Québec | en visite chez les Innus de Mashteuiatsh

avec quelques renseignements concrets sur comment parler aux ours


Suivre le musée innu de Mashteuiatsh sur Twitter : @mashteuiatsh. La visite évoquée ci-dessous date de septembre 2009, et nous avons eu la chance d’être les premiers visiteurs accueillis par un nouveau guide, Guy Fontaine.

 

On n’était pas depuis longtemps à Québec, on a loué une voiture et, comme sur la carte en partant vers le nord, la première halte c’était le lac Saint-Jean, on est parti là. Il pleuvait. Il a fallu trois heures : on ne savait pas qu’au Québec, entre un point et un autre à trois heures, il n’y a rien. Même si ce rien est terriblement beau et puissant, et que maintenant cela manque.

Et l’arrivée au lac Saint-Jean : l’étalement urbain américain, les maisons de bois au carré, les deux voitures devant, la pelouse bien taillée, rien à voir. Il paraît que c’était une réserve indienne, c’était où ? On s’est garé devant le musée amérindien de Mashteuiatsh. Ça ne payait pas de mine, bâtiment de ciment qui ressemble à n’importe quel espace culturel de nos périphéries de province.

De toute façon on était là, et c’était bien de se dégourdir les jambes. Ça ne commençait pas très bien : on était les seuls visiteurs, un couple de retraités des States nous a rejoints après. La dame a suggéré qu’on aille voir la vidéo, la vidéo c’était le folklore, les caribous et les tambours, mais ça ne durait qu’un petit quart d’heure. C’était après, le piège, ou ce que j’ai pris comme tel : la dame nous a demandé si on voulait faire la visite avec un guide, mais nous l’a demandé d’un tel ton, que c’était difficile de dire non. On apercevait un caribou en contre-plaqué, un tipee éclairé par des projecteurs, et une carte agrandie qui était la même qu’on avait déjà vue sur leur site.

Le guide est venu, un grand gars timide qui devait avoir mon âge. Il s’est mis devant la carte, et a commencé à nous dire le nom et l’emplacement des communautés indiennes, elles ne sont pas si nombreuses au Québec, et trou de mémoire. Il a sorti une liasse de papiers de la poche arrière de son jean, mais retrouver le passage devant cinq personnes, il s’est mis à transpirer. On lui a dit que rien n’était si grave, il a retrouvé le passage et on est passé dans l’autre salle, devant le caribou en contreplaqué.

Passons les détails. J’avais conduit 3 heures, j’étais fatigué, j’avais cette impression d’un truc aussi mal fagoté que le simulacre Huron dans la banlieue de Québec, le guide racontait des histoires qu’il me semblait connaître par coeur, plusieurs fois je l’ai interrompu pour des jeux de mots idiots. Et c’est comme ça que ça s’est enclenché : les phrases que nous disait notre guide, c’était ce qu’il avait sur son papier. Mais chaque fois que je l’interrompais, il me regardait comme de ne rien comprendre. Et comme il fallait répondre sans le papier, soudain c’était je ou nous dans la réponse. Et sa réponse : un magnifique exemple concret qui changeait tout. Quelque chose qui lui semblait évident à lui, mais qui ne nous était pas visible à nous : on n’y connaissait rien, mais rien de rien. On s’imaginait tout ça dans les films et les histoires, pas dans la vie d’aujourd’hui.

Comme remonter les rivières, avec le grand-père, le père, les oncles et toute la famille, oui il avait fait ça jusqu’à ses vingt ans – et pourtant, je l’ai dit, nous avions le même âge. À l’automne lui et sa famille remontaient les cours d’eau pendant six à huit semaines, ne revenaient qu’en mai : moi naïvement j’aurais pensé le contraire, l’hiver ici, l’été au camp – la nature fait peur, alors l’hiver encore plus ? Mais l’été on est sur le lac, ensemble, et l’hiver c’est là qu’on trappe : la forêt dans la neige devient écriture. Les terrains les plus près, ceux de l’année précédente, on les laissait aux plus âgés, les générations neuves allaient plus loin. On n’était plus qu’entre soi, dans la grande dispersion des rivières parmi montagnes et forêts. Ainsi, cet homme de mon âge avait connu cette vie immémoriale dans son propre temps biographique, notre époque moderne, à cinq heures de voiture de Montréal et dix de New York.

