Limite, roman, 1985-2010, p.42-58/199

republication numérique commentée de Limite (Minuit, 1985)


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ou présentation générale du projet.

 

 à propos de ce passage
Commentaires pas beaucoup. En recopiant, sentiment que le récit s’est installé, qu’il faut veiller à l’avance, qu’il n’y ait pas d’éléments qui parasitent ou gênent la scansion narrative. Un certain plaisir à ça. Et probablement que la mise en parallèle délibérée, avec croisement de vocabulaires, du concert et du match de foot sert à les affirmer comme métaphore du récit même.

Dans la chambre du chômeur, je reconnais la disposition (le couloir en arrière, l’accès supplémentaire par l’étage au-dessus, la chambre abandonnée à côté et celle où s’entassaient des travailleurs portugais), d’une chambre occupée quelques mois à Angers Doutre, quand j’avais redoublé ma deuxième année d’école d’ingénieur. La maison appartenait au patron d’un magasin de vélo qui faisait l’angle de la rue, depuis la maison a été démolie mais le magasin de vélo existe toujours.

Je crois que j’étais pleinement conscient, dans ces mois d’écriture, de l’importance de se saisir plastiquement de sensations partielles de la périphérie de la ville. Géométries, lumières, perspectives. Quand ça fonctionne, avec lien par le train de marchandise notamment, j’y découvre une permanence qui m’anime aujourd’hui toujours. Maintenant, en plus, je me sers de l’appareil photo numérique : mais ce sont ces mêmes éléments de décor que je documente, et qui deviennent alors pour moi la matière même de l’esthétique dont je traite.

Enfin, dans l’idéal, ce qu’on voudrait. Mais combien de fois (encore ce matin, au quatrième étage de l’hôtel donnant sur gare à Genève) j’ai photographié ces fenêtres et emboîtements de toits, pans de murs, comme base à une fiction – qui se passe d’ailleurs alors de tout autre élément qu’elle-même, ce pan de mur, ces fenêtres comme des béances noires, le lent défilement d’un train.

 

Limite, roman, 1985-2010, p. 42-58

© François Bon & publie.net, ISBN 978-2-8145-0362-5


Il y a des gares en impasse, et d’autres qu’on traverse. Celle-ci, de longs convois la passent au ralenti, sous la fenêtre du bureau, et chaque fois c’est l’usine qui s’en va doucement tandis que tremble son entière ossature de brique et d’acier ; tremble sous les pieds comme tremble la table à dessin sous les mains.

N’en lèvent même pas leur crayon, les bons élèves. Quitte aux trémolos. À cette heure-ci, le bureau c’est que des têtes penchées, l’équipage de ma galère, cinquante dos raidis par l’habitude, bossent ou font semblant et moi je tiens le gouvernail. Ramez, braves gens, en cadence les collègues. Et vers les onze heures, une fois réveillés, ils seront tous en visite, par quatre cinq autour d’un plan prétexte, en faisant durer ; c’est tout un ronron de voix basses qui me viendra, rythmé par tchlic tchlic des wagons sur les rails : le temps à user.

Plateaux vides, comme s’ils naissaient l’un de l’autre dans une distension infinie. Puis des conteneurs et, sur ces mêmes plateaux trop longs pour elles, des machines en jaune et rouge, bâchées de nylon, cubiques, énormes, en route sans fonction qu’on puisse déchiffrer.

Depuis que je dormais chez le copain, elle je ne l’avais pas revue. La première fois que j’étais revenu, je la savais de service, à l’hôpital. Elle avait laissé un mot, sur la table :

« Si jamais tu passes par là... »

Avec le courrier pas ouvert et une pile d’affaires, du linge. J’ai vu des cartons vides, empilés dans la chambre. Un silence comme jamais, et pourtant la sensation du bâtiment, autour. Un aspirateur, loin en dessous.

Et, le front contre la vitre, cette vibration de la cille qui ne cesse qu’aux dimanches. Je suis resté longtemps, assez. Mais sans toucher à rien, sans oser. Même pas à ce linge, qu’elle m’avait préparé ; j’ai dû en racheter. En H.L.M. il suffit d’un rien pour qu’un logement t’évince, que plus rien n’évoque un chez-toi, pas même tes propres affaires, tes propres meubles ; il suffisait de ce mot sur la table. En sortant j’ai refermé la porte à double tour, comme je l’avais trouvée.

