de l’adverbe "naturellement" (automne des éditeurs)

les éditeurs en lettre ouverte en perdent le sens du concept.... on aura tout vu, dans leur détresse grandissante...


bizarre, bizarre pétition devenant lettre


Comme d’habitude, je me dis que j’ai mieux à faire que d’aller m’occuper de ces bêtises-là, réglant seul mes problèmes pour ce qui me concerne, mais ça revient tarabuster, on voit bien aussi que ça taraude quelques amis numériques de référence (Hubert, ou les ebouquin...), et mail amusé d’un très proche (non, non, rassure-toi, je ne dis rien...) sur l’adverbe naturellement.

Voilà donc cette lettre ouverte, diffusée depuis le haut château fort du SNE, à la pointe pour la loi Prisunic et bien d’autres prouesses intellectuelles – voir liste des signataires et noter que l’URL ne parle même pas de lettre ouverte mais de pétition – in extenso, c’est bref :

Paris, le 28 septembre 2010

En réaction à certaines initiatives d’agents qui cherchent à se positionner en concurrents directs des éditeurs de leurs propres clients-auteurs, le SNE et les signataires de la présente tiennent à réaffirmer clairement et fermement la position de la profession
 Les droits électroniques sont des droits principaux au même titre que les droits de l’édition papier dont l’exploitation revient naturellement à l’éditeur, l’édition numérique empruntant notamment la "valeur ajoutée" du travail éditorial réalisé pour le livre papier ;
 L’acquisition des droits sur une œuvre de l’esprit ne saurait exclure l’exploitation numérique, sous peine de voir se développer un marché numérique autonome, régulé par des acteurs extérieurs (agrégateurs de contenus, agents, etc) susceptibles de mettre en péril l’équilibre de la profession ;
 Les éditeurs doivent garder le contrôle sur le prix de vente de leurs livres sous format numérique, comme ils l’ont aujourd’hui sur le format papier.

 

de l’adverbe naturellement


Vous avez vu l’emploi du mot naturellement, ô étudiants en 1ère année de droit, ô étudiants en 1ère année d’école de commerce, ô libraires payant vos retours, ô ma boulangère et mon boucher (c’est pas vrai, j’ai plus de boucher, mais j’ai toujours un libraire)... Ô éditeurs naturellement exploiteurs et naïvement le disent en ces termes...

De quoi s’agit-il ? D’un contrat commercial. Chose donc de l’ordre privé, en France c’est quasi sanctifié, et qui se règle non pas selon la constitution, mais selon ce que les deux acteurs vont signer et contre-signer, avec garanties d’usage, tribunal compétent etc. J’en ai bien cinquante, de ces contrats, dans chemise carton verte gonflée sur mon étagère, le premier datant de 1982, éditions de Minuit, c’est de la vraie micro-histoire... Pétitionner sur un problème citoyen, malheureusement c’est trop souvent et grave : mais pétitionner sur sa propre liberté de patron dans l’établissement d’un contrat commercial, y a pas un schmilblick, là ? Vous est passé quoi, dans la tête, ô mes amis personnels qui signez (ordre d’en haut, puisque sont les très-hauts) ?

Prétexte : un agent américain a récemment signé contrat valant exclusivement pour publication imprimée, réservant la publication numérique pour exploitation directe par l’auteur. Rien que d’extrêmement banal, le contrat d’édition prévoyant – c’est le plus gros des clauses – toutes les applications spécifiques, et le droit français, rappelons-le, étant basé sur un principe d’exclusivité (il ne vaut que pour ce qu’il mentionne). Depuis des années on gère séparément ce qui vaut pour théâtre, audio-visuel, ventes à l’étranger...

Humour involontaire : lorsqu’un auteur se fait représenter par un agent, la discussion est bien plus serrée que lorsque l’éditeur nous propose son contrat standard. Rappelons l’enjeu essentiel : la France impose une exception au droit commercial, qui limite les contrats à 10 ans, pour les lier à la propriété artistique (70 ans post-mortem), ce qui n’est le cas ni en Allemagne ni en Italie, ni dans le monde anglo-saxon, où l’édition ne s’en porte pas plus mal d’ailleurs, ni sa capacité d’accueillir et chercher... Les agents imposent d’emblée cette clause des 10 ans, et un auteur qui aujourd’hui le souhaite voit en général son souhait respecté par l’éditeur, puisque sachant bien qu’à terme cette exception n’est plus tenable. Cette pétition de principe n’est donc qu’un voeu pieux, qui sera appliqué aux auteurs lambda, mais jamais dans la discussion commerciale avec les agents qui en motivent le prétexte...

Et, lettre officiellement diffusée par le SNE, signée des plus gros noms du métier, qu’est-ce que cette ineptie du plus bas étage : L’acquisition des droits sur une œuvre de l’esprit ? Il ne saurait y avoir d’acquisition des droits comme si c’était un absolu, et sans les spécifier, jamais vu... Puis droits sur une oeuvre de l’esprit, jamais vu non plus : droits portant sur sa commercialisation, ce qui n’est pas du tout la même chose, et très clair dans les contrats proposés par les maisons des signataires. Là carrément je ne comprends pas : Arnaud Nourry, Olivier Bétourné, comment avez-vous pu signer ce galimatias ? Comment jeter en pâture publique un galimatias que n’importe quel étudiant de licence en claquerait de trouille à s’imaginer refusé à n’importe quel oral ou colle s’il allait sortir une bourde pareille ? Mais c’est quoi cette dégringolade, on pouvait ne pas être d’accord, mais pas dans ce n’importe quoi...

