répartition devenue mineure (pas de cloison possible entre roman et lecture, et la rubrique Proust considéré comme terminus qui les sépare. Dans Lettrines 2, dans les divisions Chemins et rues puis Marines, qu’est-ce qui échapperait à la rubrique globale Littérature ? Il y a des chemins et rues dans Londres et la Norvège classés dans Europe, et la mer vue depuis l’appartement de Sion n’arrive pas à contourner au moins une référence littéraire (Paul Bourget, associé à Pornichet). Et la rubrique Amérique qui suit, découvrant les côtes du Labrador et le Saint-Laurent depuis son hublot d’avion pour Chicago n’est-ce pas encore une marine, là où la mer est aussi chemins et rues ?

 

T’is not so sweet now as it was before.


« Passé la sensation du feu glacé sur la peau... » Quand je repasse dans Lettrines 2, je m’offre toujours petit passage par ce fragment sur les livres érotiques, et que lui, le sexagénaire tassé, demande à l’écriture une aventure plus radicale.

 

J’avais quatorze ans...


C’est l’âge moi aussi où j’ai reçu Le Rouge et le Noir via les prix scolaires, qui ont cessé en 1968, et que choisissait pour nous le prof de français de notre lycée André-Theuriet. Theuriet : Gracq connaissait, impression que bien plus de bouleversement entre mes seventies et maintenant qu’entre lui-même et mes seventies. Absolu glissement Stendhal : lisant Gracq sur Nerval, Balzac, Proust ou Jules Verne, pas besoin de relire, je les sais – au contraire, combien de fois depuis que je traîne ce Pléiade tome II j’ai prolongé par rouvrir Stendhal ? Pas tendre avec lui pourtant : mais justement là qu’on touche le nu.

 

implant


Autre surgissement du film dans Lettrines 2 : l’arrogance coutumière, se refuser à citer le titre du film qui a provoqué l’écriture du fragment. Pourtant essentiel : « si on insère dans un film l’exécution d’un morceau de musique... », nous pour qui aujourd’hui l’écriture est d’emblée dans ce flux où toute transversale est possible. Pour cela aussi, Gracq aujourd’hui nécessaire. (Probablement d’ailleurs, simplement, l’adaptation du Roi Cophetua, ce texte sommet.)

 

... la marge et le blanc qui cerne chaque page imprimée devrait y jouer le même rôle qu’un mur circulaire qui renverrait et répercuterait à mesure sur tout le contenu de l’ouvrage réanimé par lui l’écho indéfiniment prolongé de chaque ligne à mesure qu’elle est lue...


Borges ? Non, Gracq, Lettrines 2.

 

tout irradiée d’un blanc d’argent, 1


Dans cette heure d’escale de son avion – où il a soigneusement boycotté le film projeté (« Après le déjeuner, on a tendu au travers de la carlingue un écran de cinéma... ») à Montréal, notes sur le paysage canadien depuis les côtes du Labrador : magnifique. De l’approche de Chicago en avion, je connais un texte contemporain, celui de Ginsberg dans Fall of America, et celui de Claude Simon dans Le Jardin des Plantes. Dans le cahier manuscrit des notes de Gracq concernant ce premier voyage en Amérique, a-t-il écrit sur Chicago vu du ciel, et la descente ? La sélection des textes du livre depuis le cahier est prodigieusement audacieuse, en cela qu’elle s’appuie sur notre pulsion romanesque, ou notre habitude de lecture romanesque, pour nous confronter à un visage neuf du monde où mémoire (Distances), livres (Littérature) et présent (Éphémérides, Amérique) se lisent dans une suite discontinue à énorme effet d’illusion. Maintenant que nous savons pourquoi Lettrines 2 nous est aussi important en tant que rupture, est-ce que le devoir d’en produire la version intégrale n’est pas un devoir, tout comme on a publié l’intégrale des écrits de Franz Kafka ? Et de nous en autoriser l’accès par version numérique, pouvoir travailler par recherches d’occurrences (film, cinéma, paysage, couleur, horizon, ville, peinture)... C’est le travail intérieur que produit sur moi, comme par fresque murale, la nouveauté d’arrangement de ce travail par fragments, dont la matière est pourtant si continue, si densément liée.