Puis elle avait téléphoné. Mon nom à l’interphone, que tout le monde dans le bureau en profite, et plutôt deux fois qu’une, puisque la friture dans l’appareil t’interdit de reconnaître que ça te concerne au premier appel. Il m’avait fallu monter au bureau surélevé du chef, pour prendre le bigophone décroché, celui de la grande table où ils étaient en réunion, le chef, deux projeteurs et un de la fabrication. Ils parlaient haut : tellement que j’ai cru qu’ils le faisaient exprès – ce n’est pas bien, de recevoir des coups de fils privés sur les heures de travail. Mais non, rien que cette affectation qui les emporte, avec des yeux comme pour passer à la télé, appuyant chaque syllabe de leurs mots de passe réciproques – la langue des cadres, leurs abréviations, leurs signes – pour bien montrer la différence entre le destin ordinaire de ceux qui les entourent et le leur, là où se joue probablement la marche du monde : le clîllan, le maârché...

Et j’étais là en blouse blanche, juste dans leur dos, un écouteur sur chaque oreille (c’étaient de ces anciens postes) – même comme ça, à peine si je comprenais. Et Monique : « Mais pourquoi tu ne réponds pas... » On s’est donné rendez-vous pour le lendemain.

Enfin des citernes, un long tuyau en pointillé, et d’étranges wagons clos, hermétiques, une dizaine, comme sous scellés, avant deux locomotives à la traîne et trois wagons pour clore, des bétaillères vides.

L’arrière du dernier, deux feux rouges qui s’éloignent lentement, dans cette sorte de brume qui l’hiver monte des rails protégés du gel.

M’étonne, que ça allait doucement : cinquante-huit, qu’il y en avait, de wagons.

***
**

Le chômage, si tu ne penses qu’à ça, tu deviens chèvre. Et va penser à autre chose. Tu te forces. Et pourtant quoi faire. Quoi faire qui ne demande pas d’argent.

Les coudes sur la table, le menton pendu au-dessus de la toile cirée rouge, tu regardes de l’autre côté de la rue, la section opaque de mur que découpe sur la maison d’en face ta fenêtre sans rideaux. Un tuyau de gouttière en patte d’oie, sur la gauche, fait de ton rectangle une photo d’artiste, la chance que t’as. Assez, de se retrouver là. Et c’est encore là, accoudé, que tu retrouves pour penser que tu en as assez. D’un revers de bras tu balaies cette misère devant toi, des miettes et un cendrier qui déborde, repousses le bocal de Nescafé, le kilo de sucre entamé dans son carton taché, qui à son tour renverse une bouteille vide, elle roule. La rattraper avant qu’elle tombe et voilà, la vie.

Bientôt six heures, c’est le soir et qu’est-ce que j’ai fait. Un bus à trolley, toutes les six minutes, siffle en approchant et fait grogner son embrayage hydraulique en tournant pour attaquer la rue en pente, horloge régulière.
D’un coup les réverbères s’allument, la chambre passe au clair-obscur, gagne en trois tensions successives ce quelque chose translucide d’une lumière sans source, ce qui reste d’éclairage après réverbération par ce mur crasseux en face, mon paysage.

« Les gogues, c’est par là », m’avait balancé le proprio, quand je suis venu visiter, le premier jour. Y a mieux mais c’est plus cher, aimable ça devait être pareil. Un logement sans fiche de paye, faut pas se montrer exigeant. Puis faire la fine gueule, pas mon genre, il ne m’avait pas obligé à raconter ma vie ni les pourquoi du comment, c’était déjà ça. De cette deuxième porte, qu’il me montrait, on tombait dans un réduit sans ouverture, pas même un vasistas. Et comme le trône ne s’éclairait que de l’intérieur, bien forcé de traverser dans le noir complet. Une cage de contreplaqué, ses gogues, à peine si tu peux écarter les genoux, commode, se tortiller.

