"Piratez, c’est sain"

logiques de l’économie numérique pour le livre et déplacement du rôle de l’écrivain, l’approche de Karl Dubost


complément (29 novembre 2010, 16h42) :
décalage horaire France Québec : Karl a fait quelques reprises, précisions et modifications à son texte – je laisse ces extraits tels que copiés-cités ce matin, mais vous incite doublement à aller visiter l’original...

note initiale (29 novembre 2010, 7h00) :
Je sais que Karl ne m’en voudra pas d’importer fraternellement ici une part de son compte rendu du dernier bookcamp de Montréal, ce dernier vendredi, avec pour curiosité d’avoir eu lieu dans ... un salon funéraire. Pourtant, la ville ne manque pas de lieux alternatifs plus conviviaux ?

On sait que je renvoie souvent vers La Grange de Karl Dubost, pour son exceptionnel travail de réflexion sur les réseaux, les utopies. Il est, comme tous les céateurs web, au confluent de plusieurs approches, une formation d’astrophysicien qui l’amène à fréquenter les organismes de conventions internationales du W3C, une passion de lecteur (chacun de ses billets insère un fragment de son journal de lecture), une pratique de photographe où se rejoindront Tokyo, Montréal, la Normandie ou l’Afrique.

L’implication professionnelle de Karl dans le dur langage informatique, là où s’invente l’outil Internet (et je suis bien souvent incapable de l’y suivre), le place dans la zone la plus sismique pour poser les répercussions de la technique en mouvement sur nos pratiques artistiques.

Ce billet, suite aux échanges que vendredi nous suivions en direct via twitter, en témoigne. Ce texte de Karl, à mesure que je le relis pour mise en ligne, me semble d’une grande importance synthétique, pour l’extériorité même de sa position d’énonciation. Lui-même, auteur d’un site témoignant d’une création si fine et si complexe, cela le définit-il comme artiste, et dans quel statut ? Mais j’y vois aussi le strict compte rendu d’échanges collectifs dont je sais qu’il résulte de nombreux visages (j’en connaissais quelques-uns) présents sur place ou intervenants à distance depuis Québec... Toujours en revenir à cette magie du penser ensemble qu’est le web.

Pour le rêve, repartez donc faire un petit tour chez lui... Et fier de m’honorer de son amitié.

Image : © Donna Ruff, cf La Grange.

FB

 

Karl Dubost | Piratez, c’est sain (extraits)


J’ai proposé une discussion au début de la journée sur le thème de « Piratez, c’est sain ! » Le sujet volontairement provocateur pour montrer que nous sommes tous des pirates ou ce que les médias et l’industrie veulent définir comme des pirates. Mon intention dans cette discussion ouverte était de révéler deux choses :
 Utiliser le réseau comme les gens l’utilisent aujourd’hui fait partie de l’expérience de création, de distribution, etc. Cette expérience est absolument nécessaire pour comprendre.
 Comprendre la technologie aujourd’hui, les implications de cette technologie permet de créer.

Mais J’y reviendrai. Allons-y avec des bouts de phrases, des poussières de mots…

 

Un vrai livre ?


Plusieurs fois pendant la journée, les personnes ont exprimé un déséquilibre, un flottement en l’absence de repères, un sol qui se dérobe en employant les mots « vrais livres. » Sincèrement, je ne sais pas ce qu’est un faux livre, un vrai livre ou autres dérivations. Mais nous pouvons entendre, écrire, lire, créer en vrai… Il y a là l’essence du changement, l’objet a façonné l’univers qui l’entoure, la culture, les communautés, l’économie et nous sommes tellement habitués à cet univers, que penser hors de la masse de cet objet cubique devient extrêmement difficile. Ce BookCamp en est une autre révélation.

C’est pour cela que j’utilise très rarement le mot « virtuel » et que je préfère la distinction monde physique et monde numérique, qui sont deux réalités avec leurs propriétés physiques, spatio-temporelles, culturelles, économiques, etc.