 

tout irradiée d’un blanc d’argent, 2


Je ne partage pas les lieux communs énoncés à l’égard de ses Sept collines : bien sûr, moi aussi, j’ai souri et été attristé par ces passages où le forum romain est réduit à une vulgaire briqueterie. Mais il a 70 ans, et arpente une ville mille fois arpentée dans les livres (à preuve l’anticipation qu’il en fait dans Lettrines). Me frappe au contraire cette capacité d’une micro-connaissance instinctive d’une ville qui pourtant sait se défendre : le crépuscule sur l’Aventin désert, la place Piranèse, savoir plutôt secret que se transmettaient – j’en ai bénéficié – les résidents à la Villa Médicis, et j’y retrouve ma Rome (celle qu’aujourd’hui il me faut Naples pour à nouveau la sentir) : « gâteau urbain et compact et cuisant sous le soleil, délicatement craquelé de fissures sinueuses, où les échoppes des savetiers et des serruriers, entre les bornes qui garent (mal) des voitures, ouvrent des bouches d’une fraîcheur de cave ». J’en parle à cause de l’image de New York posée en contrepoint de Rome : « À New York je vivais le nez en l’air, l’oeil aspiré par la fusée des gratte-ciels... », alors que dans Lettrines 2, quatorze ans plus haut, c’est presque la posture négative qui engendre la prise d’écriture : « L’inhumanité de New York, pendant les quelques jours que j’y ai passés, me rendait presque hagard ». C’est bien le même voyage, du même voyageur ? (Et que croire de Rome, alors ?)

 

tout irradiée d’un blanc d’argent, 3


New York, « ville de Baudelaire », non : maintenant nous savons avoir à examiner nos propres métropoles non pas selon le modèle que Benjamin construisit à partir de Baudelaire, mais depuis ces villes sans centre, et ces paysages récurrents, que nous propose la ville américaine. Tels, justement, que Gracq l’aborde dans Amérique, le voyage en chemin de fer de Chicago à New York. Ainsi, dans le passage sur Battery Park (« on voit soudain la perspective de la rue fendre verticalement la futaie des gratte-ciel d’un étroit créneau vide que la lumière inonde ») et s’en souvenir lorsque un peu plus tard s’inaugure les tours jumelles du World Trade Center, recomposition alors depuis l’image entrevue du chantier (le même chantier, on dirait, que ces dernières semaines – avec retour du mot futaie, non plus pour les immeubles, mais pour les grues) : « abattue la haute futaie des grues, déblayé le taillis des bétonneuses et des bulldozers – un pensée confuse embusquée dans le béton, un nouveau rêve de pierre [...] ville tragique et sacrificielle, tranchée comme une pyramide aztèque par énorme coup de faux horizontal ». Jusqu’à quand faudra-t-il attendre pour un accès aux notes inédites que l’octogénaire de Saint-Florent-le-Vieil a nécessairement rédigées au lendemain du 11 septembre 2001 ?

 

Aucune qualité violonistique.


Dans notre vénération gracquienne, et le peu d’incises aussi crûment autobiographiques, son apprentissage forcé du piano. Je crois que je ne me suis jamais acquitté du péage autoroutier d’Ancenis sans une pensée pour les « demoiselles R. », et ce qu’on perçoit de la maison sans lumière, la ruelle « suintante » (on le sait bien, habitué des ateliers d’écriture, comment la pertinence des adjectifs est un des points d’achoppements si long à reconstruire de nos apprenants). Bizarrement, c’est peut-être le fragment de Gracq où le corps est serré de plus près : presque comme il le fait du paysage. Il reste cette touche apportée au portrait du père, le représentant en mercerie : que jouait-il donc, au violon, qui ait si obstinément provoqué le souhait que son fils sache en jouer ?