Un autre bout de couloir donne là, pour rien, puisque chaque piaule a son accès propre côté palier. Une enfilade de portes identiques sur un sol inégal de tomettes rouges. La première, celle de la chambre voisine, derrière mon lit, dont la cloison mal jointive laisse filtrer un rai d’ampoule jaune, en pleine nuit quelquefois je me crois interpellé par ces voix d’à-côté. Des ouvriers du Portugal, des gars du bâtiment. Trois hommes dans une pièce pas plus grande que la mienne, comment ils tiennent. Dans ce couloir de derrière jamais je n’ai croisé personne, ces gogues sont pour moi tout seul. Les autres portes on ne distingue rien, sauf une où, par la serrure, au jour, sur un papier à fleurs grosses comme des pommes, on aperçoit la tache plus claire d’une armoire enlevée – pièce vide, maison mi-abandonnée.
Se forcer à penser, à n’importe quoi, les autres, les choses. Mais ne pas penser demain, ne pas penser l’attente, ne pas se souvenir de ces cinq mois pour rien, ne pas se rappeler tes vingt-trois ans qui viennent. Ressasser plutôt tout le reste, même cela aussi dont tu as marre, cela dont tu sais que c’est fini, et que ça ne peut déboucher sur rien, histoires garçons fille, l’embrouille. Que Monique, si elle avait déjà voulu venir, si elle avait voulu parler, si elle avait voulu plus – et pourquoi, elle n’aurait pas voulu plus ? – elle l’aurait déjà fait.

Et dans l’angle de ce réduit, ce que le proprio appelle « le couloir de derrière », dans l’angle opposé à la porte arrière de ma chambre, un escalier de meunier, fermé par une autre porte en haut, étroit à s’y coincer, rejoint au palier du dessus l’escalier principal. Pour venir chez moi, suffit donc de connaître la combine : grimper un demi-étage de plus, ouvrir ce truc qui ressemble à un compteur à gaz, redescendre à tâtons et trouver la poignée. De mon côté, ni verrou ni targette. On se sent vraiment chez soi, c’est pas pour dire.

Mais quand il a fallu héberger Alain, ça simplifiait bien, chacun rentrait comme il voulait. Je sortais un peu plus tard que lui, alors je le retrouvais là. Assis, les coudes sur la toile cirée rouge, et regardant le mur d’en face.
« Allez mec, bois un coup ça ira mieux... », je lui disais, mais le coeur n’y était pas. Et de toute façon il n’y avait rien à boire.

***
**

« Malaise jusqu’à toi, malaise jusque dans tes bras, oh prends-moi dis-moi le pourquoi... »

Peut-être parce que tu penses d’abord avec les mains et que ce son dans ton dos, énorme, tout décharge ; comme de conduire, au milieu de la nuit, longtemps conduire sur les routes désertes de province, quand c’est ton tour d’être au volant de la fourgonnette et que dorment les autres.

Ce qui alors se forme dans ta tête, instant magiquement rassemblé, comme si la seule intensité de ton corps en travail décrochait cette timbale, théâtre dans la tête total, une grappe pure de ta vie soudain vue : en une minute, quelquefois, il te passe un an dans la tête.

Elles travaillent, les mains, toutes seules. Jouer tu ne penses pas aux notes. À des masses, oui, aux mouvements. Détendre les épaules, laisser mieux redescendre par la boucle des bras cette énergie que tu prends dans ton appui au sol. Les mains elles se débrouillent, oublient jusqu’à l’appris.
« Explique-moi le malaise, oh montre-moi la raison du monde... »

Et encore tu te portes en avant, sans poids, comme en suspens, tout entier appuyé sur cette vibration de la batterie quand elle te touche au ventre et la cymbale dans la boîte du crâne, le tempo collé, familier et dévoué, juste ce qu’il en faut. Accord, je plaque. Laisse filer dans le mélange bronze étain de ces trois disques martelés dont il est si fier, avant la cascade de ses bois sur la peau de résonance des toms, détendus, graves, que j’accompagne de notes presque frottées, abrasives et rêches, maintenant la chanson très lente dans l’impureté de ce qu’elle charrie. Ils dansent, toi seul au-dessus de cette marche à hauteur d’épaules, toutes épaules, têtes et cous mouvants sous la lumière, et les mains qu’ils tendent. Et seul d’abord en toi, pareil qu’en mer tu négocies une vague : sans aide. Sans droit à louper. Dansez, les gars et les filles...