Alors on a commencé à parler : ou, plutôt, de lui demander de parler – la timidité était passée de notre côté.

Devant le caribou de contreplaqué, on était resté très longtemps : les onze noms de la neige et le nombre de saisons, l’abri partagé dans la forêt, la fabrication des gants et mocassins ou l’entretien des canoës d’écorce. Et puis les mots, et comment les mots qu’il disait, ces mots immémoriaux, venaient comme des évidences, pourtant si loin de toute l’Amérique urbaine.

On a su que Guy Fontaine (son nom) avait travaillé près de quinze ans dans les camps forestiers, depuis l’adolescence en fait, et plus tard conduit des engins. Attaché à la langue et la culture innue, là, les 50 ans passés, il avait rejoint l’équipe du petit musée, c’était son premier jour – la semaine précédente, il avait accompagné en visiteur muet ses collègues, et c’était sa première visite comme guide. Nous avions donc cette chance unique : pour la première fois, il accueillait seul des visiteurs dans le petit musée, et j’ai mieux compris l’intonation de la dame qui nous avait demandé si son souhaitait un guide. Et on a laissé tomber le temps de la visite : elle a duré trois heures.

On était devant une carte avec les rivières, nous disait les noms des rivières, ça c’était le papier. Et moi j’interrompais à nouveau, je lui demandais : mais celle que vous suiviez, vous, c’était laquelle ? Et il se mettait à parler des campements qu’ils rejoignaient, toute la famille, génération par génération, dans les canoës d’écorce. Que les plus vieux s’arrêtaient au camp de l’année précédente, et les plus jeunes s’aventuraient plus loin.

Et puis cette phrase tout d’un coup mystérieuse, sur son père : – C’est là que je l’ai trouvé. Et moi j’interrompais à nouveau. Et voilà que dans le grand silence du petit musée, dans le grand respect de notre écoute, notre guide nous disait que son père, l’an passé, était parti seul au long de la rivière. L’eau était en crue, il ne pouvait pas le suivre, et il savait que son père partait pour mourir. Quand l’eau a baissé, trois semaines plus tard, il est parti lui aussi, il a retrouvé le corps et l’a ramené. Un temps immémorial croisait le nôtre – le temps des Innuus n’est pas un temps au musée.

C’était chaque fois en l’arrêtant sur ses mots, qu’on rejoignait l’autre partage. Sur un support en contreplaqué, il y avait une pierre ronde, un peu plus grosse que le poing. À nouveau j’avais eu la pulsion de me moquer : à quoi bon montrer un tel caillou dans un musée ? – C’est la pierre pour les ours, a dit Guy Fontaine.

Ça ne nous en disait pas plus. N’importe quelle pierre aurait pu remplacer celle-ci. – Vous chassiez les ours ?, j’ai interrompu naïvement. Et lui de répondre que non, ils ne chassaient pas l’ours, mais qu’une fois l’an, une seule par saison, on décidait quel ours on allait tuer, un seul, par respect, et qu’on lui faisait un genre de prière.

Et moi : – Parce qu’on leur parle aux ours ?

Et à nouveau un récit : quand un ours vous attaque, debout devant vous, son père lui avait appris qu’il fallait lui parler avec autorité, en le regardant bien dans les yeux. Guy Fontaine précisait : – On lui parle comme à la grand-mère. On aurait eu le réflexe d’en rire, sauf que dans une société matriarcale, c’est elle, la grand-mère, qui dispose de l’autorité. Et moi, non pas pour me moquer ou quoi que ce soit, mais parce que les mots étaient la seule piste : – Et ça marche ? Le récit de Guy Fontaine avait été au discours indirect. Et là, il répondait : – J’ai eu peur, mais l’ours n’a pas attaqué, il est reparti.

