Civray | comment je ne suis pas devenu musicien

vie brève de René Nortier


note d’avril 2013
Toujours cette fascination du violoncelle joué seul, contact du bois, l’odeur de colophane, et la vibration même, à plein corps. Besoin de travailler sur soi d’où ça sort, et de ce que ça induit de mon propre rapport à ceux qui en jouent pour de vrai.

note de juillet 2011
La semaine dernière, à la Biennale de Melle, eu moment très pavés de la cour de Guermantes en montant l’escalier du vieux tribunal de commerce – les marches, la pierre, les lumières, et même la corde qui servaient de rampe, c’étaient exactement celles de la vieille tour place Leclerc à Civray. Pris évidemment des photos, et ça reviendra dans le travail de ces prochaines semaines, j’espère. D’où ce retour à l’escalier, la tour, et le père Nortier juste à côté.

note de septembre 2010
De Dominique Pifarély et Violaine Schwartz (qui publie en même temps La tête en arrière chez POL), un disque avec des textes de Gherasim Luca, Prendre corps, j’en dirai plus ici très vite.

Sur le blog de Dominique, j’ai inséré plusieurs textes touchant à la musique. Celui-ci relève d’abord de l’autobiographie, à un an d’écart je le fais rejoindre les précédents textes sur Civray.

Photo : Civray, place Leclerc, 1964, le garage (vert) et la boucherie (rouge), le très bref trottoir qu’il fallait assumer avec la honte du violoncelle à la main quand tous les copains se mettaient à la guitare.

 

René Nortier, musicien – une vie brève


Il avait été chef de l’harmonie municipale de Caen, et avait pris sa retraite à Civray, je crois qu’il habitait Lizant, en tout cas il venait avec une 4 CV Renault marron qu’il garait juste devant. Vague souvenir qu’il y avait aussi une madame Nortier, qui faisait son ravitaillement et puis attendait la fin du cours de son mari avec son tricot, dans la 4CV en principe, ou carrément dans la pièce avec nous s’il faisait froid dehors.

Il avait loué une pièce en longueur, à l’arrière de la boucherie Trouvé, sur la grand-place. Donc quelques mètres à peine de notre garage. On prenait le couloir le long de la boucherie, qui tombait dans la cour appartenant encore à la boucherie. Il y avait une porte de bois jaune. À droite, côté porte vitrée donnant sur la cour, un piano droit. Au milieu, deux pupitres, des chaises, un accordéon dans son étui.

Sur la feuille imprimée qui lui servait de publicité et d’affiche, la liste des instruments enseignés : le violon, la mandoline, la contrebasse, la guitare, l’accordéon, le piano. À cette époque-là (1964-1966), avant l’arrivée de Charles de Cock, l’école municipale de musique n’était pas ce qu’elle est devenue par la suite.

Donc mes parents m’ont inscrit chez le père Nortier, et c’est lui qui a proposé le violoncelle, je crois tout simplement parce qu’il en avait un à vendre, un violoncelle demi-taille, puisque j’avais onze ans. Dans la mesure où à la maison nous avions trois disques 33 tours (Dario Moreno, la Symphonie héroïque de Berlioz et un comique), j’ai probablement découvert le mot violoncelle en même temps que l’instrument.

Le premier souvenir associé à la pièce c’est cette odeur de tabac froid, puisqu’il fumait la gitane maïs à la mode de ceux de ce temps-là (mon grand-père faisait pareil), la laissant s’éteindre, la gardant à la lèvre, la rallumant une heure plus tard.

On faisait des gammes, bien sûr : j’aime les gammes, je les comprends. Même maintenant, lors des lectures ensemble, j’aime bien écouter Dominique jouer lentement ses gammes – Pifarély ne commence pas par des gammes, on dirait plutôt que lorsqu’il en arrive à jouer des gammes c’est le dernier moment qui approche avant la scène. Je dois toujours avoir dans un vieux carton la « méthode Feuillard » dont on se servait. Ce qui est bizarre pour moi, à distance, c’est que je n’ai jamais eu l’impression de « faire » de la musique. Je jouais ce qui était écrit, mais jamais l’impression que j’aie pu entendre ce à quoi ça devait ressembler, ou bien que j’aie pu m’imaginer la musique possible avec ces notes. Troisième position, quatrième, et même la seconde. Jamais été jusqu’à pouvoir commencer un premier Bach, sauf l’extrait de cantate qui figurait dans Feuillard, du coup c’est seulement bien plus tard que j’ai entendu Bach pour la première fois, et bien plus tard encore que j’ai osé m’y risquer avec les doigts (je ne saurais plus).

Je me souviens qu’il avait souhaité que je marque la mesure du pied quand je jouais : alors, et parce qu’il faisait ça lui aussi dans ses démonstrations, je tapais avec le pied comme John Lee Hooker, donc il m’avait dit que c’était bien, mais que ça devait être plus discret.

