que la lecture s’expose

petit tour indispensable dans l’exposition virtuelle que la BNF consacre à "la lecture"


Les expositions virtuelles de la BNF sont à prendre au sérieux : la production de contenus web de haute qualité est une activité de médiation publique, de création et de recherche, autant qu’une exposition en salle.

J’en ai bénéficié l’an dernier pour écrire la ville : les vidéos-entretiens faites avec les auteurs depuis le 18ème étage dit Belvédère, les propositions d’écriture en libre-emploi (et je compte toujours que l’équipe BNF lance une « saison 2 », plutôt que laisser ça comme ressource passive ?).

Peut-on baser une exposition rien que sur la lecture ?

Si on m’avait posé la question, j’aurais d’abord été voir du côté de Roger Chartier. J’aurais par exemple suivi, dans ses formidables conférences au Collège de France, les idées qu’il développe depuis longtemps, par exemple :

Il n’est pas de texte hors le support qui le donne à lire (ou à entendre), hors la circonstance dans laquelle il est lu (ou entendu). Les auteurs n’écrivent pas des livres : non, ils écrivent des textes qui deviennent des objets écrits – manuscrits, gravés, imprimés et, aujourd’hui, informatisés – maniés diversement par des lecteurs de chair et d’os dont les façons de lire varient selon les temps, les lieux et les milieux.

Alors entrez dans l’expo virtuelle BNF Choses lues, choses vues, allez prendre un café le temps que la page charge, avec des petits papiers qui volent au vent (je suis méchant, c’est une idée un peu ringue, mais la lenteur c’est uniquement parce que je visionne depuis le Québec ?). Et bien sûr, dès que cliqué sur lectures et lecteurs, c’est Roger Chartier (et Guglielmo Cavallo) qui vous serviront de guide – le texte ci-dessus en est extrait de l’ouverture, via Michel de Certeau et Paul Ricoeur.

Et là commence pour nous l’explication de fond : à se baser sur le prédicat de la lecture, et non pas celui du livre, on revisiter les fonctions essentielles qui lient le travail du langage à ce qui fonde notre communauté (la BNF le met en perspective historique, la lecture chez les grecs, les romains, au Moyen-Age) :

On peut ainsi repérer, à l’intérieur de chaque époque, les mutations fondamentales qui ont transformé dans le monde occidental les pratiques de lecture et, au-delà, les rapports à l’écrit, depuis l’invention de la lecture silencieuse dans la Grèce ancienne jusqu’aux pratiques nouvelles, à la fois permises et imposées par la révolution électronique de notre présent. Et c’est bien ce processus, qui met en avant la mutation elle-même, qui peut à la fois déranger et fonder notre perception de l’onde sismique qui nous a rejoint aujourd’hui de façon évidemment brutale, avec le déplacement vers les supports numériques.

Et comme on est au service multimédia de la BNF (on ne trouvera pas les noms des bâtisseurs, j’en connais quelques-uns, comme Arnaud Laborderie...), l’iconographie est un voyage à elle seule. Ne pas manquer la façon dont Chartier, dans sa dernière intervention, croise les approches de la lecture plutôt que d’en privilégier une isolément :

Cette dialectique de la contrainte et de l’invention implique que soient croisées une histoire des conventions qui norment la hiérarchie des genres, qui définissent les modalités et les registres du discours, et une autre histoire, celle des schèmes de perception et de jugement propres à chaque communauté de lecteurs. Un des objets majeurs de l’histoire de la lecture réside donc dans l’identification des écarts qui, dans la longue durée, se creusent entre les lecteurs ou les lectures imaginés, désignés, visés par les textes et, d’autre part, leurs publics pluriels et successifs.

Un grand absent de cette exposition : c’est parce que dans l’avion pour venir au Québec, fin août, j’avais les Petits traités de Pascal Quignard (les 2 tomes en Folio, qui permettent la lecture d’ensemble). J’arrive au bout du cycle, mais de façon irrévocable c’est un travail fondamental sur ce qui se cherche ici. La page, le Codex, l’ordre des lettres, ou cette fabuleuse page sur le temps qu’il a fallu pour normer qu’on n’écrirait que dans un sens (de gauche à droite pour nous, de haut en bas en Asie, de droite à gauche dans le monde arabe) et non pas selon le principe du tissage, qui semblait le plus logique dans le texte-tissu, écrire en aller-retours et de bas en haut sur le rouleau déroulé à mesure...

