de papier & d’encre & de plumes & de ganyvet

Un petit tour chez Rabelais : l’imprimerie a commencé avant que le mot écrivain soit inventé.


C’est à propos de deux phrases de Rabelais, dont l’une n’est pas de lui d’ailleurs. Celle-ci : On les vend a Lyon en la maison de Claude Nourry, dict le Prince pres nostre dame de Confort. Le livre (c’est son premier, le Pantagruel de 1532) emporte avec lui la référence de sa source, comme le lieu géographique – non pas une adresse précise, mais celle à partir de laquelle on pourra vous renseigner ? – où le trouver. Ce qui nous émerveille, dans cette distance, c’est d’abord le chemin que Rabelais a fait pour la rejoindre. Plusieurs années en Poitou, à Ligugé et l’Hermenault, des études de droit et probablement un séjour à Paris. Puis long voyage jusqu’à Montpellier, où il soutiendra son premier diplôme de bachelier en médecine trois semaines après son arrivée.On étudie si vite ? La soutenance est une traduction commentée, il est certainement en lien épistolaire depuis longtemps avec l’université. Après le diplôme, les obligations : on a retrouvé la facture (cinq livres cinq sols) du pendu qu’il se procure à ses frais pour le cours d’anatomie qu’il doit à l’université, puis sitôt fini, départ à Lyon. On l’a dit souvent : ville presque aussi grande que Paris (quinze mille habitants ?), la proximité de la frontière suisse fait qu’on y est plus en sécurité, pour la tâche dangereuse qu’est imprimer ? On brûlera effectivement des imprimeurs, comme Étienne Dolet. Mais j’y vois plus une décision économique : se souvenir que le Piémont et Turin sont bien plus organiquement la nation française que ne le sont la Provence ou le Languedoc, et pour longtemps. Et la diffusion des livres en latin n’est pas liée au territoire très restreint de la langue française : dont les aulcuns sont ià imprimez, et les aultres l’on imprime de present en ceste noble ville de Tubinge. À Lyon, il faut vivre et c’est probablement difficile : Rabelais n’a pas encore le droit de se marier, il lui faudra son premier séjour à Rome pour régler laborieusement sa situation administrative de moine défroqué, mais il a la charge de sa compagne et de leurs trois enfants – estudiant et beuvant de l’eau claire, comme sçavez qu’ai tousiours faict. Imaginer, à Lyon, gangrène, lèpres, tumeurs, trépanations : on ne vient pas à l’hôpital parce qu’on est malade, mais parce que la maladie exige l’isolement social, ou l’opération lourde. Il y trouve subsistance de médecin, mais ce sera probablement un soulagement lorsque Jean du Bellay le requerra comme médecin personnel pour ce voyage à Rome. Lyon : à cause de l’imprimerie de Claude Nourry, dict le Prince. Y vient-il anonymement, ses aphorismes traduits et commentés de Galien sous le bras, ou plus probablement a-t-il déjà depuis Poitiers les contacts nécessaires ? Ceux qui se rassemblent ici publient des textes de droits, de science, de lettres. On les publie en latin. Une belle anecdote : à peine arrivé à Rome, Rabelais monte sur le Testaccio, ce monticule fait de fragments d’amphore, à l’origine encore mal expliquée, mais d’où on a une vue d’ensemble des sept collines. Son but : le relevé d’un plan de Rome pour Claude Nourry, qui permettrait de mieux lire la littérature latine. En haut du Testaccio, un Italien est là, qui corrige les épreuves d’un livre – plus besoin d’en faire un autre, on imprimera à Lyon celui de l’Italien. On a trace du Testaccio aussi dans Cervantès : j’y suis moi-même monté, l’olivier malingre qu’il cite y est toujours, lieux évidemment de pure convocation magique. Donc, à Lyon, c’est à l’imprimerie qu’on se retrouve, qu’on corrige les compositions, les cahiers, qu’on vérifie le dernier état du texte et son paratexte : autorisations, dédicaces. Il manque un seul élément dans la chaîne : l’écrivain. Le mot ne sera inventé qu’au dix-septième siècle. Dans le travail collectif qui s’élabore à l’imprimerie, il n’y a pas de cloisonnement. À preuve, le premier travail dont on peut avoir la certitude qu’il porte la marque de Rabelais : ce qui finance l’imprimerie, c’est la vague queue de comète de ce qui a commencé avec le roman arthurien. Une littérature populaire, vendue par colportage, mais imprimée en français. Gargantua en est l’archétype : le bon géant par lequel les guerres ont solution juste, ce qui n’est pas le cas des guerres réelles (le pays sort de décennies de guerre civile, tout le centre, Auvergne, Limousin, étant sous l’autorité du connétable de Bourbon). Cette littérature affadie, Claude Nourry en propose une version aux intitulés de chapitre remaniés : Rabelais en aurait été l’éditeur. Pantagruel n’existe pas : au Moyen Âge, c’est plutôt le nom d’un lutin, un farfadet, et magnifique la fausse étymologie arabe que Rabelais lui invente pour en faire le fils de ce Gargantua qui traîne partout. Parce que, pour imprimer les livres savants, il faut faire commerce de livres populaires : Rabelais va produire deux travaux de colportage – un recueil de farces étudiantes parisiennes (couper la sangle de la mule au gros juge qui sort du Palais, verser les seaux de matière fécale sur la tête des sergents du gué, recettes pour piller les troncs d’église, ou de l’utilisation sociale d’une chienne en chaleur etc.) d’une part, un almanach avec horoscope d’autre part. Dans les deux cas, son génie est de détourner la forme