 

Distances


D’un point de vue simplifié, on pourrait dire qu’appeler Distances la rubrique tout soudain autobiographique, c’est établir que cette distance est celle du temps. Mais ces sauts dans le temps (incluant le nom des deux chiens) se fait avec une telle précision de convocation (c’était aussi le cas dans la conversation de Gracq), que ça semble vite trop simple. Il est proustien (ou nervalien) en cela surtout : on n’interprète pas le présent autrement que par ce dépli nôtre. D’ailleurs il y a ce présent : « Je marche sur la route de Saint-Laurent. » Ou bien ce à la longue qui lui fait insérer dans Distances ce passage sur Valéry qui devrait être dans Littérature. L’explication est dans ce texte qui, à propos du Grand Meaulnes : « les villages que j’ai sous les yeux dans l’éloignement me paraissent plus proches qu’autrefois », et quelques lignes plus loin, fin du fragment : « le fantastique enfantin de la distance ». Distances, le titre, ce n’est donc ni spatial, ni temporel : mais bien la distance qu’on installe pour que parler de l’enfance devienne possible. Gracquien jusque là.

 

Du petit coin où l’homme a planté sa tente


De Gaulle, encore De Gaulle, les obsèques d’Eisenhower à la télévision (la bedaine de De Gaulle, le menton en galoche de Johnson), deux rêves et la guerre, une messe de mariage : la brève séquence des Éphémérides n’a pas été suffisamment considérée dans son importance. Ce petit coin où l’homme a planté sa tente, c’est la lune, le mot caméra et l’horizon miniature : l’écrivain n’est jamais séparé de son temps. De la trame même de sa phrase, s’ouvre l’écluse avec l’histoire en train de se faire. Et que cela inclut les dispositifs de représentation eux-mêmes : la télévision, ses caméras. Ne pas avoir à notre disposition un fac-simile ou une transcription numérique des quatre cahiers de Lettrines 2 empêche de savoir quelle place prend dans le relevé initial cette prise en compte directe du présent. Sa présence comme séquence titrée dans Lettrines 2, « éphémérides », suffit à l’établir comme indissociable de la figure et du geste de l’écrivain, dans sa fragilité même, et quand bien même sa vanité.

 

Comme j’aime peu tout cela !


Souvenir, alors que je regardais dans le couloir de Saint-Florent-le-Vieil les peintures qui y étaient encadrées, de l’entendre se justifier de leur banalité par le fait qu’il ne soit pas sensible à la peinture. Dans Lettrines 2, il y a des séquences brèves, mais décisives, Amérique et Marines ne font que quelques pages. La grande séquence Littérature, on peut avoir tendance à la lire comme un prolongement de Lettrines (sept ans auparavant, ce n’est pas rien : on fantasme d’autant sur ces quatre cahiers de quatre-vingt-quinze pages, tenus de 1966 à 1971), et amorçant à distance ce qui aura son point culminant dans En lisant en écrivant. Mais pourquoi laisser dans l’intérieur de la séquence Littérature ces pages qui ont trait aux peintres et aux musées ? Parce que la novation des paysages de Constable, c’est précisément où s’enracine la novation gracquienne du paysage ? L’incursion avec l’oncle dans le musée des Beaux-Arts de Nantes est comme une anticipation brève de La forme d’une ville, Et de cette charge contre les « rapins », gardons quand même ce « truellé à pleine pâte » qui convient si bien à la phrase de Gracq. Comme j’aime peu tout cela : Gracq n’aime pas Rodin. Ce qu’il lit dans Courbet, La Tour et les autres, c’est ce qui complète les livres qui nous en produisent l’époque.