« Malaise, pèse sur tout comme un malaise... »

Nos paroles on les leur lance sans que pour cela ils les entendent Pas besoin. Ne leur sont pas destinées. L’exigence, la seule : une appropriation d’instinct, tomber juste, au ainsi, avec eux, en faire une invocation, presque un exorcisme. À nous ensemble, les quatre, de les dresser, paroles et rythmes, comme une fresque dessinée à même le grand mur de l’usine vide qui nous accueille. Le groupe alors rien plus presque qu’un mime : l’image qu’on bâtit, on la vide en tenant par ces paroles mêmes le reste à distance. Nous un masque vide qu’ils sont prêts à revêtir pour eux-mêmes : dessous, ils sont en scène plus que nous et c’est le rôle des vieux rituels avec leur illusion qui en entier nous est conféré comme on nous a conféré la danse et le son dans nos instruments rouges.

À nous de faire avec : nos paroles ils s’en moquent, c’est un sens général, une indication. Une cave que nous sous leurs pas on creuse en repoussant tout ce qui n’est pas ce pur moment de temps en suspens : accord, peaux, accord... Et pour nous non plus pas de pardon : ça marche à condition de tomber pile ensemble, tu passes ou tu tombes, la musique ne fait pas dans l’intermédiaire, aujourd’hui comme de tout temps un orchestre symphonique peut te faire de la soupe et ma Gibson est noble. Ce qui juge c’est cela : qu’ils bougent, que les saisisse l’invocation. Nos salles on les remplit, et si seule la musique peut sauver, tant pis si c’est à la condition de lui tourner le dos.

Et reprise, aux cymbales, pète-sec. À la force du poignet, sans plus même ce confort des peaux, une pulsion où disparaît presque la basse synchrone. Pas de pardon, ça marche à condition que tu te défonces et sans reste. Alors, laissant aux deux du rythme les murs et le volume la salle dans la vieille usine et glissant sur leur frappe, abandonnant à la voix cette nappe de têtes et de mains (« Vous chantez avec moi ? Rien que malaise... pèse sur tout comme un malaise... ») moi je prends les corps avec mon corps, la guitare sur mon ventre c’est eux tous que j’y appuie, mes accords par paquets bruts et rafales et c’est cela qu’avec mon ventre je chante, à contre de la batterie puissante et maître je commute le drive et deux octaves plus haut dans le manche j’accrois encore la poussée qui les tord, un projecteur s’allume retourné sur la salle en son centre, cône mauve où ils entrent, ondulent au ralenti dans les brefs éclats pourpres du stroboscope, moi je joue et ils sont beaux, le savent...

« Oh débarrasse-moi de la peur, cette peur dans mon coeur, délivre-moi du malaise... » Accord, et que ça danse.

 

fin de la première partie

 


DEUXIÈME PARTIE


 

Ne crie plus, le goal, veille. Mais jamais ce n’est silencieux, un match. Le contraire. Bruit sec du ballon, pac pac. Et des choses de poitrine, plus sourdes. Ce martèlement de l’herbe, en dessous de l’audible mais renvoyé par le sol dans tes jambes. Puisque même en fermant les yeux tu les sais, sur toute la surface, avec ces longueurs comme une nuit du ballon en longue passe.

Fonderie ? Un cadre avec deux poignées, que tu prends sur la pile et poses sur le marbre. Chaque fois, déjà, dix kilos dans les bras. Puis de ce talc en pochon, si gras, dont le goût te reste dans la bouche même en vacances. Tu saupoudres sur l’acier. Et, les bras au-dessus de la tête, tu tires sur la trémie. Première couche, que tu étales avec la main, pétris contre la plaque modèle. Remplissage, tu déverses d’un coup le sable grumeleux et collant, un peu glaiseux, plastique. Du pied droit, alors, enfoncer la pédale, tandis que des poignées tu maintiens fermes le cadre : la secousse, des épaules aux reins, elle se propage, tu la sens – tu l’aimes. La compacteuse t’attrape avec, te vibre pareil. Tenir. Vingt secondes pas moins, compter. Ne pas lâcher avant les vingt comptés, quatre-vingt fois par jour. Tu contractes la figure, pommettes, mâchoires – tu te sens trembler jusque dans la cervelle, toi devenu une poche liquide. Dix-neuf, vingt, et lâches.