existante. Pour sa Prognostication certaine & infaillible, faire en sorte qu’il soit valable pour l’an perpétuel, quitte à le remanier un peu, on pourra le vendre autant qu’on voudra : cette année les sourds entendront bien mal, les aveugles y verront peu, les sains se porteront mieux que les malades, les riches mieux que les pauvres, il y aura plus cruelle mortalité parmi les poulets et lapins que parmi les singes et dromadaires, et règnera universelle maladie etc. vous savez la suite, on l’appellera communément faulte d’argent. On peut toujours retourner se baigner dans ce texte formidable. Mais un recueil de farces étudiantes, qui l’achètera, hors les étudiants, qui n’achètent pas, mais recopient ? (Parce qu’on recopie pour soi les livres qu’on souhaite lire : ils ont tous un cahier de François Villon avec eux, il devient même un personnage du Pantagruel, où il vend de la moutarde aux enfers, mais ce n’est que cette même année 1532 que Clément Marot en prépare la première version imprimée). Il faut marquer ce côté populaire par un lien avec les Gargantua ? Eh bien, on en fera le fils, il aura le bon rôle, et on inventera Panurge pour faire les mauvais coups. Et c’est l’étonnante structure du Pantagruel, avec les aventures de Pantagruel éclatées au début et à la fin, et au milieu les farces de Panurge. La référence au colportage est inscrite dans le livre, et en fournit même la fin : Vous aurez le reste de l’histoire à ces foires de Francfort prochainement venantes. Dans cette référence à l’imprimerie Claude Nourry, imprimée au début du livre, on a donc beaucoup plus que notre achevé d’imprimer contemporain : mais la démarche même qui constitue Rabelais (qui signe le Pantagruel d’un anagramme de son nom, Alcofrybas Nasier) comme auteur. La magie que Rabelais nous donne à lire, c’est cette transition du canevas avec le fils du géant, lui-même accomplissant le tour de France des universités (mais la lettre de son père lui enjoignant ce qu’il faut apprendre, reproduite dans tous les manuels scolaires, il ne la recevra qu’une fois les études terminées, dans un chapitre où on découvre qu’il n’a même pas appris à parler latin), jusqu’au Panurge échappé des Turcs, va le contraindre à se saisir de toute une suite de figures liées à l’écriture. Reprendre la Bible depuis la création du monde, pour dire d’où viennent les géants. Traverser la bibliothèque Sainte-Geneviève remplie de livres morts : Les lunettes des romipètes, Le ravasseux des cas de conscience, Ars honeste petandi in societate etc., puis affronter Panurge, qui dira qu’il a faim en quinze langues, comme si ça ne se comprenait pas sans le dire. La figure de la folie : présente. Le premier fou qui passe, c’est l’étudiant limousin, on l’étrangle. Mais, ce faisant, on liquide la possibilité que la langue soit folle. Alors Rabelais reprend au mot près le début du chapitre, mais cette fois fera en sorte que le fou deviennent personnage principal du livre. Et il rajoutera un chapitre IX bis, merveille des merveilles pour nous cette erreur de comptage qui devient preuve génétique, où le fou Baisecul plaidera contre le fou Humevesne, passage qui était supprimé de l’édition Larousse offerte à Verdun à mon grand-père par un de ses amis, sous prétexte qu’il était du pays de Rabelais (mon grand-père, sur ce champ de bataille de Verdun, avait sur lui un carnet avec des vers de Verlaine recopiés : la copie manuscrite – piratage, vous dites ? – vient battre jusqu’à notre époque, j’ai toujours ce carnet sur ma table), de même qu’à l’unique exemplaire de l’édition originale du Pantagruel dont nous disposions à la BNF, celui de la Bibliothèque royale, donc l’exemplaire personnel de François 1er, une page est arrachée, précisément celle incluant discussion sur pourquoy les moines ont la couille si longue, qu’on a pu collationner sur l’autre exemplaire connu, disparu dans le bombardement de la bibliothèque de Dresde en 1945. Rabelais n’a pas écrit pour soulager sa condition matérielle, mais pour faire tourner la structure économique, l’imprimerie, qui leur permettait l’édition de livres savants où leurs noms ne figuraient même pas. Pour l’autre phrase, elle surgit dans le profond du délire de Baisecul et Humevesne, où des missiles d’artillerie politique lourde, sous prétexte de folie, se mêlent à des détournements d’adverbes, à des listes d’instruments de musique, et tout soudain voilà : qu’il n’est tel que de faucher en esté en cave bien garnie de papier & d’encre & de plumes & de ganyvet de Lyon sur le Rosne tarabin tarabas. Admirez si vous voulez, et merci de m’avoir lu si vous n’admirez pas. Pour la première fois, advient, dans la ville même où il réside, température comprise (en été c’est plus calme, l’hôtel Dieu de Lyon), voici représenté dans son propre livre celui qui l’écrit. Et l’écriture, symétriquement à l’imprimerie où lui et ses amis intellectuels passent tout le clair de leur temps, devient elle-même processus avec outils, encre, plumes, et même le petit canif pour tailler la plume et couper le papier : canivet diminutif de canif, du vieux scandinave knîfr dont les Anglais ont fait knife...

 

Image : Lyon au 16e siècle, © Bibliothèque municipale de Lyon.

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1ère mise en ligne 25 novembre 2010 et dernière modification le 25 novembre 2010
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