J’ai entendu « La bande dessinée commence tout juste à investir le monde numérique grâce à l’ipad » (je reviendrais sur ce sujet). J’ai grincé des dents, mais je n’ai rien dit. Cela correspondait à leur propre réalité. Le monde nord-américain a commencé à se réveiller aux technologies mobiles. Celles ci sont développées depuis plusieurs années déjà dans d’autres territoires comme le Japon.

 

texte et interaction


Répondre à une question posée par un ordinateur ne rend pas le texte plus interactif. Un oiseau qui s’échappe d’un arbre parce que l’on a mis le doigt dessus n’a rien d’interactif. Les gens confondent interactivité et réactivité. L’interactivité se déroule dans les deux sens et nécessite la coopération de plusieurs systèmes et/ou individus.

Le CD-Rom, le Web n’ont pas rendu les romans plus interactifs. Le Alice au pays des merveilles n’est pas un livre interactif. C’est un livre animé. C’est une grosse différence. Un processus où un dialogue s’établirait entre un lecteur et un auteur dans la recherche d’un but commun sans scénario planifié a une dimension réellement interactive.

 

Pérennité


La pérennité est un sujet difficile car, en repoussant la limite de façon extrême, rien n’est pérenne. Tout vieillit, se désagrège. Donc la pérennité est souvent mal pensée. Je me souviens avoir assisté à une conférence il y a quelques mois à propos du travail des conservateurs de musées et galeries face au travail des artistes contemporains et de leurs œuvres multimédias. Parfois, la pérennité de l’œuvre n’est pas assurée en conservant l’œuvre mais en conservant le « code source » c’est à dire tout le processus d’installation, de création, la démarche, les mesures, les détails de montage. Cet ensemble d’informations permettra éventuellement de reproduire une expérience de l’œuvre ou au moins de l’imaginer.

Ce que les personnes appellent pérennité est, j’ai l’impression plus ancré dans une notion de longévité. Dans dix ans, pourrai-je encore lire cette œuvre ? C’est une question intéressant et qui détermine des choix qui sont entièrement contextuels. Par exemple, il est très probable que d’ici 15 à 20 ans, tout ce qui a été produit spécifiquement pour une plateforme donnée en utilisant les particularités de cette plateforme ne soit plus du tout accessible. À moins que les créateurs conservent les sources et les distribuent. Et là c’est un point important, très important.

Une politique de pérennité est diamétralement opposée à une politique de limitation de la copie. Si les vieux ouvrages de Newton sont encore accessibles, c’est parce qu’ils ont été copiés plusieurs fois et distribués dans l’espace. La disparition de certains ne met pas forcément en péril l’œuvre car elle existe en de nombreux exemplaires. Les œuvres numériques aujourd’hui sont souvent victimes du Single Point of Failure. Il n’existe qu’une copie, si cette copie disparaît, le contenu, l’œuvre disparaît. Usenet est à ce propos un système bien plus robuste que le Web.

Ce qui nous amène bien sûr… aux DRMs.

 

DRMs - Digital Rights Management


Rights Management, gestion de droits, est le plus mal nommé. Aujourd’hui les DRMs sont pratiquement et exclusivement un système d’anti-reproduction des œuvres et non pas un système de gestion des droits. La façon dont sont réalisés les DRMs est une aberration ultime. Une œuvre pour qu’elle soit pérenne doit être copiée, recopiée et partagée de façon large et distribuée. La gestion de droits devrait se faire par une maximisation de la circulation des objets numériques. Si les objets sont identifiés numériquement, il devient beaucoup plus facile de mettre en place des systèmes de rétributions pour les auteurs. Lorsque nous parlons d’identification de l’objet. Il ne s’agit pas d’associer l’identification à la personne qui a acheté l’objet mais d’associer l’identification à la personne qui l’a créé.