On recroise pourtant nombre des problématiques développées par Quignard (ou Lucien Febvre), comme cette idée qui reste iconoclaste (qu’on retrouve dans le cliché du numérique comme première grande secousse depuis l’apparition de l’imprimerie) : L’imprimerie change peu les pratiques de lecture. Chartier situant, pas une surprise pour qui connaît ses travaux, la rupture de l’ordinateur bien en amont, au croisement des logiques propres au rouleau et au codex. Il faut vraiment que cette approche devienne notre vocabulaire courant (de même, l’indication de la lecture silencieuse comme révolution principale). Si Chartier termine cette page sur la perspective moderne par un sous-titre le lecteur devient coauteur du texte, c’est l’ampleur du basculement qu’il synthétise :

La lecture traditionnelle est, dans notre monde contemporain, tout ensemble concurrencée par l’image et menacée de perdre les répertoires, les codes et les comportements qu’inculquaient les normes scolaires ou sociales. À cette première "crise" s’en ajoute une autre, encore minoritaire et inégalement sensible selon les pays : celle qui transforme le support de l’écrit et qui, du coup, oblige le lecteur à de nouveaux gestes, à de nouvelles pratiques intellectuelles. Du codex à l’écran, le pas est aussi important que celui qui a mené du rouleau au codex. Avec lui, c’est l’ordre des livres qui fut celui des hommes et des femmes d’Occident depuis les premiers siècles de l’ère chrétienne qui est mis en question. De nouvelles manières de lire sont ainsi affirmées ou imposées qu’il n’est pas encore possible de caractériser totalement mais qui, à n’en pas douter, impliquent des pratiques de la lecture sans précédents.

A vous de découvrir les ressources de l’expo : une conférence d’Alberto Manguel en 2007, la bibliothèque de Don Quichotte, et noter que la BNF indexe les différentes phases de la vidéo (on l’avait fait aussi pour les entretiens écrire la ville) [1].

Mais ne manquez pas la page des lectures filmées.

Je crois même que ça va bien plus loin qu’une simple anthologie : lorsque nous enseignons la littérature, les ressources vidéo sont désormais partie organique de nos outils. Je fais 2 heures théoriques sur Artaud, j’envoie aux étudiants une liste des liens YouTube disponibles. On peut suivre Michaux, Ponge ou Claude Simon. Pour Julio Cortazar, on découvrira une quarantaine d’entrées YouTube, certaines très neutres, mais aussi ses promenades de nuit dans Paris avec Carol Dunlop, et leur caméra Super 8.

L’équipe BNF a invité des auteurs à lire in situ. Ainsi Georges Didi-Huberman propose un moment Walter Benjamin depuis l’ancienne Salle des catalogues de la rue Richelieu. Alain Veinstein lit Les planches courbes de Bonnefoy square Saint-Germain, Luc Dardenne lisant Seî Shonagon depuis le lac de Genève (mais aussi Pierre Ouellet depuis sa rivière québécoise, une classe de CE1, un studio de danse etc).

Et, toujours à condition d’un peu de patience dans l’accès aux ressources, quelques autres surprises, comme le Livre d’heures de Marguerite d’Orléans, ou Victor Hugo lu par André Wilms.

Un signe favorable : loin des oppositions binaires et fatigantes, à l’opposé de ces questions qu’on nous ressasse en permanence sur l’avenir du livre, ou bien, parce que vous utilisez votre liseuse pour une note ou retrouver un poème, sur l’odeur du papier, une vraie leçon d’intelligence : la capacité, pour l’amour et la nécessité qu’on porte à la lecture, de s’en ressaisir dans son histoire, son mouvement, sa complexité. La traiter comme un art, une activité (voire : une quête, une discipline). Alors tout est ouvert, lorsque advient l’onde de choc.

[1En complément : Conversations avec Alberto Manguel, qui vient de paraître à l’Escampette, sur le blog de William Irigoyen.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 15 décembre 2009
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