du site Internet comme atelier avec lucarne, suite
On est d’autant plus sensible déjà lorsque les questions ont été rédigées d’après une approche et prise de connaissance de votre travail, plus la politesse et la pertinence. C’était le cas avec ce message reçu ce matin, auquel je préfère réagir directement en ligne, comme on le ferait dans un café avec les copains pas loin, plus quelques liens hypertexte qui sont une partie de la réponse fournie. Grand merci à J. L. de l’accepter !
Reste la façon dont nous autres, webeux, on aurait envie de demander à l’enquêteur lui-même pourquoi c’est cette question-là qu’il nous pose : que vous apporte ce site ? – on ne se conduirait dans la vie que selon ce qu’elle apporte ? Ça me tracasse, finalement.
Que vous apporte ce site ? – réponse à une enquête
Cher Monsieur,
Journaliste au magazine ... je prépare actuellement un dossier sur Livre et Internet à l’occasion du prochain salon du livre.
Dans ce cadre, j’aurais beaucoup aimé pouvoir vous interviewer. Je crois savoir que vous êtes au Québec, auquel cas, peut-être cela vous sera-t-il plus aisé, si vous acceptiez, de me répondre par mail.
C’est pourquoi je me permets de vous soumettre ma liste de questions. Elles ne nécessitent pas forcément des réponses très longues, quelques lignes suffisent.
Comment Internet s’est-il "invité" dans votre vie d’écrivain ?
Quand vous avez créé votre site Le Tiers Livre, quelle était votre intention ? Combien de temps y consacrez-vous par jour ?
Je n’y consacre aucun temps spécifique : je fais mon travail d’auteur, lire, écrire, me balader, réfléchir, échanger, mais j’ai équipé mon ordinateur de façon à pouvoir décider de façon très simple ce qui apparaît en public sur le site ou ce qui reste dans l’atelier personnel.
Par contre, à mesure que le lien ordinateur/réseau évolue (via réseaux sociaux notamment) j’aime bien explorer ces nouveaux espaces de langage qui émergent : Flaubert comme les autres gambergeait, grognait, aimait les odeurs de sa cuisine, avec un outil comme twitter ce n’est pas écrire ou parler en plus, juste que cet espace précis devient partageable – pourquoi s’en priver ?
De même, des espaces de travail qui, il y a peu encore, restaient compartimentés hors de l’activité réseau, deviennent perméables : il y a quelques mois, entrer dans 3 heures de cours ou atelier d’écriture, on coupait la relation réseau. Cette année, suis très curieux d’exploiter la connexion en direct, les étudiants présents dans la salle entre eux et moi avec eux : travailler avec la présence réseau comme on travaille avec la présence corps.
Que vous apporte ce site ? Un lien plus direct au lecteur ? Une façon différente d’écrire ?
Je crois de moins en moins que le web apporte une façon différente d’écrire. La pratique web m’incite par contre à lire autrement des auteurs dont l’oeuvre a été fixée d’une certaine façon par les contraintes éditoriales spécifiques de leur temps. Un très grand taiseux comme Beckett a laissé 3000 lettres en 5 langues. Un Gracq n’a publié que 2/10 de ce qu’il écrivait au jour le jour, incluant éphémérides (voir chapitre de ce nom dans Lettrines), notes de lecture, notes d’observation, et combien sommes nous de dizaines à avoir reçu de ses mini cartes de visite avec messages souvent pas plus longs que 140 caractères ? Gracq twittait avec amour, et tous les jours.
Je crois paradoxalement que l’histoire récente des machines et des outils (par exemple, depuis un an, j’ai totalement abandonné le logiciel de traitement de texte Word que j’utilisais depuis 1993, pour le logiciel Pages basé sur une approche beaucoup plus graphique – et j’utilise souvent l’écriture directe en ligne, l’archivage nuages) nous débarrasse de contingences techniques et matérielles, qu’incarnait par exemple l’encombrante et sommaire machine à écrire dactylographique. Non pas une écriture différente, mais assumer plus corporellement (l’utilisation de la voix, le jeu avec les images, le dictionnaire directement sur l’écran, la documentation immédiate du monde réel) la très vieille relation originelle à l’écriture. Je me sens bien empêché lorsque je dois revenir à l’écriture manuscrite, qui de toute façon n’a jamais été une instance déterminante dans notre histoire littéraire, par rapport à la composition mentale, à l’écrit dicté, à la correction sur placard d’imprimerie etc. – ô la colère de Flaubert contre ceux qui utilisaient la plume d’acier au lieu de la plume d’oie, la littérature allait s’y noyer !