 

derrière le droit, les sous


Où en est-on ? Depuis quatre ans maintenant, les éditeurs présentent aux auteurs un avenant pour les droits numériques, libre à chacun de le signer ou pas – tout simplement parce qu’ils ne disposent pas, sans cet avenant, du droit d’exploiter numériquement les ouvrages sous contrat. Rien à dire contre, je l’ai déjà souligné : liberté aux auteurs de proposer ailleurs l’exploitation numérique de leurs textes, si les conditions commerciales sont meilleures (suivez mon regard), aucun tribunal n’ira contre. Mais surtout : dans la recomposition des coûts dus à l’édition et à la distribution numérique, au rôle différent de l’auteur, c’est une escroquerie monumentale de proposer cette exploitation au même pourcentage que pour le papier, aux US et en général ce taux moyen s’établit à 23%, et non pas les 11/14% des usages français.

Derrière cette lettre : depuis quelques semaines, les éditeurs SNE ont élaboré un nouveau contrat-type, qui inclut la diffusion numérique des oeuvres directement dans le contrat principal. Rien à redire : le contrat nouvelle norme prend acte du fait qu’à très brève échéance la diffusion numérique sera le principal mode d’existence, et le livre imprimé un service parmi les autres. Ces contrats bien sûr ne sont pas rétrospectifs et ne sauraient s’appliquer aux oeuvres sous contrat précédent.

Ça bloque sur la question que n’évoque pas la lettre ouverte du SNE : maintien de plus en plus dérisoire d’un contrat lié à la durée de la propriété artistique, et égalité méprisante taux de rémunération papier et numérique. (La semaine dernière, moi-même déchiré un de ces contrats nouveau style d’une maison d’édition appartenant à un des groupes major, où on me proposait royalement... 6% papier, 6% numérique. Le projet était pourtant attachant, et désolé pour l’éditrice à son initiative, mais il y a un respect minimum, tant pis pour l’à-valoir de 2000 euros qui devait sembler au groupe une rémunération suffisante.)

 

bouger les cloisons d’un métier qui change


Et c’est peut-être ça l’enjeu de fond : il était convenu que l’auteur remette un rough basé sur utilisation basique de son traitement de texte, à partir de quoi les différents métiers cloisonnés se mettaient en branle. Ça ne marche plus pour la musique, ça ne marche plus pour le film, j’ai peur que ça ne marche pas plus désormais pour la littérature : la chaîne numérique ne simplifie pas les processus (la complexité du xml et de la réinterprétation de l’epub c’est un saut technique désormais aussi qualifié que la tradition typo), elle ne change rien à la plus haute magie, celle du rapport artiste/producteur, le lien de l’auteur à l’éditeur dans le processus en cours. Mais la fonction éditoriale, qui s’est séparée du métier de libraire il y a à peine plus d’un siècle, s’est concentrée (10 premiers éditeurs font 50% CA global) dans la redistribution économique créée par le livre de poche – il est clair que cette adéquation ne peut qu’à nouveau se déplacer.

Là où il faudrait innover, s’ouvrir, il suffit à chacun d’aller faire un tour sur les sites des éditeurs qui le concernent pour comprendre : ligne Maginot. Quant à la distribution numérique : DRM qui invalident l’usage, greffent de mots de passe et de logiciels parasites le simple portage de votre achat d’une machine à une autre, et au prix quasi du papier, obscurantisme commercial assez paradoxal.

Mais voilà, moi j’ai choisi autre modèle, et donc ça ne me concerne pas – sous réserve que pas Hachette pique-assiette, sous réserve que pas loi Prisunic, sous réserve qu’écosystème libre & web ouvert. Ce qui fait quand même quelques raisons de veiller au grain, quand on constate la façon dont s’entremêlent ce syndicat aux mains des plus gros éditeurs et le lobbying UMP.

Une seule raison donc à cette lettre ouverte : là où les 4 groupes d’édition principaux contrôlent la distribution du livre (et les 3 plateformes numériques qui en découlent), s’assurer qu’ils seront suivis par les éditeurs petits et moyens, actuellement mi-éberlués, ne sachant même pas ce que c’est qu’un epub, et ayant par contre très bien compris que leur condition de survie c’est de passer par ces plateformes sous contrôle et péage.

 

pas grave, les auteurs sont aux abonnés absents


On souhaite bon courage aux éditeurs signataires. Au pays des requins, préférons la requine (mot que j’étais stupéfait de découvrir hier dans La Mer de Michelet) ou ce que Lautréamont nommait la femelle du requin, autrement dit la littérature. Numérique, de préférence. Sans lettre ouverte, mais respectueuse de l’auteur, à commencer par sa digne rémunération.

Et par pitié, amis auteurs les silencieux, les résignés : ne nous gâchez pas le boulot, faites valoir vos droits, allez voir un agent, n’invalidez pas vos propres ressources les plus vitales en signant n’importe quoi – tout est dans le naturellement.

Photo ci-dessus : art de nier l’aurore (Poitiers, 30/09/2010).


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne 5 octobre 2010 et dernière modification le 8 octobre 2010
merci aux 3241 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page