 

Une étrange cour des miracles


Dans ce fil de la représentation du corps, ce soudain et bref passage (hapax : n’advient qu’une fois) de Lettrines où remonte souvenir autobiographique de 1939, le jeune prof mobilisé appeler à juger, donc les voir surgir nus en groupes, les exemptés de la région de Quimper, puis ces marches de nuit avec les soldats parlant le breton de Pontivy, parlant « de la manière de se procurer du vin rouge, de la consistance de leurs matières fécales, de leur dernière ou de leur prochaine masturbation, et je sentais, vaguement fasciné, se dénuder et bouger le tuf paléolithique sur lequel s’est figée la petite croûte de la civilisation ». Et ce n’est pas là peinture plutôt que littérature ?

 

Tréhorenteuc


C’est en lisant Les Eaux étroites qu’on s’aperçoit de la vraie puissance de l’outil formel qu’instaure Lettrines 2, bien au-delà des fragments qui s’y rassemblent, ou prennent leur autonomie, et définissent de façon précise leurs territoires spécifiques par rapport au premier défrichage de Lettrines. Plus tendu encore que dans La Presqu’île, on accompagne dans Les Eaux étroites un trajet linéaire – simple remontée de l’Èvre, mais cette remontée, initiée par ce concept de grille repris à Goethe dans la première page (« Parfois on dirait qu’une grille en nous, plus ancienne que nous, mais lacunaire et comme trouée, déchiffre au hasard de ces promenades inspirées les lignes de force qui seront celles d’épisodes de notre vie encore à vivre... » – c’est Gracq qui met l’italique), est une sorte de percussion linéaire où la reconstruction romanesque, si elle réussit à se débarrasser de tout appareil, dont Un Balcon en forêt était la frontière ultime, le fait en intégrant à chaque nouvelle figure du paysage mis en avant, un écart – fragment quasi autonome – qui reprend une à une les figures de Lettrines 2. Il y a dans Les Eaux étroites des variations sur Jules Verne ou Edgar Poe, des retours sur l’enfance, des allusions à Nerval ou Balzac, et Tréhorenteuc. Au point que la phrase de Gracq, associant l’adjectif sordide à ce vieux nom breton magnifique, le lui plaque désormais sur toute requête Internet, quand bien même les rues n’y sont plus pavées de bouses de vaches. La figure que dessine Gracq du Val-sans-retour est une des plus prégnantes de toute l’oeuvre : sur le plateau granitique à coloration mauve et minérale de bruyères, les arbres qui poussent dans le fond des sinuosités de la faille affleurent à même hauteur, et la redessinent en vert. J’y suis allé : de loin, rien n’a changé. Mais le Val-sans-retour, que le prof de géo débutant arpentait avec son sac et son bâton de marche, est devenu une promenade du dimanche pour tout le canton. On y a arasé un parking, et dans le fond du Val aménagé une piste au bulldozer. Le village est pimpant pour le touriste. Le Tréhorenteuc de la réalité a liquidé le Tréhorenteuc de la fiction, qui dans Les Eaux étroites fait jonction avec ces paysages que Gracq vénérait dans Balzac, le ravin de L’Enfant maudit ou le hérissement de Falaise dans Les Paysans. J’avais envoyé une lettre à Gracq, sur ce massacre. Peu importe : si La Presqu’île, Les Eaux étroites et La Forme d’une ville sont l’amorce d’un territoire neuf de fiction dans notre littérature, la puissance du roman mais débarrassée de son appareil, c’est dans Lettrines 2 que cela s’invente, et Tréhorenteuc un bon indice de comment ce qui s’y invente devient à son tour matière de la fiction neuve. La leçon de Lettrines 2 étant alors précisément ce caractère indissociable des fragments : le paysage, la lecture, la remémoration, l’éphéméride indissolublement noués ensemble.

 

FB, pour le dossier Gracq de la NRF, juin 2010.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 23 décembre 2010 et dernière modification le 9 octobre 2016
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