Un petit rab de sable, resucée de pédale, et quatre coups de pilon par-dessus à plat, manette pneumatique double, une sous chaque main pour la sécurité. Nécessaire pour que ça démoule bien à la fin. Et bang le sol ça te prend par les pieds et remonte jusqu’en haut, secoué jusqu’aux yeux sous le volet des paupières comme deux oeufs battus dans leur coque (jamais pu manger des oeufs à la coque depuis que je travaille en fonderie, allez savoir pourquoi).

Alors les dix kilos devenus trente, et tes mêmes deux bras pour les retourner. Ébranler au maillet la plaque, la dégager d’aplomb. Poser sur le marbre l’autre moitié du modèle, la seconde plaque et recommencer.

Quelquefois t’oublies le talc, ou de pétrir les recoins du bout du pouce – c’est bon pour un loupé, ça te sera décompté, tu laisses partir quand même. Les noyaux on te les envoie tout prêts par douze, dans une boîte en bois : rugueux, presque du grès rouge. Enfin les deux moules l’un sur l’autre (crampage), tu remmoules et tu clavettes, et pour t’appuyer sur le ventre les soixante kilos que c’est devenu tu raidis les reins : demi-tour, chariot à roues, poser sur le tapis et ça s’en va tout lentement vers le four. Tu as deux secondes pour souffler, le temps de découper au couteau, en haut du jet de coulée, le petit cône nécessaire : encore de la chance ce boulot, une machine ne nous remplacera pas, enfin pas tout de suite. Un coup de craie, ton numéro. Cette odeur, sous ton nez, du liant qui fait du sable cette matière souple et tassée, qui résistera à l’arrivée du bronze en fusion. Tu reviens à la trémie, reprends une nouvelle plaque. Au-delà de quarante par jours ça compte dans la prime.

Ce qui conduit au mariage n’existe pas. On s’est vus longtemps, avant de parler de quoi que ce soit, du plus simple. Pourtant on l’avait compris tout de suite, tous les deux. Des choses qui ne se disent pas : ne se disent même pas à soi-même, peut-être.

Sa copine à elle, une connaissance d’ailleurs indirecte, qui nous avait présentés, je ne sais plus comment c’était arrivé. Avant, jamais j’allais dans les bals : danser, pas mon truc. Mais on se retrouvait comme par hasard, le samedi, et comme par hasard de sortie dans la même fournée. Ou des soirées, comme ça, entre copains, bière électrophone. Des amis à elle. Quelquefois j’amenais un des miens, rarement ils revenaient. Je les voyais par ailleurs, les copains, mais ça aussi s’est distendu, puis retiré. Puis, elle, je la reconduisais. Un dimanche midi, ses parents ont sorti l’apéritif, et quelque temps après m’ont gardé à déjeuner – « une histoire ordinaire », chantait le poste.

Pendant plus d’un an ce plan-là : le samedi la fête, et après c’est des fois trois heures de range qu’on restait dans la voiture, en bas de son immeuble. Une fois, une fin de printemps, on a vu le jour se lever. Et jamais plus on aura autant parlé : jamais de ma vie je n’aurai une autre fois parlé. Comme ça, pour la première fois chacun, son pauvre morceau de vie beau comme au cinéma mais toute prise dans un sens parce que le moment, là, le moment présent, attrape la totalité de ce que tu racontes, l’explique en entier, même en rajoute. Et le dimanche, balade mais tranquille : être ensemble, un but. Et souvent le soir restant à dîner chez ses parents quand je la ramenais, à la fortune du pot. On m’a présenté au reste de la famille, invité au mariage d’une cousine : « Engrenage », disaient mes copains, « on ne te voit plus », ils se moquaient. Là j’ai compris que c’était désormais au-delà de moi et d’elle, de faire l’officiel. Et ça m’a fait un peu drôle : ce qui était refuge, jardin dissimulé, soudain prend place sous éclairage au beau milieu de ce que tu fuis, ou croyais avoir fui et ça te rend malade.

J’ai tenté de ne plus la voir, j’ai craqué. Deux mois presque, je n’avais plus voulu la revoir chez elle : « Puisqu’on s’aime », je lui disais. Alors elle a commencé de rester chez moi, dans ce studio où j’étais, ayant du boulot, au moins la nuit du samedi, et comme si, cela aussi, se produisait par hasard. Tous deux on en jouait. On faisait la grasse matinée du dimanche, c’était l’hiver maintenant, mais le soleil entrait jusqu’à midi. En semaine aussi, quelquefois, voilà qu’elle arrivait : « Un petit bonjour, en passant... » Je lui ai donné une clé. Comme pour jouer, encore, une autre fois, elle s’est mise à ranger mes affaires. D’abord je ne voulais pas, c’était bien comme ça, je trouvais. Pour elle il ne fallait pas chercher midi à quatorze heures : « Pour te faire plaisir, c’est tout. » Mais ça ne me faisait pas si plaisir.