Dans le monde physique, les objets livre ont une vie après leur premier achat. Ils sont parfois prêtés à plusieurs personnes, ils sont parfois revendus dans le circuit des livres d’occasion. Ce circuit de transfert de valeurs n’est pas du tout monétisé pour les auteurs. Zero. Nada. Rien. Le monde du réseau offre une opportunité pour monétiser cette circulation. Permettez à chaque individu d’être un acheteur et un vendeur d’ouvrages. Les DRMs devraient être un système incitatif à la rémunération des auteurs, et non pas le contraire.

Cependant, je pense que le système de l’économie du droit d’auteurs est complètement pervertie. Lorsque vous achetez un livre papier, la plupart du temps, vous achetez un objet à un éditeur qui lui-même reversera des dividendes à un auteur. Vous ne payez pas un auteur. Cela correspond un peu au système des start-up et des fonds d’investissement. Un fond investit dans plusieurs start-up en espérant que l’une d’elle aura suffisamment de succès pour pouvoir rentabiliser la mise de départ. Les auteurs sont dans la même situation, quelques auteurs parmi un grand nombre bénéficieront d’un revenu suffisant.

Un autre élément de la copie libre pour ceux qui vendent les œuvres numériques, plus vous laissez la personne libre de son usage, plus la personne se sentira en confiance. Plus elle aura de chances d’être en confiance, plus elle aura le désire de rester avec vous. Personne ne désire avoir un regard suspicieux sur soit. Donnez confiance aux gens avec vos livres.

 

Objet d’exception


Dans une économie où une œuvre peut-être copiée à l’infini sans perte de qualité et distribuée dans un réseau très large interconnecté, il devient très difficile de réaliser un modèle d’affaires s’appuyant sur la difficulté de reproduction et la difficulté d’accès. C’est même suicidaire. Il faut utiliser les propriétés du réseau pour ce qu’elles sont. Cela ne veut pas dire qu’il faut arrêter de créer des livres papiers. Mais que si vous en créez, il faut y penser de façon complètement différente. Créez des objets d’exception, créez quelque chose que les gens auront envie de chérir. Créer un objet physique de piètre qualité, donc de dévaluation profonde du support en compétition avec le monde numérique où le support n’a presque plus de coût est ridicule. Le modèle de revenus doit également être différent. Il est alors plus intéressant de se concentrer sur le prix réel de la manufacture de l’objet (artisan) que sur le prix de revenus sur la spéculation de sa valeur (droits d’auteur).

Craig Mod explique dans une présentation comment Art Space Tokyo a financé la réimpression et réactualisation de son ouvrage. Le projet a permis de payer les salaires, la réimpression, le packaging, etc. en pré-vente. Ils sont allés chercher le public en amont et ont donc réalisé un objet qui avait un public. Ils ont utilisé KickStarter pour l’infrastructure de collecte de fonds.

 

Valeurs dans l’économie numérique


De nombreux achats de l’économie numérique sont réalisés sur la spontanéité motivée par l’émotion et le bas prix. C’est le modèle d’AppStore d’Apple. Il est fort possible de vendre quelque chose à bas prix, très bas prix et de multiplier les ventes à une bien plus grande échelle. C’est le modèle adoptée au Japon par certains micro-romanciers qui publient leurs œuvres au compte goutte et achetées au compte goutte par les fans. Le principe du feuilleton n’est pas nouveau. Il existait déjà pour permettre la vente des journaux de façon régulière (voir Balzac ou Tanizaki). Plutôt que de vendre une œuvre complète vendez-là par petits morceaux au fur et à mesure.

Il se peut également que cette œuvre ne soit finalement que peu achetée mais que ce soit l’outil de promotion pour des soirées événements de lecture. C’est le modèle adopté par les groupes de musique. Les chanteurs, les groupes ne font pas d’argent sur la vente de CD, mais uniquement sur les concerts. Aujourd’hui, les auteurs pratiquent le modèle inverse. Les lectures publiques et discussions servent à vendre les livres. Peut-on imaginer le basculement de ce système.