Je le vois arriver avec son propre violoncelle : immense taille par rapport au mien, mais la même housse de toile marron, et qui ne devait pas être facile à extraire de la 4 CV. Il le déballait très lentement. En fait, tout était marron : la 4CV, la couleur des murs, les taches de tabac de la gitane maïs, la housse du violoncelle et l’instrument lui-même, la colophane qu’on frottait sur l’archet (tout commençait toujours par la colophane). Du coup, autre souvenir : chaque fois qu’il allait commencer un coup d’archet pour me montrer, même le plus simple, j’entends encore son bruit de respiration, aspirer et retenir le souffle, regarder au lointain, et l’immense bruit de caverne qui sortait de son violoncelle.

J’aimais bien les moments où on jouait en duo : son grand violoncelle qui faisait tout un orchestre, et les notes du mien qui faisaient semblant de ressembler à quelque chose. L’impression d’une grande machine qui avance, avec son pied qui battait la mesure, et la gitane maïs qui se redressait un peu chaque fois qu’il aspirait sur le premier temps de la mesure. Ça, pour moi, ce grand bruit qui avance, c’était la musique.

Est-ce que ça aurait changé si sa recommandation à mes parents m’avait aiguillé sur le violon ? Je n’aurais sans doute pas appris bien plus, mais après, aux temps du folk, j’aurais peut-être pu rebondir ? Ce qui m’étonne aujourd’hui, maintenant que je vous connais un peu, vous qui jouez, c’est comment la musique est intérieure : on s’imagine ce qu’on va jouer et on le joue, alors que je n’ai jamais été mené vers cet endroit-là, n’en ai même pas supposé l’existence.

Est-ce qu’il aurait pu en être autrement, dans ce contexte ? Ça a dû correspondre aux deux années scolaires de cinquième et de quatrième. Est-ce que c’était déjà trop tard ? Le père Nortier, toujours dans le souvenir assez vague, et qui doit simplifier, était un petit bonhomme râblé (son manteau aussi était marron), mais qui gardait des cheveux un peu longs, coiffés en arrière, c’était son signe artiste – et qu’il avait été le chef de l’harmonie municipale de Caen.

Nous étions, mon frère et moi (un seul instrument pour les deux), ses seuls élèves au violoncelle. Il en avait un peu plus pour la guitare classique. Un trou dans le plancher pour le violoncelle de tous les élèves, le petit cale-pied réglable pour la guitare.

À ce moment de l’écriture, me revient aussi le bruit de son poêle à gaz, l’hiver : le chuintement du gaz, et l’odeur du gaz qui s’ajoute maintenant à celle du tabac froid et de l’odeur particulière de l’instrument dans sa housse, avec la colophane. On entendait les voix et les clients de la boucherie qui lui sous-louait la pièce, une porte de verre condamnée nous en séparait.

Le père Nortier, René Nortier, est tombé malade. Madame Nortier nous donnait des nouvelles. Parfois trois semaines sans cours, et on reprenait le même exercice. Et puis deux mois, quatre mois sans cours.

C’était 1965. Les plus âgés, ou bien les plus risqués parmi ceux du collège et du lycée, écoutaient Eddie Cochran, Jerry lee Lewis, Little Richard et Gene Vincent. Quand je faisais les vingt mètres qui séparaient le garage de la boucherie, je portais négligemment le violoncelle demi-taille comme si c’était une guitare, et que j’apprenais la guitare comme les autres (d’ailleurs c’est cette année-là, en troisième, que j’aurais cette première guitare achetée 130 francs chez le coiffeur Barré, qui en tenait commerce, et que je remplaçais Feuillard par ce livre magique avec les accords figurés par les petits ronds bleus et rouge où poser les doigts sur le manche).

En troisième, j’avais un électrophone : on écoutait les Equals, on découvrait les Beatles, et puis vite tout le reste. Les quarante-cinq tours des Rolling Stones arrivaient chez le marchand de machines à laver et de postes de télévision, Chauveau, juste dans l’angle de la même place. La révolution c’était le transistor : on écoutait la nuit, l’oreille posée directement sur le petit poste, les musiques qui nous arrivaient.

J’ai racheté un violoncelle en 1976 [1], que j’ai gardé jusqu’en 1988 : j’ai toujours en tête ce son de caverne, lorsqu’il lançait l’archet après avoir inspiré d’un coup sec, la gitane maïs penchée sur le coin gauche des lèvres, et les cheveux blancs repoussés en arrière façon artiste. En général, au bout du morceau, répétant une phrase que j’ai dû entendre de lui dizaines ou centaines de fois : « C’est un instrument de force, le violoncelle. » C’était son adage, sa philosophie. Et c’est le seul bagage que j’en ai gardé pour la suite..

Parfois, on aurait voulu que sa vie soit différente.

[1C’est Patrick Robin, frère de son frère qui me l’avait vendu. A Berlin, j’essayais de ne pas m’y coller quand on entendait les notes et accords du voisin du dessous, jusqu’à ce qu’il me dise gentiment dans l’escalier : – Spielen sie Cello ?, mais moi j’avais compris qui était Arvo Pärt, je n’ai plus trop osé... Plus tard je l’ai donné à Ricardo Perlwitz en échange d’un de ses violons, qui est toujours là à côté – et plus Ricardo.


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1ère mise en ligne 2 septembre 2010 et dernière modification le 19 janvier 2019
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