Et puis vrai, ça fait que, même partie, je la savais encore, à ces petites choses d’elle, qu’elle laissait. Un vêtement à son odeur, des babioles qui traînent, et c’était quelque chose de chaud, d’un peu plus de lumière. Quand elle m’a amené un fer à repasser, là j’ai craqué. Des tas de trucs du genre, tu vis pareil sans. Et quand tu leur obéis, c’est devant tout un système derrière, que tu plies. « T’es pas forcé de t’en servir, reste chiffonné comme tu es. » Plus revue d’un bon mois, à qui cèderait avant l’autre. Et pourtant j’avais appris à repasser mon pantalon. On s’est retéléphoné : ses parents, qui m’invitaient, une petite maison qu’ils étrennaient, louée à la campagne pour une bouchée de pain, leur petit rêve. « Ils ne comprendraient pas, si tu ne venais pas. » La semaine d’après, on a déposé notre demande aux H.L.M., et deux mois plus tard... Trois ans de ça, à l’époque pour un logement ça allait vite : ça a changé maintenant.

C’est alors qu’on a compris être deux pour la première fois, vraiment seuls tous deux. Quand tu vis ensemble un certain temps, le mariage ça change quoi. Elle voulait un gosse et moi pas. « Je suis pas pressé. » Puis quand il est arrivé j’étais content quand même. Content je ne sais pas : enfin tu ne vas pas aller contre. Et je ne regrette pas, ni l’un ni l’autre de mes deux loupiots. On s’est mariés sans chichis, juste nos copains. Son ventre bombait déjà. Monique est venue avec son dessineux, c’est là qu’Alain me l’a présentée. Pourtant on ne s’est pas tapé dans l’oeil, rien de tout ça. Je ne me rappelle même pas comment elle était habillée. Et eux de vrais amoureux, ils se rencontraient tout juste.

Le terrain, ceint par sa bande de chaux blanche, devient ton monde, le monde entier. Plus rien qu’une plaque dure, plate, où tu es en cage.

Dans notre poule, finale à part, jamais le droit à des terrains plus beaux que celui-là. Entre des entrepôts, l’équipe d’usine. Quatre murs encore plus hauts que le terrain est long, la tribune accrochée d’un côté comme si joueurs et spectateurs avaient risqué d’échapper. Une petite porte dans un coin, où il faut se pencher pour passer, parce qu’on n’a pas le droit au portail principal. Une arène, juste une arène, des lampes blanches aux quatre angles, aveuglantes si tu les fixes, nous immergent dans un orange translucide – une lumière aussi de ciment et brique sous son plafond de nuit, mauvaise nuit.

Et balle, je prends ! Renvoie à l’arrière-centre. Je monte, reprends, dribble. Leur demi, passe arrière puis je double. Oui, sur moi encore, de là sur mon avant et toute la pêche. Parce que tes loupiots tu ne les regrettes pas, parce que la vie fer à repasser, parce que les nuits dans la voiture et parce que merde. Et tête, sur l’aile, ça va être bon. Leur arrière grimpe au charbon (c’est moi le charbon), coup franc, sifflet. Fini. Toute la pêche, tout ce que tu es tu l’as mis, et pourtant ça ne suffit pas, ça coince.

Ta respiration à bout te laisse essoufflé au milieu de terrain, bourrade d’un copain comme on flatte un bon cheval mais j’aurais fait pareil, dans le jeu un instant immobile après l’alerte, les lumières mêmes plus crues dans la nuit pâle et le halo de la ville, une sirène au loin.

Un monde entier, le terrain, parce que rien de ce qui peut s’y passer ne peut surgir du dehors. Ton monde, parce que rien hors de toi où reprendre souffle pour courir encore, courir pour simplement se replier, revenir, protéger. Tenir en attendant le nouvel en-avant.

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1ère mise en ligne 17 septembre 2010 et dernière modification le 28 janvier 2012
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