 

Conversion du monde papier vers le monde numérique


De nombreuses fois pendant la journée, les enjeux de la conversion des anciens livres papier vers le monde numérique se sont posés. C’est un élément qui n’a pas été vraiment soulevé et qui est amusant car il revient au débat de la pérennité. La plupart des ouvrages anciens que nous tentons de numériser aujourd’hui sont sans matériel d’origine. Les vastes numérisations de Google se font à partie d’une copie. Dans l’univers de l’électronique, la source est bien plus facile à conserver. Dans le monde physique, cette source selon l’époque est un élément pratiquement impossible à conserver. Imaginez seulement : les feuilles de papier de la machine à écrire (de la création de l’artiste vers le doigt qui tape sur la touche mécanique sans procédé d’enregistrement), des plaques d’impressions composées des caractères en plomb qui n’ont jamais été conservées, car dès que la page a été composée, les lettres sont réutilisées pour un autre assemblage, etc.

Aujourd’hui ne pensez plus à convertir, pensez à créer de façon à avoir la source en permanence.

 

Le rôle du lecteur


Et vous voyez que dans tout ce discours, on aborde que très peu la place du lecteur. Le lecteur est déjà perçu comme un ennemi (DRM). Son rôle dans l’œuvre face à cette nouvelle infrastructure (réseau interconnecté) n’est pas pris en compte. Enfin pas tout à fait vrai, le rôle de l’acheteur est pris en compte par les distributeurs. La personne représentant Kobo nous annonçant qu’ils tentaient de favoriser l’achat compulsif afin d’atteindre les collectionneurs. Ils ne lisent pas forcément mais ils achètent beaucoup. Et nous transformons donc le livre numérique en bouquet de fleurs, en objet de commodité pour se donner l’impression d’un savoir (ceci existe déjà dans le monde physique). Les liseuses en revanche sont un élément essentiel pour la marchandisation de l’expérience de lecture. Toujours la même personne de Kobo expliquant que savoir quels livres ont été lus, à quels rythmes, à quel moment ils ont été abandonnés, quel passage ont été retenus, quelles recommandations ont été faites à des amis permet de créer de la publicité ciblée sur les habitudes de lecture. Ceci rend le profiling beaucoup plus pertinent que celui de l’achat seul. Vous pouvez acheter des livres pour vos proches sans qu’ils vous passionnent. Bienvenue dans l’univers du lecteur-consommateur analysé. Pour les distributeurs et les fabricants de liseuses, il y a une valeur réelle, car elle permet de provoquer l’achat (on ne parle pas de morale là. N’oublions pas que ce sont des marchands.)

Et alors le rôle du lecteur, dans le réseau connecté, change. Il devient proche de l’auteur, très accessible, et il serait fou de la part de l’auteur d’ignorer cet élément. Le monde a changé. Et c’est là que l’interaction rentre dans le jeu. Toutes les discussions ci-dessus sont provoquées par l’adaptation du monde physique au monde numérique en y reproduisant les modèles de vente, de distribution – mais bien plus dommage : en y reproduisant les modes de création.

Le monde de l’imprimé est un technologie extrêmement sophistiquée, qualité de papier, taille des caractères, type de polices, organisation des pages, longueur des lignes, césure, numérotation des pages, notes de pieds de page, etc, etc. Les gens ne réalisent pas du tout. D’autre part le système culturel d’autorité construit autour de ces objets livres par l’entremise des éditeurs, des académies, de la notoriété ont créé un système de pouvoir hautement hiérarchisé et élitiste. Tous ces systèmes centralisés sont mis en danger par la nature même d’un réseau distribué et hyper-connecté. Les modes de création des auteurs doivent s’adapter, changer, et adopter de nouvelles avenues. Ça c’est le grand défi des créateurs.

Accepter que le nombre de créateurs soit beaucoup plus nombreux, que de créer pour le réseau n’a rien à voir à l’expérience presque monastique que celui de créer un ouvrage seul ou en duo avec son éditeur. Le réseau amène une écriture beaucoup plus réactive, beaucoup plus participative, beaucoup plus en équilibre instable. C’est en maîtrisant et en adoptant ces technologies du réseau que les nouveaux modes de création se feront et que de nouveaux modèles de revenus émergeront.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 novembre 2010
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