J’accepte le web parce qu’il me permet d’écrire plus radicalement. Mais cette radicalité est de toute façon indifférente de ses supports, voyez Artaud, voyez Char, voyez Harms...
Vous possédez, je crois, un Sony reader. Cela a-t-il changé votre façon d’envisager la lecture ?
Je crois que la vraie révolution de la lecture, c’est le déplacement qui s’amorce (même si c’est dans une continuité, qu’on a toujours recopié etc) du lire au lire-écrire (il y a de très belles notes de Duras ou d’Aragon sur cette expression). Ce qui change la lecture, c’est de pouvoir la maintenir dans une relation directe au monde : elle garde sa fonction d’écart, mais l’appelle dans le même espace. Mon instrument, au sens qu’un musicien emploi ce mot, c’est mon ordi (ou la fonction qui s’y attache, parce que même pour l’ordinateur, remplacer l’existant par le suivant n’est pas vraiment un geste affectif, c’est charger un ensemble de données qui pour l’essentiel sont sauvegardées hors de la machine).
Globalement, dans une journée, le temps passé à lire n’a pas changé pour moi, de ce que c’était il y a 10 ans ou maintenant – juste que dans la répartition de ce temps, l’ordinateur prend une place de plus en plus essentielle, depuis le journal du soir jusqu’à la correspondance privée ou l’émission de radio, et bien sûr la lecture dense.
L’émergence des "liseuses", est-ce la mort du livre papier ?
La lecture sur support numérique change certains paramètres, le rapport à la profusion, la bibliothèque mobile, la valeur symbolique du récit aussi, quand elle n’est plus basée sur la possession d’un objet matériel – l’industrie du livre va sans doute évidemment beaucoup se transformer, mais ça concerne peu la création littéraire elle-même, qui n’en est qu’un tout petit gravier.
Par contre, les librairies de ville, en tant que lieu matériel d’une communauté autour des expériences de langue, peuvent garder un vrai rôle.
Comprenez-vous les résistances de certains face au livre numérique ?
A quoi, selon vous, ressemblera le lecteur de demain ? Quelle sera sa façon de lire ?
Les exemples abondent : de la fin du CD-ROM à la connexion ADSL, de l’irruption de Google ou à la façon dont les réseaux sociaux l’évincent désormais partiellement, ou ce qui s’amorce avec l’arrivée des tablettes...
Il nous faut aussi affronter le fait que les prescripteurs sont les industriels, et non les humanités.
On avance dans une mutation rapide, avec des effets évidemment chaotiques. Mais toute la réflexion, aussi bien côté sciences, que même dans notre petit domaine de littérature, avec les utopies négatives, ou ce qu’on trouve de géant à lire et relire Rabelais, qui inventait dans l’intérieur d’une mutation de même ampleur, c’est qu’on n’a pas forcément besoin de s’appuyer sur une prédictibilité pour négocier avec responsabilité – et invention – du présent.
La notion de lecteur est déjà sans doute elle-même à réviser dans votre énoncé : l’écrit n’a jamais concerné qu’un petit tiers des langues répertoriées. La lecture silencieuse est un concept qui a moins de 400 ans. La littérature a son origine dans cette tension d’avec le monde immédiat, qui produit aussi la transe, ou le chant, et où nommer participe sans doute du tout premier effroi. Cette tension, acceptons-la pour le présent : il y a tant à découvrir, inventer.
Raconter bien, disait Koltès : ça me suffit pour l’exercice du présent.
J’espère que vous aurez un peu de temps pour me répondre.
Par avance, un grand merci.
Bien cordialement,
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 11 mars 2010
merci aux 1954 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page