Et moi de revenir à la pierre : – Mon père me l’a appris, avait-il dit. Appris quoi ? Lui, le mot appris lui suffisait, c’est seulement si je disais appris quoi, avec une insistance qui me semblait une grande impolitesse, qu’il reprenait. Quand l’ours sort de son trou, par l’ouverture étroite qu’ils avaient repérée, nous expliqua-t-il, il a un instant les pattes avant le long du corps. C’est là, quand la tête paraît, qu’on l’assomme, on a une fraction de seconde. Guy Fontaine avait pris la pierre : elle doit être assez lourde pour fracturer les os, pas trop lourde pour laisser au chasseur sa vitesse.

Plus tard, dans la voiture, en repensant à tout ce qui s’était imprimé dans notre tête pendant la visite, j’ai eu honte. C’est moi qui ne comprenait pas. Si Guy Fontaine disait J’ai appris sans complément d’objet direct, et non pas j’ai appris quoi, comme je le forçais à dire, c’est qu’apprendre est une initiation, quelque chose de fixe qu’on reçoit. Et pas apprendre les dernières nouvelles – tout ce que je comprendrais mieux, quelques mois plus tard, en suivant la gestation du Kuessipan de Naomi Fontaine (aucun rapport de parenté, elle est de Uashat, à huit cents kilomètres de Mashteuiatsh).

On a parlé évidemment de la langue innue : on était devant un dictionnaire créé par les jésuites, qui avaient phonétisé la langue et créé sa version écrite. Là il nous a dit comment ils avaient encore chacun leur nom indien, mais que les noms jésuites étaient leurs noms officiels, au Québec. Il a parlé de la langue innue, qu’il avait la chance de la parler, parce que ses parents les emmenaient avec eux dans la forêt. La pression globale sur les innus, les allocations, pour scolariser les enfants : mis jusqu’à l’adolescence dans les pensionnats religieux, les abus sexuels devenus pratique de masse, et comment ceux-là, plus tard, en dissolvaient la honte dans l’alcool – le Québec d’aujourd’hui a cela dans ses valises. – Ça a été une grande chance que nos parents nous emmènent en campement, disait Guy Fontaine, alors que toute la pression c’était de mettre les enfants dans les pensionnats, et tout ce qui s’y est passé qui les a détruits. Nous, Français, on en a pas mal lourd de notre côté aussi, rien que dans le mot Algérie, ça ne donne pas de réflexes de donneur de leçon.

C’est ainsi que ce jour-là on a été initié à la culture innue. Y compris dans cette allée de gravier, derrière le bâtiment gris, avec d’un côté la route, les grillages et le parking, et quelques plantes rabougries censées illustrer la végétation sauvage – mais lui, il nous racontait la survie.

Je n’avais jamais parlé de Mashtseuiatsh dans mon site. Pourtant, cette sorte de fraternité dont il n’aura rien su, celui qui avait mon âge et faisait visiter son musée, elle m’a accompagné toute l’année Québec.

À Alma, de l’autre côté du lac, les Innus sont plus nombreux : dans les entrées de supermarché, parce qu’ils téléphonent pour du boulot depuis les cabines téléphoniques de l’entrée du supermarché. À Québec, avec l’Institut canadien, nous avions organisé des ateliers d’écriture dans un centre de formation pour jeunes adultes en situation précaire : quand j’arrivais au centre, là aussi, beaucoup d’Innus. L’Amérique est dure avec ses pauvres : les épaules sont voûtées, y compris celles des jeunes, dans le centre de formation de Québec. À Mashteuiatsh les épaules sont droites.

Ce que j’ai reçu, ce jour-là de septembre 2009, à Mashteuiatsh, de Guy Fontaine, m’augmentait dans ma perception du temps, m’augmentait dans la part évidemment si restreinte dont chacun est dépositaire quant à l’humain, parce que nous étions du même âge, quand ce qu’il y avait de légendes et de mythe, de rapport aux forces élémentaires de la nature, et notre légitimité sur la terre en partage, cela nous rejoignait au présent.

 

Photo : récupérateur de canettes, Mashteuiatsh.


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1ère mise en ligne 7 novembre 2010 et dernière modification le 26 juin 2013
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